La Micropolitique : cinquième partie

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La Micropolitique

QUATRIEME PARTIE : TECHNIQUES PARTICULIERES

CINQUIEME PARTIE : POUR CONCLURE

Champ d'application, limites et origines

La micropolitique peut-elle servir à autre chose qu'à privatiser les décisions ?

Jusqu'à présent, nous avons envisagé la micropolitique comme une technique ; notre analyse de ses mécanismes et procédures tenait pour allant de soi qu'elle introduirait dans la société davantage de disciplines marchandes. En effet, parmi les caractéristiques de la décision publique identifiées par la théorie, la plupart font prévaloir des considérations politiques sur le souci de bien produire. Nous avons vu pourquoi et comment le système conduit l'ensemble des citoyens à se piéger eux-mêmes, les souhaits du consommateur (qui s'imposeraient au privé) étant squeezés par le secteur étatique, dont les procédures de décision leur nient les droits nécessaires. La micropolitique, en somme, nous l'avons uniquement présentée comme un moyen de corriger ces tares, de neutraliser les pressions de la politique en leur opposant des contrepoids, ou en les réorientant pour qu'elles conduisent à des résultats plus proches de ceux que les marchés privés nous permettent d'obtenir.


Et si la micropolitique tombait dans de mauvaises mains ?

Or, on peut se demander si la micropolitique va nécessairement dans le sens de tels objectifs, et si ses techniques ne pourraient pas être appliquées avec un succès égal dans la direction opposée. S'il s'agit d'une pure technique, absolument vide de toute norme implicite, elle pourrait tout aussi bien servir d'autres fins. On pourrait s'en servir pour inventer des politiques nouvelles, qui travailleraient avec les groupes de pression, mais iraient dans le sens du centralisme, d'un mépris plus grand encore pour les désirs du consommateur et les disciplines de la responsabilité, et d'un secteur public plus bouffi que jamais.


La "macro"-politique contemporaine est bien suffisante pour mener à la servitude

Pourtant, cela n'aurait pas grand intérêt. Pour parvenir à ces résultats-là, l'approche traditionnelle s'est révélée bien suffisante. Dans les sociétés démocratiques, c'est tout naturellement que le système politique subvertit les procédures de décision. Il n'a pas besoin, pour détruire la responsabilité et violer la justice, de recourir aux extraordinaires détours dont nous avons dévoilé le secret. Les découvertes de l'école des choix publics ont bien montré comment les citoyens-consommateurs perdent peu à peu la liberté de choisir leurs propres produits, à mesure que ceux-ci font l'objet d'un accaparement par le processus politique. Les groupes d'intérêt qui s'engagent sur le marché politique y ont un poids écrasant face aux individus isolés, même si, considérés dans leur ensemble, ces derniers se trouvent constituer la majorité. Dans les marchandages de la décision "collective", les intrigues des lobbies l'emporteront toujours sur les projets que les particuliers voudraient réaliser par des contrats librement consentis.

Qu'il utilise ou non les techniques d'exception que nous avons examinées, le processus démocratique livré à lui-même finira de toutes façons par remplacer les choix responsables par le privilège politique. C'est l'une des principales implications de l'analyse des choix publics. Celle-ci énonce les lois d'un processus et, ce faisant, implique une tendance. Une part sans cesse croissante de la production sera arrachée à ses propriétaires naturels pour être livrée aux marchandages des factions. A cette occasion, le processus concentrera le pouvoir, de la périphérie vers le centre, où il trouvera des amateurs pour l'utiliser. Rien n'empêche que les socialistes et autres jacobins finissent par atteindre leur rêve d'une société planifiée par paliers successifs , n'étant pas arrivés à tout accaparer d'un seul coup. C'était d'ailleurs l'objectif de la Société Fabienne, le germe de la social-démocratie : imposer l'inacceptable, mais à un rythme tel qu'il soit progressivement toléré.

Ainsi, la première conclusion est que la micropolitique ne sert à rien dans l'optique centraliste ; la macropolitique conventionnelle est largement suffisante pour cette tâche. Dans un conflit à l'échelle "macro", les partisans de la liberté doivent avoir le dessous face à ceux qui prônent toutes sortes de "services publics". La raison en est que les idées qui fondent la liberté personnelle apparaissent contraires à l'intérêt des groupes impliqués dans le processus politique'. Cette forme de cercle vicieux est ce que les sociologues appellent un "dilemme des prisonniers" : chaque groupe s'accroche farouchement à ses privilèges, même s'il souhaite aussi que les autres perdent les leurs. Ainsi, plutôt que d'accepter une abolition générale qui serait dans l'intérêt de presque tous, tout le monde se bat au contraire pour conserver et accroître sa part du butin.


Dans son inspiration comme dans ses procédures, la micropolitique est inséparable de l'initiative et de la responsabilité

La micropolitique a été conçue comme un moyen d'inverser cette dérive vers toujours plus d'arbitraire politique et d'étouffement de la responsabilité personnelle. Elle fournit les techniques et les instruments qui permettent de retourner le processus dans l'autre sens. Toutes ses techniques consistent au fond à transformer les systèmes d'incitations, de telle sorte que les personnes et les groupes trouvent un plus grand avantage à ce que s'étendent les disciplines de la liberté.

Dans certains cas, cela conduira un grand nombre d'entre elles à chercher d'autres fournisseurs sur les marchés privés ; dans d'autres, cela passera par l'introduction de procédures quasi-marchandes à l'intérieur même du secteur public. La cible de toutes ces politiques nouvelles, c'est la préférence concrètement exprimée, aussi bien celle des groupes d'intérêt que celle des individus qui les composent.


La décision personnelle forme la base du raisonnement

La micropolitique applique à la politique un raisonnement bien établi sur l'utilité marginale. Elle s'efforce d'influencer les décisions à la marge, là où les gens finissent par conclure qu'un certain choix leur rapportera plus qu'un autre. Ce choix, elle veut le faciliter, l'encourager. Etendre la gamme des décisions sur lesquelles il peut porter, et disposer ses enjeux de manière à en faire émerger certains comme préférables à d'autres. Ce qui animera l'ensemble de ce dispositif sera le choix lui-même. Si les gens n'ont pas la possibilité de choisir, ils ne pourront pas opter pour les solutions présentées à leur avantage par les procédés de la micropolitique. Cette dernière cherche donc toute occasion de multiplier les occasions de faire des choix. Et chacun de ses succès lui permet de soumettre un élément supplémentaire du secteur public à l'impact des préférences individuelles.


Utilisée conformément à son inspiration, la micropolitique s'entretient elle-même. Dans le sens contraire, elle se détruit

En effet, la réussite tangible est ce qui nourrit sa progression. A mesure que les décisions personnelles transforment progressivement la réalité sociale, les avantages directs apportés par ces choix en deviennent d'autant plus perceptibles. Et chacun de ces gains perçus devient à son tour une vitrine pour les avantages de la liberté de choisir ; plus les gens gagneront à l'exercer, plus volontiers ils accepteront qu'elle s'étende à d'autres domaines. Imaginons par exemple qu'en l'introduisant dans le domaine du transport, on ait obtenu un meilleur service en même temps qu'une baisse des prix. Elle n'en deviendra que plus facile à introduire dans d'autres industries. En outre, plus l'on s'habitue à faire ses propres choix, et moins on se laisse berner par l'étatisme du discours dominant. L'exercice de la liberté développe de lui-même l'indépendance du jugement.

Utilisée pour ouvrir le secteur public aux choix de la personne, la micropolitique peut faire boule de neige. En revanche, si l'on essayait d'asservir ses techniques à des objectifs opposés, elle finirait par se détruire elle-même. Elle rencontrerait bien quelques succès initiaux, mais ces victoires mêmes mutileraient ipso facto la liberté de choix qui les avait rendues possibles. Cela voudrait dire qu'une partie du marché économique, régi par les préférences individuelles, aurait été "avalée" par le secteur public, et serait alors exclusivement soumise à l'arbitraire des groupes de pression. Le résultat serait une diminution des possibilités de choix, qui restreindrait d'elle-même le domaine d'application possible pour d'autres stratégies micropolitiques.


Un embarras pour les centralistes

La micropolitique n'est donc pas seulement inutile, mais carrément contraire aux objectifs centralistes. Si le but est la liberté de choisir, alors chaque fois qu'on l'applique avec succès, on rend plus facile la mise en œuvre de nouvelles politiques. Avec des objectifs centralistes, ce serait exactement l'inverse ; chaque réussite rendrait des tentatives ultérieures plus difficiles à réaliser. Même s'il était possible de se servir de cette approche pour gonfler le secteur public, ce seraient des efforts gaspillés en pure perte.

En somme, la micropolitique ayant été conçue par des adeptes de la liberté du choix, sur des procédures qui impliquent cette liberté du choix, et avec pour tâche spécifique de réduire l'emprise des décisions collectivisées, les valeurs impliquées par cette tâche sont inhérentes à sa nature. Les éléments qui lui permettent de fonctionner sont du type décision responsable, recherche des améliorations, esprit d'entreprise. Tous traits radicalement incompatibles avec la mentalité du "service public".

Si les centralistes s'emparent de la micropolitique pour essayer d'accroître la taille du secteur public, ils s'engageront dans une course où la nature des choses sera pour eux un handicap permanent. Ils ont tout loisir d'exploiter la volonté qu'ont les groupes d'intérêt de se tailler des privilèges aux dépens de tout le monde, et le système politique est justement fait pour les pousser à réclamer ces privilèges en échange de leur soutien. Pourquoi chercheraient-ils à se battre avec des armes qui n'ont pas été faites pour cela ? Des instruments conçus pour d'autres fins ne feront jamais que les embarrasser.


Le parti des gens ordinaires

Sa micropolitique descend à l'échelle des petites décisions, c'est parce qu'elle a compris que c'est à ce niveau, le niveau où les gens font leurs choix, qu'elle est capable de l'emporter. Elle sait créer les conditions qui accentueront l'intérêt à faire certains choix pour ceux qui sont en situation de les faire. Ayant fait ce choix, ils forment déjà, dans un certain sens, un groupe d'intérêt qui s'opposera à ceux qui fonctionnent déjà à l'échelle "macro".


Champ d'action : l'ensemble du secteur "public"

Ainsi la micropolitique produit-elle un ensemble de techniques, dont l'application a pour résultat de transformer les prestations politisées du "service public" en production marchande et privée. Si elle se juge en mesure de privatiser le "service public" lui-même, c'est ce qu'elle fera. S'il est difficile de le faire, elle aura recours à des solutions de remplacement. Ces dernières substitueront une variété de concurrents privés à l'uniformité du service étatisé, ou introduiront dans le système d'Etat lui-même des caractéristiques libérales telles que la diversité et la liberté du choix.

Le champ d'action de la micropolitique est donc l'ensemble du secteur "public" de l'économie. Elle couvre toutes les entreprises et les services "publics", y compris les programmes de transferts délibérés tels que la politique "sociale" et l'activité réglementaire des hommes de l'Etat. Elle met au point des tactiques pour toutes ces cibles, avec pour objectif stratégique d'aboutir à une société où ce sont les personnes qui feront les choix pour elles-mêmes et pour ceux qui l'auront vraiment accepté, et non des cliques de petits potentats prétendant faussement agir en leur nom. Une société qui sera là pour servir les projets des particuliers et non la tranquillité des gens en place.


Unité d'analyse, et d'objectif

Et même si les techniques qui résultent de cette démarche intellectuelle semblent n'être inspirées que par les circonstances, ce n'est là, justement, qu'une apparence.

A un niveau plus profond, l'unité d'analyse et d'objectif est patente. La micropolitique ne se soucie pas seulement d'avoir le dessus dans des épisodes où les ambitions s'affrontent. Si toutes ses méthodes sont conçues pour fonctionner dans l'univers des groupes de pression, toutes visent à faire prévaloir les choix de personnes responsables sur les errances de la décision "collective". La diversité des politiques ne fait que répondre à l'innombrable variété des façades que présente le secteur public, chacune traduisant un rapport complexe entre des groupes et des forces différentes. Pour le micropoliticien, ces différentes façades annoncent autant de portails à ouvrir, comme ces portes et ces épreuves que le héros doit franchir pour délivrer enfin la prisonnière : la liberté des personnes et le véritable souci de leurs besoins propres sont au bout. La micropolitique fournit les clés pour les déverrouiller. Il s'agit de trouver, parmi l'ensemble des techniques micropolitiques, celle qui permettra de franchir l'obstacle. Il n'existe pas deux clés identiques, mais l'expérience accumulée pour ouvrir l'une de ces portes peut servir à ouvrir les autres.


Le sursaut né de l'échec

C'est grâce à cette multiplicité de techniques, au service d'une pensée stratégique, que les professionnels qui entouraient Reagan et Thatcher ont réussi à lever l'espèce de malédiction qui avait affligé Nixon et Heath. Ce double échec, succédant à une double victoire idéologique et électorale, avait dû les secouer sérieusement pour qu'ils remettent en cause les idées reçues qui avaient fait l'essentiel de leur existence.

"Non," avaient-ils fini par admettre,

"les idées ne suffisent pas. Non, la démocratie réelle ne fonctionne pas comme on voudrait qu'elle le fasse, et ne le fera probablement jamais. Il faut non seulement le comprendre, mais s'en accommoder. Alors, que faire ?"

"Eh bien," se dirent-ils,

"que les intellectuels continuent à exposer les échecs et les crimes du socialisme, à prôner la liberté et la responsabilité personnelles. Ainsi, on ne perdra de vue ni la norme, ni sa raison d'être. Mais nous, nous aurons désormais d'autres priorités. Le gros travail, le travail urgent, c'est d'apprendre à retourner les mécanismes du marché politique dans le bon sens."
"Les autres ne comprennent pas le raisonnement économique que nous, nous connaissons ? Profitons de cette supériorité pour les battre sur le terrain de la politique. Justement, les théoriciens des choix publics nous ont préparé le terrain. Grâce à eux, nous savons pourquoi nous avons échoué. Servons-nous de leurs analyses pour réussir. Leurs descriptions ne constituent qu'une critique ? Soyons assez malins pour en faire un outil de production, et battons le marché politique à son propre jeu ; apprenons ses lois, et faisons-le travailler pour la liberté."
"Les groupes de pression ? Achetons-les, neutralisons-les. :Apprivoisons-les. Ce grand jeu de la spoliation légale, que ceux qui l'ont percé à jour, et le savent pervers et nuisible, tirent enfin parti de leur connaissance supérieure pour le dominer. Pour cela, bien sûr, nous devons d'abord accepter ses règles. Les économistes disent toujours de l'économie, comme Bacon de la nature, que pour lui commander, il faut se soumettre à ses lois. Commençons donc par nous mettre à l'école de la politique. :Reconnaissons ce qui est possible, et faisons-le. Le réalisme n'est pas un abandon : nous tenons toujours la liberté des personnes pour l'objectif final. Notre réalisme est un approfondissement, la prise en compte de faits que nous avions auparavant négligés ou refusé d'admettre."


Réagir à l'obstacle par un surcroît de créativité

La conséquence de cette attitude ? Si l'entreprise privée ne pouvait pas "passer" politiquement, on n'était plus obligé de rester les bras ballants avec le bec dans l'eau. On allait chercher, et on trouvait la faille. L'endroit où il serait possible d'introduire un peu de liberté du choix, un peu de responsabilité. On ne pouvait pas transférer l'intégralité d'un service au secteur privé ? Alors, peut-être pourrait-on le faire de la seule production. Les bénéficiaires actuels du système classique étaient trop puissants pour être affrontés ? Alors, on ne touchait pas à leurs privilèges, mais interdisait qu'il s'en constitue de nouveaux. Les profiteurs d'un "service public" étaient trop nombreux pour qu'on puisse, en le privatisant, le remettre au service du public ? Fort bien. Mais on s'arrangeait alors pour encourager de plus en plus de gens à le quitter. Les gens se faisaient trop d'illusions sur le "service public" pour qu'on puisse y toucher ? Alors, on développait des techniques qui y feraient naître la concurrence interne et le droit de choisir. Si le secteur d'Etat prenait l'allure d'une véritable forteresse, hérissée de défenses, on essayait de réorganiser son financement pour qu'il se conforme aux besoins du consommateur.

Une telle démarche, si éloignée de l'approche politique traditionnelle et pourtant tellement plus proche du réel, ne pouvait manquer de produire de la nouveauté. Et de la nouveauté, on en a vu. Cette stratégie, évitant l'affrontement et ne paraissant jamais avoir que des objectifs limités, échappait à la classification et, dans une large mesure, à toute parade de ses adversaires.


Les compromis apparents

Dans certains cas, ce raisonnement impliquait d'admettre un rejet de la solution libérale habituelle, parce qu'elle tenait insuffisamment compte des forces à l'œuvre sur les marchés politiques. Dans d'autres cas, il a pris la forme de solutions partiellement marchandes, à partir de l'idée que non seulement elles seraient acceptées, mais créeraient une base sur laquelle, plus tard, on pourrait rajouter d'autres disciplines de responsabilité.

Il s'est trouvé des gens aux yeux de qui ces procédés, utilisés pour contourner l'opposition automatique des groupes d'intérêt, prenaient l'allure de compromis inutiles et injustes. L'idéal de la liberté, leur semblait-il, avait abandonné le terrain à l'opportunisme politique à court terme. Loin d'abolir les privilèges que des féodaux avaient tirés du marchandage politique, les nouveaux tacticiens semblaient décidés à les échanger contre d'autres. Sur ce dernier point, à défaut des autres, c'était assez bien vu.


Ces politiques sont complexes parce qu'elles sont réalistes

Ni les adversaires de l'étatisme, ni ses partisans, ne semblaient généralement comprendre que les nouvelles politiques n'étaient pas que des versions incohérentes ou timides des anciennes. C'étaient des adaptations spécifiques, conçues pour fonctionner dans la réalité politique concrète où elles se trouvaient. Contrairement aux projets qui avaient refusé de tenir compte de cette réalité ou cherché à l'abolir, les nouvelles techniques s'en étaient saisis... et en avaient finalement eu raison. Ayant repéré ses points forts et ses faiblesses, elles avaient choisi les points faibles pour y proposer de nouvelles possibilités de choix, soigneusement calculées pour neutraliser les forces qui lui permettaient de se conserver en l'état. L'objectif final était la même liberté que par le passé, mais il y avait quelque chose de plus : une vision implacablement précise de ce qu'on pouvait faire, où, quand et comment.


Le travail de recherche doit absolument être permanent

Il est bien entendu que pour réussir, les gouvernements des années quatre-vingt n'auraient pas pu se contenter de mettre en œuvre les politiques produites par la nouvelle approche durant leur passage dans l'opposition. Bien des politiques appliquées avec succès n'ont été inventées qu'après l'arrivée au pouvoir, grâce aux idées inspirées par l'expérience accumulée, et ce n'est pas du vieux fonds commun de la sagesse libérale qu'on les avait tirées. On avait certes, durant cette période, beaucoup progressé vers une définition de l'approche générale et des caractéristiques fondamentales de certaines méthodes. C'est toutefois au cours même de l'exercice du pouvoir que la plupart des détails ont été mis au point. Il est bien souvent arrivé que les nouvelles techniques aient été inventées sur le coup, pour faire face à des situations inattendues rencontrées dans la pratique. Par exemple, plusieurs plans ont été modifiés in extremis au vu de l'expérience réelle. C'est grâce au retour d'information sur les essais et les erreurs de l'expérimentation pratique que la plupart des techniques utilisées ont été mises sur pied et progressivement affinées. Inspirées par la théorie, elles sont filles de l'expérience.


Les politiques réussies sont toutes filles de l'expérience

En fait, il est rare qu'une méthode caractéristique de la micropolitique contemporaine n'ait pas été inspirée par une expérience concrète réussie. Comme certaines l'emportaient alors que d'autres échouaient, on ajoutait les premières à l'arsenal, en éliminant les autres pour l'avenir. Et si elles ont si bien marché, ce n'est pas seulement parce qu'on les avait faites sur mesure pour chaque situation, mais aussi parce qu'on avait su les modifier en cours de route, comme on ajuste un vêtement en cours d'essayage.

Car une grande force de la micropolitique est sa souplesse : elle sait utiliser les idées qui lui viennent, changer ses plans quand elle découvre un obstacle, se retirer lorsqu'elle rencontre une opposition trop forte. Elle n'en a que plus d'entrain pour explorer d'autres manières de la contourner. Si une tentative échoue, elle sait qu'elle finira par trouver pourquoi, et qu'elle découvrira un jour, peut-être à une autre occasion et sur une autre affaire, le procédé qui permettra d'atteindre le même but. Et de cela, elle est sûre.


La bonne manière d'aborder les problèmes

On ne le répétera donc jamais assez : ce qui manquait aux premiers gouvernements (alors que les seconds l'avaient à leur disposition) c'était plus encore la bonne manière d'aborder les problèmes, qu'un ensemble de projets politiques précis. Car il fallait absolument disposer de cette approche pour savoir modifier, affiner, mettre en cause les programmes en cours, pour parvenir à inventer sans arrêt des solutions nouvelles, et surtout garder confiance, inébranlablement.

Ainsi, la micropolitique n'a rien à voir avec un modèle d'applications pratiques intégralement tirées d'une théorie préconçue. Fort peu de ses projets sont nés ainsi [1]. La micropolitique est donc expérimentale, et la pratique est une source essentielle de son information. Une bonne partie des idées de la micropolitique est donc, et sera toujours, tirée de la mise en œuvre effective, à mesure que ses promoteurs compareront les réussites aux échecs pour essayer d'en faire apparaître les ingrédients essentiels.


Une interaction constante entre la réflexion et l'expérience

En micropolitique, donc, la relation entre la théorie et la pratique est complexe et interactive. L'analyse générale des groupes de pression et de leurs privilèges inspire de vastes programmes de recherche, dont la mise à l'épreuve pratique aboutit à modifier le corpus de la technique. La micropolitique apprend donc en marchant, et ce n'est pas une simple application de la théorie à la pratique ; pour une part écrasante, ses idées résultent plutôt d'une interaction entre théorie et pratique2 .


Le succès pratique est venu avant que les idées ne soient acceptées

J'ai expliqué plus haut pourquoi il est plus facile de modifier les attitudes après que la politique a été changée. C'est en fait une des grandes leçons de l'expérience micropolitique. Un grand nombre de ses succès sont venus avant que les idées qui les inspiraient n'aient été généralement acceptées. Il est maintes fois arrivé que ce soit la réussite de la méthode qui ait fait triompher l'idée, et non l'inverse. Le brusque intérêt des universitaires pour la théorie n'est venu que de ses nombreux succès pratiques, dont certains n'avaient pu leur échapper. Alors que la réussite des politiques concrètes pouvait rendre plus acceptable le modèle général de la liberté des marchés, jamais on n'a observé l'inverse : qu'une marée montante de popularité ait facilité l'adoption de ses règles. Si cela avait été le cas, Nixon et Heath auraient pu s'imposer. Or, c'est le contraire qui s'est produit ; c'est le succès pratique qui a justifié l'idée, et qui lui a gagné des partisans a posteriori3.


Ce sont les professionnels qui ont fait la différence

Il faut préciser cela parce qu'au vu des succès obtenus par ces politiques nouvelles, l'idée est parfois née, séduisante mais fausse, que c'était le travail des intellectuels solitaires, de leurs disciples et de autres partisans qui avait finalement payé, et que les résultats observés en étaient la conséquence. On s'est dit que, finalement, si gouvernements précédents n'avaient pu obtenir les mêmes résultats, cela tenait à un climat politique peu favorable ou à un problème de personnes.

Or, la réalité des faits est que c'étaient les politiques qui n'étaient pas les bonnes. Ce sont bel et bien les nouveaux spécialistes de la technique politique, s'inspirant des théoriciens de la politique et de l'économie, qui ont changé les choses avec leurs instruments à eux, ceux qu'ils avaient construits. Les idées avaient suffi à remporter la bataille intellectuelle, mais ce n'était pas suffisant. Pour que cela marche, il fallait d'abord que des hommes et des femmes arrivent avec leurs clés à molette, leurs mains pleines de cambouis, et trouvent le moyen de transformer la théorie pure en machines capables de modifier la réalité. Ce n'est pas parce que les idées avaient gagné, ni parce qu'elles étaient devenues plus "présentables" que les politiques ont réussi. C'est parce qu'on abordait les problèmes d'une autre façon, avec pour seule arme quelques principes larges, et la connaissance des solutions du passé [4].


L'exemple des privatisations

Nous pouvons le montrer concrètement par l'exemple de la plus connue des solutions micropolitiques, à savoir la privatisation. Pour commencer, ce n'était pas un produit de la théorie pure. Si l'approche micropolitique a été conduite à la développer, c'est en quelque sorte à la place de la "dénationalisation" qui était pour sa part le pur produit de l'approche conventionnelle. Celle-ci ne faisait qu'énoncer un principe, consistant à "rendre" au secteur privé certaines activités qui se trouvaient sous la coupe du secteur public, et sans donner aucune indication sur la manière dont il fallait s'y prendre. La nouvelle approche, bien au contraire, mettait d'abord l'accent sur le détail de la mise en application. La privatisation exigeait de mettre en œuvre des dizaines de techniques micropolitiques, traitant chacun des éléments de l'Etat comme l'entité unique qu'elle était, exigeant une solution particulière et originale.


Les études théoriques sont apparues après la mise en application

Même la théorie de la privatisation a attendu longtemps pour être étudiée en tant que telle. C'est après de longues années de pouvoir "thatchérien" que l'on a fini par juger qu'un phénomène nouveau était apparu. Dans les universités et les centres de recherche, les savants ont fini par se pencher ce qui était en train de se passer, et l'on a commencé à voir paraître des études, des monographies et des thèses. Les événements se sont donc produits les premiers, et la théorie a suivi derrière. Les techniciens politiques avaient construit des dispositifs qui fonctionnaient, et leur réussite a engendré une vague d'adhésion aux idées des intellectuels purs qui les avaient précédés depuis longtemps.


La privatisation ne figurait pas au programme des Conservateurs en 1979

Ce n'est pas non plus une quelconque conversion au principe qui l'a rendue possible. Le mot n'apparaissait pas du tout dans le Manifeste Conservateur de 1979, et le nombre de cas pour lesquels on mentionnait l'idée se comptait sur les doigts de la main. On s'est d'abord contenté de tester l'idée çà et là, et c'est seulement le succès de certains de ces essais qui a conduit à en entreprendre d'autres. Alors on a lancé quelques projets, qu'on a ensuite modifiés. De nouveaux procédés ont été essayés ; certains ont pu être améliorés, on a dû en éliminer. Et c'est seulement après un grand nombre de réussites que l'opinion s'est massivement ralliée à la privatisation en tant qu'idée. C'est après avoir réussi qu'elle s'est fait des adeptes, et non pas avant.

En effet, même s'il est établi que l'approche micropolitique oppose nettement les gouvernements du début des années soixante-dix à ceux des années quatre-vingts, cela ne veut pas dire pour autant que les seconds aient eu des intentions très précises au départ. Ils avaient seulement appris, grâce à la recherche, pourquoi leurs prédécesseurs avaient échoué, et sur quels principes fonder d'autres politiques. Elle leur avait aussi livré quelque projets clés en mains. Voilà les limites de ce qu'ils savaient devoir faire ou éviter de faire.

En outre, les gouvernements ne sont pas des entités monolithiques ; ce sont des équipes, voire des coalitions. Ceux des années quatre-vingts, en prenant le pouvoir, n'étaient pas du tout décidés à imposer la solution micropolitique sans se poser de questions. En fait, ils étaient animés par des raisons d'agir très diverses et voulaient à la fois une chose et son contraire. Ils se souciaient bien davantage d'appliquer les solutions de droite traditionnelles qu'aucune des nouveautés proposées par la micropolitique. Certains ne voulaient ni des unes ni des autres, mais souhaitaient au contraire perpétuer les programmes publics en "améliorant leur gestion". Les formules traditionnelles de la "commission de la hache" et autres réductions uniformes des dépenses furent d'ailleurs consciencieusement appliquées, avec leur habituel (et inévitable) manque de succès. Ce fut la réussite des quelques stratagèmes micropolitiques qu'on avait essayés, qui conduisit à en faire courir d'autres issus de la même écurie. On abandonnait tout simplement les mesures qui n'avaient pas donné de résultats, pour garder celles qui en donnaient.

Par conséquent, la montée en puissance des solutions micropolitiques n'a fait que suivre leur mise à l'essai par le gouvernement en place. On les adoptait parce qu'elles donnaient des résultats, là où les méthodes ordinaires avaient échoué. A chaque fois qu'il avait réussi à frapper le clou, le gouvernement réessayait la même méthode pour l'enfoncer encore. Les Ministres qui avaient pris parti pour d'autres types de politiques perdaient de leur influence parce qu'ils s'en tiraient moins bien. A la longue, nombre d'entre eux se sont convertis avec enthousiasme à la nouvelle manière de faire. Puisque ça marchait, alors ils pouvaient s'en servir pour réussir à leur tour, et se faire bien voir à proportion.


C'est le changement de méthode qui a permis aux idées de passer du discrédit à la popularité

Conclusion : la réussite pratique a précédé la victoire théorique, et contribué à son avènement. Comme à d'autres occasions dans le passé, c'est à des hommes et des femmes d'action que l'on devait le changement, et c'est leur réussite qui a entraîné la théorie dans son sillage. De même, les tentatives de leurs prédécesseurs ayant rencontré un échec trop prévisible, cet échec a entraîné dans la même déconfiture la théorie correspondante aussitôt leur impuissance devenue patente. Par la suite, c'est l'efficacité des politiques qui allait à nouveau attirer l'attention sur la théorie.


Des résultats décevants ou inespérés ?

Beaucoup d'observateurs n'ont pas compris le sens des méthodes suivies. D'après les normes traditionnelles du laissez-faire,  le gouvernement Thatcher est souvent resté bien en-deçà de ce que la théorie exigeait. Certains en ont conclu que rien de notable n'avait été accompli. Il y a eu d'autres cas où les progrès ont dépassé les espérances ; bien peu de monde,  par exemple,  s'attendait à ce que le transfert systématique au contrôle privé des grands services de distribution puisse être aussi rapide et aussi complet. En 1979,  il paraissait à beaucoup inconcevable que les services de gaz et de téléphone pussent être vendus avant la fin de 1986.


Les micro-politiques sont faites pour être appliquées dans la réalité telle qu'elle est

L'écart perçu par les théoriciens du marché se fonde sur leurs objectifs classiques, qui sont la déréglementation totale et la concurrence parfaite. Certains se plaignent que les principaux services de distribution n'aient jamais été exposés à une véritable concurrence, ou que le gouvernement ait mêlé l'objectif politique d'une extension plus large de l'actionnariat à ce qui aurait dû n'être qu'une pure et simple transaction commerciale. Ces critiques ne voient tout simplement pas en quoi la micropolitique consiste. Elles ne comprennent pas qu' en cherchant à obtenir à tout prix une solution de pur laissez-faire, on n'aurait pas produit de solution du tout, et que le soutien de groupes de pression bien fournis est nécessaire pour obtenir un succès qui serait impossible à obtenir avec une vente sur des critères purement marchands.


La micropolitique limite ses ambitions du moment à l'échelle où elle opère

Il est rare que l'on puisse utiliser la micropolitique pour atteindre immédiatement des résultats massifs. Son approche est caractérisée par l'étude au cas par cas. Elle examine minutieusement les situations à petite échelle, et en déduit des prescriptions pour résoudre chacun des problèmes l'un après l'autre. Elle se limite au domaine dans laquelle elle opère. Cela n'empêche d'ailleurs pas ses propositions de cumuler leurs effets. Ceux qui auraient préféré une dénationalisation immédiate et totale au début du gouvernement Thatcher ont dû être déçus par le peu qui a été fait à ce moment-là. British Petroleum, Amersham International et les autres, tout cela n'était qu'un départ bien modeste. Et pourtant, les chiffres ont bien vite grimpé, à mesure que le rythme s'accélérait.


Les obligations de la rhubarbe et du séné

Une autre limite de la micropolitique est qu'elle fonctionne sur le principe du "renvoi d'ascenseur". Elle ne se fait pas des adeptes grâce à des idées, mais des partenaires, pour les avantages qu'elle leur offre. Elle est limitée, par conséquent, par l'ampleur des avantages qu'elle a les moyens de distribuer. Si l'on rachète les privilèges au lieu de les attaquer de front, alors il en est que le gouvernement n'aura tout simplement pas les moyens de payer. La micropolitique n'a pas de réponse à cela, sauf, peut-être, qu'elle met en branle, à long terme, une succession de changements dont le résultat peut être la réussite finale. Elle peut probablement empêcher de nouveaux venus d'accéder à ces privilèges, mais au prix d'une garantie de maintien pour qui les possède déjà. Aucune de ces solutions n'est pleinement satisfaisante pour ceux qui veulent tout obtenir dans le terme d'un mandat électif.


La perfection n'est pas de ce monde

Enfin, il faut bien admettre en sa défaveur que, dans bien des cas, elle ne réalise que des solutions partielles. Confier les "services publics" à des fournisseurs privés ne vaut pas la libre disposition de son argent par le chef de famille. Persuader 20 %, voire 40 % des locataires de racheter leur logement public ne rétablit pas un marché libre du logement. Introduire la variété et la liberté de choix dans les établissements d'enseignement en orientant les financements vers les écoles les plus appréciées n'est que le simulacre d'un vrai marché libre de l'enseignement. La plupart des méthodes tirées de l'analyse micropolitique ont accepté des solutions qui sont loin d'être complètes ; elles n'ont réalisé que des améliorations.


Laisser du temps au temps...

Le fait est qu'on change rarement les gens du jour au lendemain : il leur faut du temps pour comprendre, décider et s'adapter à la nouveauté. Il faut du temps pour que la liberté des choix se diffuse, et pour qu'une nouvelle réalité émerge de l'ancienne. En travaillant avec les groupes d'intérêt sur les marchés politiques, la micropolitique choisit la manière progressive. Ce faisant, à toutes les étapes, elle prête le flanc à la critique affirmant que les choses ne sont pas allées assez loin, et qu'il faudrait en faire plus. La critique est justifiée ; devant tenir compte des groupes de pression et négocier avec eux, la micropolitique n'assure qu'un progrès lent et incomplet. Mais si la micropolitique fonctionne à petite échelle, au niveau des décisions des individus et des groupes, c'est précisément à cause des échecs des approches macropolitiques pour ce qui est d'obtenir des résultats de quelque importance. Le progrès se fait peut-être petit à petit, mais il a l'avantage d'exister ; il va toujours dans la bonne direction, et il se fait en toute sécurité.


Le temps de la récolte

Le gonflement de l'Etat

Il a fallu plus d'un siècle au secteur public britannique pour atteindre sa taille actuelle. Croissance tantôt progressive,  tantôt brusque : il y a eu de longues et lentes périodes d'accumulation régulière,  ponctuées par de brefs emballements spectaculaires de l'activisme étatique. En 1979,  quand le secteur public n'était pas en position dominante,  il jouait un rôle majeur majeur  dans l'industrie,  les communications,  l'énergie,  l'automobile,  les transports,  le logement,  l'enseignement,  la santé,  les retraites,  les services locaux   et d'autres domaines encore,  trop nombreux pour qu'on les énumère. Il construisait les routes,  conduisait les bus,  possédait les chemins de fer et faisait rouler les trains,  construisait les avions et les faisait voler,  fabriquait les bateaux et gérait les ports. L'Etat était le plus gros dépensier,  le plus gros employeur,  le plus gros prestataire de services,  le plus gros fabricant et le plus gros assureur. 


L'un des rares secteurs en croissance ?

L'Etat était lui-même la plus grosse entreprise de Grande-Bretagne, et l'un des rares secteurs en croissance à cette époque. En outre, le phénomène n'était pas contenu dans ses frontières. Le pays avait exporté l'étatisme dans ses ex-colonies, et bien d'autres encore avaient suivi son exemple. Une bonne partie des tares inhérentes à l'économie du secteur public étaient déjà connues en 1979 ; en fait, cela faisait bien des années qu'on était au courant. Les sureffectifs, la décapitalisation, la domination par les producteurs et l'indifférence aux consommateurs, tout cela était dûment observé, répertorié et expliqué. Connaître le mal, cependant, ne voulait pas dire qu'on en sût le remède.

On devait cependant assister à un phénomène intéressant : si les clients britanniques n'avaient pas le choix, forcés qu'ils étaient de prendre ce qu'on leur octroyait, les clients du Continent, pour leur part, se montraient de moins en moins accommodants. Au lieu d'entretenir ad vitam aeternam les employés de l'Etat britannique, comme ceux-ci semblaient s'y attendre, ils se mirent à passer leurs commandes ailleurs. En somme, à préférer les prix, la qualité et les délais de livraison que d'autres étaient en mesure de leur offrir.


La croissance du secteur public est une tendance inhérente aux sociétés démocratiques

La montée du secteur public britannique à ce niveau problématique n'était pas due à une cause unique : c'était en fait le produit d'un grand nombre de facteurs. Certains étaient idéologiques : c'était le désir de voir les préférences personnelles supplantées par la satisfaction de prétendus "besoins collectifs". Certains étaient inspirés par le paternalisme, qui consiste à croire que les hommes de l'Etat savent mieux que le peuple ce qui est bon pour le peuple. Une partie de l'économie était tombée dans le secteur public parce que l'on pensait pouvoir obtenir des économies d'échelle avec des entreprises de grande taille. D'autres dépouilles y étaient tombées par défaut, à la suite de pressions politiques pour maintenir à flot des canards boiteux.

Cependant, la plus grande partie de cette croissance constante et implacable était due au système politique, qui privilégie systématiquement le marchandage politique au détriment des choix responsables. Car la montée du secteur public est une tendance inhérente aux sociétés démocratiques. Elle ne nécessite aucune autre explication, compliquée ni tirée par les cheveux ; c'est tout simplement ce qui arrive dans ce genre de cas-là.


Les tares inhérentes au secteur public

Il en est de même des tares endémiques du secteur public : elles en sont absolument inséparables. Ce n'est pas un accident de l'histoire si les organismes d'Etat souffrent de sureffectifs et de sous-capitalisation chroniques. C'est un effet direct de leur statut d'entités étatiques, par les contraintes que ce statut impose de lui-même et pour ainsi dire automatiquement. Il n'est pas non plus fortuit que ces organes privilégient les besoins des producteurs contre ceux des consommateurs ; leur manière de fonctionner leur interdit d'agir autrement. Une des choses que les syndicats de fonctionnaires ont d'ailleurs pu découvrir à l'occasion de leur campagne de lutte contre la privatisation, était la très piètre estime dans laquelle le grand public tient généralement les activités nationalisées. Les défauts du secteur public sont donc largement ressentis, même si les causes en sont rarement aussi bien perçues.


Le retard des équipements et de la technique

Une autre caractéristique du secteur public était moins facile à cerner. A savoir, que les structures publiques passent facilement pour arriérées. On peut y voir les reliques d'une époque caduque qui auraient, tels des fossiles vivants, survécu jusqu'à nos jours. Peut-être cette conception est-elle, pour partie, due à leur taille. Le gigantisme naturel des entreprises d'Etat, et leur lenteur de réaction, provoquent dans l'esprit du peuple une association d'idées inconsciente avec l'image lourdaude du dinosaure. Peut-être aussi est-ce lié à leur décapitalisation. Le secteur d'Etat étant forcé de travailler sur un équipement dépassé, de maintenir en service son stock de capital bien plus longtemps qu'on ne l'accepterait dans une entreprise privée, il en résulte pour l'organisme une image surannée, vu ses équipements usagés et ses techniques d'avant-hier. Une entreprise de main-d'œuvre, privée des machines et des méthodes modernes, lente à réagir aux innovations, évoque irrésistiblement les images figées d'un temps révolu.


Une inspiration qui n'a plus cours

Une bonne partie de cette réputation n'est pas usurpée ; elle tient au fait que bon nombre des organismes du secteur public sont bel et bien dépassés. Il en reste beaucoup qui datent de la production de masse et du travail à la chaîne. A cette époque, il était encore possible de trouver de fortes économies d'échelles dans un système fondé sur la production massive de pièces standardisées et interchangeables, et la fortune de Henry Ford ne fut pas la seule à se fonder sur ce principe. Développé à l'origine par Eli Whitney pour produire des mousquets en grand nombre, ce système servit de modèle à la plupart de nos industries. Il correspondait à une situation où un grand nombre de personnes devraient travailler dans d'immenses usines, et accomplir les mêmes tâches, pendant toute leur vie professionnelle. Il impliquait également que ces personnes auraient peu ou prou les mêmes exigences en matière de logement, de santé, d'éducation et de services sociaux.

C'est dans ce monde-là que le secteur public a grandi, offrant une production de masse standardisée à une population dont la vie était elle aussi plus ou moins uniforme. Pour les "services publics", en fait, c'étaient les personnes elles-mêmes qui jouaient le rôle des pièces interchangeables — ce rôle que certains veulent encore leur faire jouer. Cependant, à l'ère de la production de masse, on se plaignait peu du manque de variété et de place laissée au jeu des choix individuels. Les hommes de l'Etat s'imaginaient être au service des "masses populaires" ; ils ne pensaient qu'à leur "offrir" une éducation de masse, une santé de masse, et une sécurité sociale de masse. Services produits en masse pour "les masses", à l'ère de la production de masse. L'exercice était peut-être justifié tant que l'économie voulait bien se soumettre au modèle ; mais il cessa de l'être dès que ses normes eurent changé.

En effet, ce modèle industriel est celui d'une époque dépassée. Aujourd'hui, l'économie ne s'identifie plus avec les géants de la standardisation. L'entreprise moderne est petite ou moyenne, à fort potentiel de croissance. Elle porte les nouvelles techniques, le nouveau management, et renouvelle son capital bien plus vite que l'ancienne. De plus en plus, à la place des lourds investissements d'autrefois bloqués en un lieu d'implantation fixe, les entreprises font appel à la sous-traitance, délèguent les tâches à l'extérieur. Là où, autrefois, la réduction des coûts nécessitait l'uniformisation des produits, les nouvelles techniques permettent toutes les variantes individuelles. Les produits destinés au public sont personnalisés, l'uniformité est bannie ; le produit de base n'est plus qu'un noyau sur lequel les choix de chacun greffent aspect et finition.

Comme cette métamorphose affecte aussi bien les services que l'industrie manufacturière, les organisations publiques apparaissent de plus en plus pour ce qu'elles sont : obsolètes, faites pour un monde qui n'existe plus. Les gens ne songent plus aujourd'hui à faire toute leur vie la même chose au même endroit. Ils n'ont plus envie de passer leur vie dans la même activité, a fortiori avec le même employeur. Leurs besoins sont de plus en plus particuliers, variables, et personnels. Il leur faut des formations spécifiques, des régimes de retraite à la carte, un système de santé qui réponde à la diversité de leurs modes de vie. C'est dans ce contexte que le fonctionnement du secteur public semble de plus en plus à la traîne, incapable de satisfaire les besoins d'une époque aussi riche en diversité.


Une cause entendue dès les années soixante

Tous ces facteurs ont abouti à faire comprendre que le secteur public avait un réel besoin de changer en profondeur. Ce ne fut pas une brusque illumination mais, année après année, une accumulation régulière de preuves et de conclusions. Dès le début des années soixante, les nationalisations commençaient à être vomies de la population, rejet qui poussa même Hugh Gaitskell, alors chef du parti travailliste, à proposer un amendement à la Clause Quatre de la constitution du parti, qui prévoyait

"la prise en charge par l'Etat des moyens de production, de distribution et d'échange".

A la fin de la décennie, la victoire électorale échut au parti conservateur, qui avait juré de dénationaliser sérieusement.

Le grand public, comme les spécialistes, était d'accord : la taille du secteur public devait être réduite. Il était devenu évident que les impôts exigés pour le faire fonctionner drainaient des fonds qui allaient faire défaut aux vrais producteurs pour développer leurs entreprises. La décadence continue de la Grande-Bretagne, qu'une expansion inflationniste avait pu camoufler quelque temps, était devenue évidente. De l'avis général, il était grand temps de se débarrasser du secteur public. Le grand problème était que personne ne savait comment faire ; plusieurs gouvernements avaient déjà essayé, et tous avaient échoué.


Des obstacles désespérants

Les tentatives pour démanteler le secteur public, ou du moins secouer ses privilèges catégoriels, avaient dû être abandonnées devant l'hostilité des groupes directement concernés. Aucun gouvernement ne semblait prêt à affronter une impopularité qui lui aurait certainement valu de perdre le pouvoir. Certains observateurs spéculèrent sur la nécessité d'un gouvernement kamikaze, qui aurait fait le nécessaire en sacrifiant tout espoir de réélection. D'autres jouaient avec l'idée d'un gouvernement qui n'aurait pas besoin d'être réélu...

La perspective que nous donnent les dix années suivantes nous permet de trouver ces spéculations bien excessives, bien difficiles à justifier à la lumière des événements. Mais à l'époque, elles reflétaient bien le degré du désespoir qu'on éprouvait face à l'incapacité apparente du processus politique à fournir une solution au problème essentiel. Aucune ne semblait pouvoir s'attaquer aux privilèges que les groupes de pression avaient acquis aux dépens de tous les autres. C'est dans ce contexte que furent introduites les idées centrales de la micropolitique.


L'œuf de Colomb

Maintenant nous l'avons vue à l'œuvre, la solution nous semble évidente. Mais à l'époque, il n'en était rien. Il paraissait inévitable d'attaquer de front les groupes d'intérêt en essayant de leur retirer les dépouilles que le processus politique leur avait permis de soustraire aux autres au cours des années. Nul ne songeait à proposer un moyen d'échanger ces avantages. Pour entrer sur les marchés politiques et y faire des deals, évitant aux responsables politiques d'avoir à essayer de le détruire, ou de s'imposer contre lui, il fallait quelqu'un pour en avoir l'idée. Pour dire que si les groupes de pression percevaient une offre comme plus intéressante, ils ne réagiraient plus par le ressentiment et l'hostilité auxquels toute remise en cause des avantages acquis était condamnée à se heurter.


Un moyen pour les hommes politiques de faire leur devoir, avec la réussite politique en prime

La micropolitique est entrée en scène au moment précis où l'on désespérait de trouver une démarche politiquement viable qui puisse enfin mettre le secteur public sous contrôle. Ce qui voulait nécessairement dire démanteler certaines structures, en transférer d'autres au secteur privé, et subordonner une partie du reste aux préférences des consommateurs. Cela impliquait aussi de réduire substantiellement le rôle qu'elles jouaient dans l'économie, et la manie qu'elles ont d'écraser la croissance et l'initiative dans leur quête de pouvoir.

Or, les nouvelles techniques apportaient le message que tout cela pouvait être fait, en évitant le conflit et l'impopularité dont on avait cru qu'ils étaient inéluctables et rendraient la réforme impossible ; que pour y parvenir, il suffisait de racheter les avantages au lieu d'essayer de les confisquer.

A la place de l'hostilité systématique qui en serait inévitablement résultée si on s'était aliéné les groupes les uns après les autres, on voyait poindre la perspective de se ménager gratitude et sympathie de la part de gens à qui la nouvelle situation allait donner encore plus d'avantages que l'ancienne. A tout le moins, les dirigeants politiques pouvaient espérer l'acquiescement des groupes qui échangeraient leur ancien privilège contre un nouveau. Car si l'approche micropolitique propose aux groupes d'intérêt du secteur public des affaires intéressantes, cela donne à son tour un avantage certain aux dirigeants qui pourront s'en prévaloir. La micropolitique offre donc à ces derniers, au lieu de la perspective habituelle d'avoir un sale travail à faire avec l'impopularité pour toute récompense, un moyen de faire leur devoir, avec la réussite politique en prime.


"Bienvenue aux faces hilares"

A la place d'un groupe de locataires indignés, s'opposant à toute tentative de rendre "économiques" leurs loyers "sociaux", le gouvernement se retrouve en face de nouveaux propriétaires satisfaits, et même ravis d'avoir pu acheter leurs logements publics à prix d'ami, pour voir ensuite monter la valeur de leur investissement. Dénationaliser la National Freight Corporation aurait pu engendrer un conflit interminable et des blessures durables ; nous avons à la place des propriétaires-salariés, qui non seulement sont fiers de leur entreprise et de sa rentabilité, mais en plus ont réalisé des gains en capital fort appréciables.

Si le même processus est reproduit dans tous les domaines où l'approche micropolitique a trouvé des solutions, un scénario identique se reproduira. Adieu à l'hostilité agressive de tous ceux dont les privilèges se trouvent — pour un temps — sous le feu du gouvernement, et bienvenue aux faces hilares de ceux qui ont accepté la bonne affaire et empoché les bénéfices. Un gouvernement qui aurait essayé des moyens classiques aurait affronté l'hostilité de ces groupes. A l'inverse, l'emploi de la nouvelle stratégie va satisfaire tous ceux qui auront échangé leur ancien bout de fromage contre un nouveau.


Les conseilleurs ne sont pas les payeurs

Les gouvernants sont habitués à recevoir des conseils gratuits sur leur politique. Ceux-ci prennent généralement la forme d'injonctions solennelles, faites par des universitaires et autres experts, qui leur reprochent de ne pas oser faire ce qu'il faudrait, au moment précis où ce serait politiquement suicidaire. Parfois aussi, cela se présente sous la forme d'une politique du passage en force, avec la recommandation d'avoir à "tout régler d'un seul coup" ou à "prendre le taureau par les cornes", avec cette sentence utile qu'"à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire". Cela s'accompagne parfois de la promesse que si seulement le gouvernement garde la tête froide dans cette tourmente, alors un jour tout le monde finira par reconnaître qu'il avait raison. "Un jour", dans ce contexte, semble hélas vouloir dire : "après la prochaine élection".

Avec la micropolitique, rien de tout cela. Aux antipodes de l'insensibilité apparente aux faits de la réalité dont font preuve les conseilleurs (qui ne sont pas les payeurs), le style micropolitique semble encore plus politicard que les politiciens. Il semble n'envisager les choses qu'à la manière du politicien, et ne songe qu'à lui faciliter les choses et à le rendre populaire. Au lieu de s'en prendre aux tares du système, semble-t-il, il s'y vautre à plaisir, allant de lui-même à la recherche des groupes d'intérêt, s'ingéniant à trouver ce qui pourrait bien les intéresser, leur proposant des avantages qu'ils ne songeaient pas à réclamer. Et comme il ne dédaigne pas non plus de manipuler les rapports de forces dans la grande tradition classique, il a vraiment l'air d'ajouter ses propres trucs et astuces à la rouerie du politicien ordinaire. Et cela marche! en termes de gains politiques, il existe peu de manières de concevoir des propositions qui aient des résultats aussi garantis. Seulement, cela ne marche que pour faire certaines choses.


Les hommes politiques préfèrent être populaires s'ils peuvent se le permettre

Le fait essentiel est que les hommes politiques préfèrent être populaires s'ils peuvent se le permettre. Même si nombre d'entre eux sont prêts à faire ce qu'ils considèrent leur devoir, ils sont contraints par la nécessité de se faire réélire, et par le délai qui leur est imparti pour engranger les bénéfices de leur politique. S'ils ont le choix, ils préféreront une option qui ne provoque pas d'opposition de quelque importance. Il n'est pas facile pour des dirigeants d'imposer des réformes qui doivent susciter une hostilité durable. S'ils étaient prêts à faire ce sacrifice pour eux-mêmes, ce sont leurs amis politiques qui ne les suivraient pas. Ils exerceraient force pressions pour leur faire changer de cap. Même le gouvernement Thatcher, avec tous ses succès, a été marqué par la répugnance d'une partie de la majorité parlementaire à cautionner toute action susceptible de s'aliéner plusieurs groupes d'intérêt importants, entre autres des notables religieux ou des propriétaires terriens.


La réforme sans opposants

L'essence de la stratégie micropolitique, quand elle travaille avec les groupes d'intérêt, est de réarranger la situation de telle sorte que ceux-ci trouvent leur avantage à ce que les choses aillent dans le sens voulu. Comme c'est volontairement qu'ils abandonnent ce qu'ils ont en échange de ce qui leur est offert, ils n'ont rien contre le gouvernement qui a rendu l'échange possible. S'ils ont une opinion, c'est celle du soutien, et l'intérêt personnel qu'ils trouvent dans le nouvel état de choses les préviendra contre les politiques qui chercheraient à revenir en arrière. Quiconque proposerait de supprimer la réforme et de retourner à l'ancien système se retrouverait dans la position peu enviable du politicien qui cherche à remettre en cause des avantages acquis. Ce qui provoque immédiatement le courroux des groupes d'intérêt mis en cause.

L'approche micropolitique présente donc deux avantages majeurs sur l'exercice traditionnel de la politique : premièrement, elle résout les problèmes. Deuxièmement, elle fait éminemment l'affaire des élus. Lorsqu'on essaie purement et simplement de remplacer le secteur public par des solutions de marché libre, on se heurte à deux difficultés : la plupart de ces tentatives échouent, et le gouvernement qui les entreprend se fait autant d'ennemis. La nouvelle approche ne présente aucun de ces inconvénients. Comme elle offre des avantages aux groupes d'intérêt, elle est populaire ; et comme ils l'acceptent, elle marche. Les avantages du succès et de la popularité militent puissamment en faveur de la politique qui a permis de les obtenir. Un gouvernement ne tarde pas à reconnaître les mérites de telles politiques, et chaque succès le rend encore plus disposé à en adopter d'autres semblables.


Une innovation qui vient à point nommé

A la veille de l'élection de 1979 en Grande-Bretagne, le Premier Ministre travailliste James Callaghan faisait remarquer à son collègue Bernard Donoughue qu'il ressentait un changement de climat dans la politique britannique. Il ne s'était pas trompé. Les gens, à cette époque, savaient qu'il faudrait bien réagir d'une manière ou d'une autre contre cette façon que les groupes d'intérêt avaient de s'opposer sans cesse au bien de tous. On percevait largement qu'il fallait faire quelque chose pour corriger ce déséquilibre des pouvoirs en faveur des syndicats et du secteur d'Etat, et rendre un peu de liberté et d'initiative aux individus. Plus généralement, il était nécessaire d'ouvrir enfin toutes ces institutions immobiles, d'y apporter une variété et une capacité d'adaptation plus en accord avec les besoins d'une économie et d'une société modernes.

Un nouveau style politique, qui reconnaissait les marchés politiques et proposait de travailler avec eux était vraiment une bonne nouvelle à ce moment-là. Il permettait à un gouvernement d'entreprendre ce programme de réforme, sans en payer le prix électoral que tant de monde prévoyait. Il donnait les moyens d'une transformation réussie, d'une rupture avec les échecs antérieurs. Le souci exclusif de leur propre profit, qui caractérise les groupes de pression politiques, était désormais retourné dans le bon sens. Les politiques étant faites pour leur offrir des avantages alléchants, ils acceptaient tout naturellement les changements. Dans un domaine après l'autre, les obstacles aux décisions responsables ont été réduits ou supprimés. Les monopoles qui protégeaient les producteurs, dans des professions aussi diverses que les services juridiques ou les transports par autocar, ont été atténués. Avec les nouveaux droits qu'ils ont reçus, les membres ordinaires des syndicats équilibrent et disciplinent désormais les pouvoirs de leurs dirigeants.


La modernisation des services

Le plus significatif, étant donnés les changements à long terme dans l'économie, a peut-être été l'éclatement progressif du produit uniforme en une multitude de services ouverts au choix. Petit à petit s'étend la possibilité pour les personnes d'être traitées comme des êtres singuliers. Les bastions du "service public", exclusivement dominés par les producteurs, ont été forcés, réformés, ouverts aux choix des consommateurs. Dans ce monde où l'on ne fait plus la même chose toute sa vie, ceux-ci commencent juste d'avoir accès à la diversité des services dont ils auront besoin. Car la micropolitique, en travaillant à la petite échelle où les gens prennent des décisions et suivent leurs préférences, a trouvé le moyen d'introduire dans le secteur public des dispositifs qui le forcent à s'adapter à la nouvelle situation.


La force des micro-réalisations

Quand on les regarde par le petit bout de la lorgnette, on ne trouve rien de spectaculaire à ces techniques ; en revanche, on ne peut qu'être impressionné par leurs effets cumulés. En 1986, à la conférence du parti Conservateur, le Chancelier de l'Echiquier pouvait affirmer qu'au bout de sept ans de pouvoir, 20 % de l'industrie d'Etat avait été privatisé, et que dans un an on atteindrait les 40 %. Il annonçait en outre que le gouvernement conservateur suivant privatiserait "la plus grande partie du reste". Alors que les entreprises d'Etat étaient en cours de privatisation, plus d'un million de logements "sociaux" individuels étaient vendus à leurs locataires, et la nouvelle législation sur les immeubles collectifs prévoyait d'accroître ce chiffre d'un autre million. La concurrence et la déréglementation dans les autobus et les transports aériens avaient permis à de nouvelles entreprises d'améliorer aussi bien la qualité des services que les prix pratiqués. Banquiers et notaires se voyaient exposés à la concurrence des Caisses d'épargne-logement et, par voie de conséquence, offraient de meilleurs services. Les chefs syndicalistes étaient bien davantage responsables devant leurs membres, et se comportaient donc de façon plus modérée. De nouveaux pouvoirs promettaient aux parents davantage d'influence sur l'enseignement, et les premières écoles à financement direct étaient sur le point d'ouvrir. La médecine privée se développait, les retraites "portables" devenaient réalité, et plus de la moitié de la population avait opté pour des substituts privés au système public de retraite complémentaire. On voyait fonctionner des zones industrielles et des zones franches dans les ports, des fournisseurs privés se chargeaient du nettoyage et de l'approvisionnement des hôpitaux, ainsi que les services des collectivités locales, en nombre croissant chaque année.

Individuellement, chacun des éléments pouvait être critiqué pour son manque d'ambition ; cumulés, ils produisaient une rupture décisive avec le "service public" et la domination par les hommes de l'Etat. Toutes les mesures allaient dans la même direction : davantage de décisions responsables, davantage d'occasions de choisir, davantage de diversité et de souci du client.


Une pression permanente

En outre, l'impression dominante au vu de ces résultats était que ce n'était là qu'un tout début. Le gouvernement donnait toutes les raisons de penser que le programme allait continuer. S'il était bloqué quelque temps, comme pour les boutiques du gaz ou la libéralisation des horaires des magasins, il regroupait ses forces pour revenir à la charge par un autre chemin. L'approche adoptée avait enfin permis de ne jamais considérer un revers que comme une cause de retard [1], et non comme un échec définitif, car elle laissait toujours planer l'idée qu'on n'aurait de cesse d'essayer d'autres méthodes, jusqu'à ce que ça finisse par marcher.

En accumulant de l'expérience sur les marchés politiques, le gouvernement gagnait en assurance, et se lançait dans des projets de plus en plus ambitieux. Ses réformes avaient commencé à une échelle modeste ; elles changèrent d'ampleur à mesure qu'il apprenait à maîtriser les techniques fondamentales de la nouvelle approche. Tous les ans, il privatisait des entreprises plus importantes, et ses incursions allaient plus loin au cœur de ce qu'il appelait le "domaine sacré du secteur public". Il se risqua dans les institutions les plus importantes, s'en prenant aux secteurs-tabous de la santé, de l'enseignement et de la sécurité sociale.

On a souvent vu les gouvernements lancer une vague de réformes dès leur arrivée au pouvoir, dans l'élan premier de la victoire. En général, une fois ce premier élan passé, ils se laissent glisser dans un train-train bien plus rassis. Ceux qui s'attendaient à un scénario de ce genre en 1979 ont peut-être poussé un soupir de soulagement devant la modestie des premières mesures ; ils ont dû être bien déçus à voir ces réformes toujours plus osées, plus radicales, alors que le gouvernement, ayant appris par la pratique comment s'y prendre avec les groupes d'intérêt, commençait à s'attaquer au cœur du secteur public.


Il était temps

Les techniques qui ont rendu cela possible sont arrivées au moment le plus opportun pour la Grande-Bretagne. L'évolution économique rendait les vieilles institutions de la révolution industrielle de plus en plus dépassées. La société de masse et le travail à la chaîne, ces masses à qui l'on pouvait octroyer les mêmes services parce que leurs vies étaient toutes semblables, tout cela était en train de disparaître, exposant l'inadéquation criante des services et des institutions qui desservaient ce type de société. Il fallait bien plus de souplesse à une économie décentralisée, avec ses entreprises plus petites et son capital matériel et humain en constant renouvellement.

Ces changements bousculaient évidemment toutes les catégories rigides du passé, et avec elles les prestations uniformes dont elles pouvaient se contenter. Là où l'on pouvait distinguer de l'"emploi" ou du "non-emploi", la frontière est désormais bien plus floue, car il existe nombre de situations intermédiaires. De plus en plus de gens ne sont employés qu'à temps partiel. Davantage sont leur propre patron, créent leur entreprise, sous-traitent des opérations. Certains travaillent une partie de l'année, d'autres une partie de leur vie. Certains prennent tôt leur "retraite" pour travailler à mi-temps, ou comme sous-traitants. Les institutions, qui étaient faites pour une distinction absolue entre "employés" et "chômeurs", sont incapables de s'adapter à cette prolifération de nouvelles catégories. Il faut donc en créer d'autres pour les servir, et par conséquent leur dégager l'espace nécessaire pour qu'elles se développent conformément à la diversité des besoins.

Les services de masse en matière d'enseignement, de santé et de sécurité sociale sont bien obligés de reconnaître que les populations qu'ils ont à traiter sont chaque année de moins en moins homogènes. Aujourd'hui, ce dont les gens ont besoin, c'est d'une formation ciblée et non d'un enseignement pour tous ; et il leur faut disposer de moyens qui leur permettront de se mettre à jour à un stade ultérieur. Des gens qui ont des styles de vie différents ont besoin d'assurances faites pour eux, de plans de retraites personnalisés.

Il faudra bien que les règles qui encadrent la croissance et l'expansion des entreprises s'adaptent au rythme plus rapide qui caractérise la nouvelle économie. Davantage d'entreprises de services, davantage de produits de haute technologie, tout cela exige de nouvelles institutions et de nouvelles règles. Le pouvoir monopolistique qu'ont les cartels — qu'il s'agisse des employés ou des patrons — d'empêcher le changement pour préserver leurs avantages, ne peut plus être supporté dans le climat d'une économie moderne ; il devra lui aussi se soumettre au changement.


La modernisation sociale, produit secondaire de la micropolitique

Les techniques de la micropolitique n'ont pas été particulièrement faites pour accompagner cette transformation-là. On les a inventées parce qu'il fallait trouver un moyen de surmonter l'inertie que les groupes d'intérêt opposent aux souhaits des consommateurs dans leur sphère d'activité, et pour introduire des éléments de responsabilité dans le secteur public. C'est à titre tout à fait secondaire que la plupart des dispositifs de la nouvelle approche donnent aux personnes la possibilité de multiplier les choix. C'est presque par accident qu'ils contribuent à permettre à une variété de services flexibles de remplacer le brouet uniforme d'une société faite pour des numéros.

En réorganisant l'activité productive de telle manière qu'elle corresponde aux préférences des consommateurs et non plus au confort des producteurs, les nouvelles méthodes permettent de satisfaire plusieurs besoins à la fois. L'ancienne production monolithique des hommes de l'Etat se divise petit à petit en une gamme complète de propositions entre lesquelles les clients peuvent opter, conformément au style de vie qu'ils ont choisi et aux besoins qu'ils ressentent. Du démantèlement des monopoles naissent de nouvelles formes de produits variés au service des nouvelles demandes. La privatisation force les entreprises à répondre aux pressions multiples et diverses de leurs clients. La déréglementation permet de lancer plus rapidement de nouveaux types de produits et de services afin de répondre à la demande.

C'est ainsi que la nouvelle stratégie politique est devenue l'instrument de la modernisation. L'importance qu'elle donne aux préférences du consommateur a permis à la diversité de se développer dans des conditions favorables. Si les gens avaient voulu à peu près les mêmes choses, on aurait obtenu des services à peu près semblables. C'est parce qu'ils éprouvaient l'envie et le besoin de choses plus variées, du fait des changements qui parcouraient l'économie, que cette diversité s'est développée.

Par conséquent, des réformes dont la raison d'être était la volonté d'instaurer des disciplines de marché en traitant le problème des groupes d'intérêt qui s'y opposaient, ont eu pour effet de permettre à la société de s'adapter aux grands changements économiques et sociaux.


L'essentiel de la micropolitique est l'attitude créative à laquelle appellent ses principes

J'ai déjà souligné à quel point l'attitude micropolitique était encourageante face à l'échec politique. Sachant quel parti ses analyses lui permettront d'en tirer pour ses réussites ultérieures, elle ne l'accepte jamais que comme un moyen de réussir plus tard. Etant plus réaliste qu'aucune autre approche dans ses procédures, elle peut d'autant mieux se permettre d'être ferme sur ses principes et ambitieuse dans ses objectifs.

Un autre de ses aspects illustre encore à quel point il est important de la conserver à l'esprit comme une technique, et non comme un ensemble d'objectifs spécifiques ; de ne pas la confondre avec "la privatisation, la convention, la mise en concurrence", etc., qu'elle a réalisés mais qui n'en sont que des produits. C'est la faculté qu'elle a de découvrir sans cesse de nouvelles techniques et de nouveaux objectifs.

S'il ne s'agissait que d'une gamme de mesures spécifiques à prendre, on cesserait de s'en servir une fois les mesures prises. Or, ce qu'elle offre n'est pas un programme. C'est une démarche intellectuelle. C'est pour cela qu'elle est, pour ainsi dire, inépuisable. Permanente. Etant une procédure générale, elle ne cesse d'inventer des politiques nouvelles. Non seulement elle permet de découvrir de nouvelles approches pour essayer de résoudre les problèmes difficiles, mais elle permet aussi de faire face à de nouveaux problèmes, et de les résoudre à mesure qu'ils apparaissent. Toutes les brèches qu'elle a maintenant ouvertes dans le secteur public et son monolithisme ne sont qu'une manière de lancement. Car tout ce qu'elle a réussi à faire jusqu'à présent est un tremplin pour des avancées futures. Sa seule contrainte est l'obligation d'offrir des propositions alléchantes pour encourager les groupes à négocier leurs avantages ; et là même, les limites pourraient bien être celles de l'ingéniosité plutôt que celle des richesses disponibles. Aussi longtemps qu'il restera des réserves de créativité chez l'homme, on pourra trouver de nouvelles solutions à proposer.


Inverser la dérive

Cette technique a réussi, en quelques courtes années, à inverser la dérive qui semblait irréversible vers toujours plus de centralisation, de productions confisquées par les hommes de l'Etat, et de domination par la politique. La croissance du secteur public dure depuis plus d'un siècle. Elle a atteint son apogée en 1979, et aujourd'hui, elle reflue. Ce ne sont pas l'opinion savante, ni l'opinion publique qui y sont parvenues, mais une technique qui n'existait pas auparavant. Les observateurs qui pensaient que la croissance constante du rôle de l'Etat était inévitable comme caractéristique des sociétés démocratiques, ont été obligés de réviser leur position après 1979.

Les nouvelles méthodes ne se sont pas contentées de contenir la marée montante du collectivisme, elles ont fait marcher le cliquet dans l'autre sens. Comme chacune des réformes crée de nouveaux groupes d'intérêts, elle est verrouillée par les actions que ceux-ci entreprennent pour défendre ces avantages. Pour la plupart des résultats de la nouvelle technique, il sera très difficile à un gouvernement de teinture différente de revenir en arrière ; trop d'intérêts sont liés au nouvel état de choses. Les gens ne jouissent pas seulement des gains matériels qu'ils ont faits, mais aussi des avantages de la liberté de choix elle-même : l'élargissement du domaine dans lequel, en tant que personnes, ils peuvent décider de leur propre existence. Ils apprécient le droit de fixer leurs propres priorités et d'affecter eux-mêmes leurs ressources. Une fois qu'ils ont goûté à cette liberté et constaté les bénéfices matériels qu'elle leur apporte en termes de qualité et de variété des services, il sera difficile de la leur enlever. De sorte qu'à chaque avancée des forces de marché obtenue par cette stratégie, le cliquet se bloque à l'endroit atteint, pour la maintenir en place. L'Etat, qui se développait depuis plus d'un siècle, est en train de se recroqueviller de façon régulière et systématique.


Un produit d'exportation

L'effet n'est pas non plus limité à la Grande-Bretagne. Elle a seulement utilisé les nouvelles techniques en premier, même si elles se développaient en même temps aux Etats-Unis. La Grande-Bretagne a été la première à élire un gouvernement disposé à les essayer, et sa Constitution permet de les mettre immédiatement en œuvre. Les Etats-Unis ont un marché politique encore plus développé, avec un Congrès dont la raison d'être et le fonds de commerce consistent ouvertement dans le marchandage des privilèges en échange du soutien politique. C'est en Grande-Bretagne qu'on en a fait le plus, parce que la concentration des pouvoirs y permet de lancer davantage de réformes. Cependant, les résultats obtenus en Grande-Bretagne ont servi d'exemple à d'autres pays, même aux Etats-Unis. Elle a attiré l'attention des autres pays mais aussi fait des émules, grâce à la manière dont elle a réussi à inverser la croissance du pouvoir d'Etat, et à permettre aux entrepreneurs privés de pénétrer dans ses chasses gardées pour y donner la preuve de leur efficacité supérieure.

Plus de cinquante pays ont organisé des missions pour étudier la manière dont tout cela a été fait en Grande-Bretagne2. Les spécialistes britanniques ont découvert qu'ils étaient très demandés à l'étranger. Parmi toutes les techniques de la micropolitique, celles qui concernent la privatisation ont attiré le plus d'attention, de même que le fait de confier les "services publics" à des entrepreneurs privés. Ces techniques ont été copiées et adaptées aux conditions locales, elles ont été mises en œuvre dans plus de cent pays2. En 1987, alors que d'autres puissances européennes faisaient des débuts plus modestes, le gouvernement français s'est engagé dans un vaste programme de privatisations.


Singer la micropolitique ne suffit pas

La réussite de ce programme, et l'échec de ses autres tentatives de réformes, traduit excellemment les leçons de la micropolitique : car si les privatisations ont été un succès, c'est parce que le gouvernement utilisait des techniques éprouvées ailleurs, et faisait appel à des professionnels qui en avaient déjà l'expérience. En revanche ses membres, à une ou deux brillantes exceptions près, ne comprenaient pas la micropolitique.

Or, rien n'est plus hasardeux que de vouloir copier ses résultats sans avoir assimilé ses principes. Cela conduit à entreprendre les mêmes réformes ambitieuses : privatisation, déréglementation, ouverture à la concurrence, sans s'en être donné les moyens intellectuels, et donc politiques. C'est ce qui est arrivé au gouvernement français entre 1986 et 1988. En-dehors de la privatisation, ses responsables ne savaient pas vraiment ce qu'il fallait faire, ni comment (ni même, pour la plupart, pourquoi). L'échec s'en est suivi, installant au cœur des responsables l'idée que "le libéralisme" serait politiquement suicidaire.

Qu'ils en aient tiré cette conclusion est bien la preuve qu'ils n'avaient pas compris la micropolitique. Car deux de ses principes essentiels sont justement, que le "libéralisme" doit donner un avantage concurrentiel décisif aux politiciens qui ont choisi de le mettre en œuvre, et que l'échec n'est jamais qu'une cause de retard, et surtout une occasion privilégiée d'améliorer la connaissance et de mettre au point de nouveaux procédés.


Le monde en développement

Les pays du Bassin Pacifique s'en sont mieux tirés, peut-être parce qu'ils ont moins d'arrogance devant les idées venues d'ailleurs. Ils ont adopté d'enthousiasme les idées nouvelles, et nombre d'entre eux ont lancé des mesures pour exposer les activités du secteur public à l'influence du marché. Singapour, la Malaisie et la Corée du Sud ont fait des progrès remarquables grâce aux systèmes inaugurés en Grande-Bretagne, et semblent aussi doués pour adopter les stratagèmes politiques qu'ils l'avaient été pour les technologies modernes. La grosse surprise a été la rapidité avec laquelle ces idées ont influencé les nations du Tiers Monde. Les pays pauvres ont, tout autant que les riches, désiré les mêmes avantages, et souvent plus encore. Le Bangla Desh a utilisé ces techniques à fond pour remettre les moulins à farine et les fileries de jute aux mains de ceux qui les faisaient tourner, avec pour résultat d'accroître aussi bien la productivité que la production, et d'éliminer la nécessité des subventions.

On a émis l'idée que les pays les moins évolués ont plus de facilité à appliquer ces mesures parce que le secteur public y est un phénomène plus récent. Ses racines sont moins profondes, elles remontent moins loin dans le temps. Les privilèges qu'il offre aux groupes doivent toujours être négociés, mais ces groupes sont sûrement plus ouverts aux idées nouvelles que s'il existait une longue tradition de monopole public. Quelle que soit la cause, les pays du Tiers Monde ont mis un véritable enthousiasme à développer et à appliquer nos techniques. Beaucoup d'entre eux ont des économies gravement déformées par l'ingérence de l'Etat et l'intervention du secteur public ; ils voient dans les nouvelles méthodes une chance de créer la classe d'entrepreneurs et les occasions de profit marchand nécessaires pour amorcer le processus de création des richesses.


Abandonner le socialisme pour rester au pouvoir

Il est à peine moins surprenant que les pays communistes aient adopté certaines de ces idées. En l'absence d'institutions démocratiques classiques, des pays comme la Chine, le Viêtnam ou Cuba n'ont pas les marchés politiques ouverts tels que nous les connaissons en Occident. Mais on n'en trouve pas moins nombre de groupes qui y vivent de privilèges d'Etat, tout en se montrant incapables d'obtenir ni efficacité ni croissance dans la structure économique existante. Les nouvelles méthodes leur offrent la possibilité d'échanger leurs privilèges contre d'autres avantages, mettant en œuvre certains éléments de marché, lesquels permettent d'augmenter la production, d'améliorer le service et de le diversifier. Cuba a suivi le modèle britannique de vente des logements sociaux à leurs locataires à des prix de faveur, et la Chine a offert à ses paysans la possibilité de faire des profits au prix d'un abandon de la sécurité de leur activité, avec des résultats spectaculaires en termes de production.


Un phénomène mondial

Le résultat de tout ce remue-ménage a été que le déclin du secteur public est devenu un phénomène mondial. L'Etat bat presque partout en retraite, dans les pays communistes comme dans les pays capitalistes, sous les dictatures comme dans les régimes démocratiques, dans les pays pauvres comme dans les pays riches, dans les pays arriérés comme dans les pays avancés. Ses effets sont ressentis dans tous les continents, et par toutes les races. Ce qui a commencé dans la Grande-Bretagne de 1979 s'est répandu avec une rapidité tellement confondante que même ses plus ardents défenseurs ne l'avaient pas prévue. C'est désormais l'un des phénomènes les plus marquants de l'organisation sociale au vingtième siècle.

En outre, cette technique n'en est qu'à ses débuts. Les résultats obtenus jusqu'à présent ne représentent que les premières étapes. Car si la plus grande partie de son développement a eu lieu au cours de sa mise en œuvre pratique, s'en servir entraîne en soi la découverte de nouvelles règles, alors que le processus n'est à l'œuvre que depuis quelques années. Plus les solutions micropolitiques réussissent, et plus on les affine et les adapte, et plus on découvre de nouveaux procédés pour étendre leur champ d'application à de nouveaux domaines. Les gouvernements qui les utilisent avec succès y gagnent en assurance et en savoir-faire, et sont tout prêts à les appliquer à de nouveaux problèmes. Comme l'expérience internationale s'accroît avec les résultats de diverses tentatives, les pays se copient mutuellement et adaptent ces trouvailles aux conditions locales. Il y aura, c'est inévitable, des revers et des erreurs, mais eux aussi font partie du processus de découverte. Les méthodes utilisées pour diminuer le rôle et l'impact de l'Etat dans la vie économique ont déjà donné la preuve qu'elles n'étaient pas des expédients sans avenir. Elles représentent un moyen de refouler systématiquement la marée du pouvoir étatique, rendant leur place aux préférences des consommateurs, à la diversité et à l'esprit d'entreprise. Et il semble bien qu'elles soient là pour laisser une marque durable.


Systématiser l'expérience des politiques

En dernière analyse, il n'est pas étonnant que ces techniques aient réussi. Depuis longtemps, les politiciens sont habitués à recevoir des conseils de l'extérieur. Des économistes qui prônent une autre politique budgétaire, des juristes qui proposent de nouvelles règles, des sociologues et des psycho-sociologues, des criminologues... tous exhortent les gouvernements à suivre leurs indications. Les avis que reçoivent les politiciens leur viennent de tous les corps professionnels, excepté le leur. Comme on pouvait s'y attendre, ils ont trouvé la plupart de ces avis inappropriés, inadaptés, ou tout simplement inapplicables. Et s'ils le savent, c'est parce que leur propre expérience dans leur domaine qui le leur a appris.

La micropolitique se soucie pour sa part de mettre au point des politiques adaptées au monde pratique. Elle commence par examiner les marchés politiques en place, puis analyse les problèmes politiques qu'ils soulèvent. Ses solutions sont conçues à partir du monde réel, et pour fonctionner dans le monde réel. Elle adjure les politiciens de ne pas résister, et de ne pas s'opposer aux marchés politiques au point que l'échec et la défaite en soient le résultat inéluctable. Bien au contraire, elle leur apprend à entrer sur ces marchés pour y faire des échanges. Plutôt que de combattre les intérêts des groupes de pression en cause, elle leur recommande de faire des offres plus intéressantes en échange. Elle est une des rares méthodes de mise au point des politiques qui se retrouve à considérer le monde politique du point de vue de la profession.


La fable du vent et du soleil

Un vieux conte rapporte l'histoire du vent et du soleil : les deux compères font un pari sur celui des deux qui pourra forcer un homme à enlever son manteau. Plus le vent souffle avec fureur, et plus l'homme resserre son manteau autour de lui, jusqu'à ce que le vent, épuisé, renonce. Alors le soleil apparaît... et l'homme retire son manteau. Après qu'on avait poussé pendant des années les hommes politiques à imiter le vent et à multiplier les efforts, avec l'échec pour seule récompense, la micropolitique est arrivée, et elle leur a dit de faire comme le soleil pour réussir. Il est peu surprenant qu'elle ait déjà imprimé sa marque, et selon toute probabilité, on en verra encore bien davantage à l'avenir.

NOTES

Notes du chapitre seize : Champ d'application, limites et origines

1 Bien sûr, la base théorique demeure, comme point de départ de l'analyse, et comme principe d'action : séduire les groupes de pression et mettre en place des contre-pouvoirs. Le choix du procédé, en revanche, est dicté par l'expérience, et le détail de l'affaire ne dépend que de la situation singulière et concrète. Et comme toutes les situations sont différentes (c'est un des axiomes de l'approche nouvelle), il faudra toujours une combinaison différente de techniques appropriées.
2 Dans les recherches en méthodologie scientifique, on s'est beaucoup creusé la tête pour savoir si c'est l'observation qui précède la théorie, ou si c'est l'inverse. Depuis que Karl Popper a décrit le processus scientifique comme un va-et-vient entre conjectures et mises à l'épreuve, on admet très largement qu'une théorie sous-jacente est nécessaire pour qu'une observation quelconque puisse avoir un sens. En d'autres termes, c'est une conception préalable qui forme la base de l'observation, cette observation pouvant à son tour conduire à proposer une nouvelle théorie. L'action publique développée sur le modèle micropolitique résulte du même type d'interaction.
3 La réussite de ces politiques nouvelles est donc un cas type de ce que nous avons décrit dans les premiers chapitres : un mouvement d'opinion à la remorque des événements. Les techniciens ont mis au point leurs outils sur le tas, avec pour seul bagage quelques grands principes et une analyse de ce qui ne fonctionnait pas. Et c'est le succès pratique de ces politiques qui leur a valu un soutien accru, ainsi qu'un intérêt renouvelé pour la théorie qui leur donne leur cohérence.
4 La micropolitique, pour sa part, sait que l'ingéniosité technique est essentielle pour appliquer les idées de la liberté naturelle dans le monde réel de la politique des groupes de pression. Sa philosophie doit autant à Archimède qu'à Adam Smith et Friedrich Hayek. Avec un levier assez long et un point d'appui, on peut faire bouger le monde, mais il faut avoir les deux.

Notes du chapitre dix-sept : le temps de la récolte

1 ...et une occasion d'en apprendre davantage.
2 Ecrit en 1988 [N.d.T.].

PREMIERE PARTIE : LE ROLE DES IDEES