Pacifisme
Comment le pacifisme s’enfonce dans l’aveuglement et l’immoralité
Par Ludovic Monnerat, 22 décembre 2002
La planète compte soixante conflits de haute intensité, mais c’est surtout lorsque des pays occidentaux envisagent la coercition armée que les pacifistes manifestent. Incapables d’articuler des solutions crédibles face aux problèmes de sécurité contemporains, ils s’enferrent aujourd’hui dans une idéologie contraire à la morale.
Pas de sang pour du pétrole : dans nombre de cités européennes, des cortèges bigarrés clament à nouveau leur opposition à une action militaire dans le Golfe. Les slogans étaient les mêmes douze ans plus tôt, mais les manifestants défendaient alors l’idée d’un embargo économique pour faire plier Saddam Hussein ; aujourd’hui, ils se gardent bien de rappeler la parenté de cette mesure et se contentent de revendiquer le silence des armes, sans avancer la moindre solution pour régler le problème irakien. De sorte que le pacifisme poursuit cette inexorable descente vers l’immoralité à laquelle l’après-guerre froide semble le condamner.
Il est en effet frappant de constater à quel point la chute du Mur de Berlin a désorienté ceux qui prétendent lutter contre la barbarie humaine. En 1991, les pacifistes s’opposaient à l’usage de la force pour libérer le Koweït, envahi et soumis aux exactions de la soldatesque irakienne. En 1995, ils contestaient les frappes aériennes destinées à faire cesser la guerre de Bosnie et à réunir les belligérants autour de la table de négociations. En 1999, ils refusaient la campagne militaire conçue pour contraindre Slobodan Milosevic à retirer ses troupes du Kosovo et à cesser le nettoyage ethnique. En 2001, ils condamnaient l’offensive aéroterrestre visant à renverser la théocratie sanguinaire des Taliban et à détruire les bases du terrorisme fondamentaliste. Et maintenant, c’est l’intention de recourir à une opération armée pour provoquer la chute de Saddam Hussein qu’ils combattent.
Cette propension chronique à défendre les tyrans opposés à l’Occident rappelle les « plutôt rouge que mort » scandés au début des années 80. Les arguments immuables des pacifistes expliquent en effet leur soutien collatéral au totalitarisme, puisque selon eux la violence n’est jamais une solution et ne peut mener qu’à l’extension du conflit. A ce sujet, il serait intéressant d’entendre l’avis de ces foules en liesse qui, de Koweït City à Kaboul en passant par Pristina ou Dili, ont célébré l’action militaire responsable de leur libération. Mais c’est surtout la chute brutale de la mortalité au Kosovo ou en Afghanistan, dans les mois qui ont suivi le déclenchement des opérations alliées, qui montre à quel point les pacifistes n’ont que faire de la réalité.
Depuis la fin de la guerre froide, les campagnes militaires les plus attentives à minimiser les pertes humaines sont aussi celles qui suscitent les plus vives oppositions. Les recherches approfondies sur le terrain de l’ONG Human Rights Watch ont permis de prouver qu’environ 500 civils avaient péri sous les bombes alliées en Yougoslavie, alors que le think tank Project on Defense Alternatives avance entre 1000 et 1300 morts pour les 6 premiers mois de l’opération « Enduring Freedom ». Des pertes tragiques, mais qui sont sans rapport avec le nombre de vies que ces actions ont permis de préserver : au Kosovo, le départ des forces serbes a permis le retour d’un million de réfugiés, dont l’errance prolongée en plein hiver aurait provoqué une hécatombe ; en Afghanistan, l’effondrement des Taliban a notamment permis la reprise de soins élémentaires, comme cette campagne de vaccination contre la rougeole de l’UNICEF qui à elle seule sauvera 35’000 enfants cette année.
Au contraire, le refus de la violence armée conformément aux mantras du pacifisme a autorisé les pires massacres de la dernière décennie. En Bosnie, l’inaptitude de la FORPRONU à toute coercition et le report compulsif des frappes aériennes ont laissé se développer une guerre qui a fait 200’000 victimes. Au Rwanda, la crainte frileuse de la communauté internationale l’a amenée à observer sans réaction un véritable génocide interethnique, mené avec des moyens rudimentaires par les populations elles-mêmes, qui a provoqué la mort de 800’000 personnes. Dans l’ex-Zaïre devenu Congo, enfin, le désintérêt pour une intervention n’est aucunement troublé par un conflit où la convoitise des ressources naturelles s’exerce à un prix atteignant les 3 millions de morts. Mais nul ne défile dans nos rues en criant « pas de sang pour des diamants. »
Certes, les pacifistes ont une réponse toute prête lorsque l’on tente de les confronter à cette réalité dérangeante : ils affirment promouvoir la réflexion et vantent sans cesse la prévention des conflits. Ainsi, dans ce vaste hôpital ouvert au monde qu’est devenu l’Occident et où ne cessent de s’accumuler les urgences, nos gens de paix autoproclamés refusent le risque de l’opération ambulatoire et se bornent à prescrire de futures campagnes de vaccination. Pire, ils considèrent ouvertement ceux qui manipulent les armes chirurgicales comme autant de tueurs en puissance et voient dans leurs mains tachées de sang la preuve de leur culpabilité – sans se soucier de l’état des patients traités. Dès lors, un seul diagnostic s’impose : le pacifisme n’est qu’une idéologie étrangère à la morale, dont le livre noir attend encore d’être écrit.
Au siècle dernier, il a pu constituer une réaction logique aux massacres subis sur les tranchées de la Première guerre mondiale, même si sa négation des menaces totalitaires a sans conteste favorisé l’éclatement de la suivante. L’époque de l’affrontement nationaliste et la course aux armes les plus dévastatrices rendaient intelligible l’opposition à des campagnes militaires dont les effets pouvaient exterminer des peuples entiers. Mais la dissuasion nucléaire et les médias planétaires ont sonné le glas de la guerre totale sous sa forme industrielle, et donc du pacifisme qui la combattait. Les activistes européens qui contestaient dans les années 70 et 80 la présence des troupes américaines et le déploiement des euro-missiles n’étaient déjà plus que les complices d’un régime tyrannique.
De nos jours, la raréfaction des conflits conventionnels entre Etats et la prolifération des guerres menées par des bandes armées ou des groupes terroristes mettent l’idéologie pacifiste à l’agonie. La défense des intérêts nationaux n’est plus le seul rôle des militaires, qui pratiquent la coercition armée et la maîtrise de la violence dans le but d’imposer et de maintenir la paix ; ces 10 dernières années, leur intervention a permis de mettre fin ou de faire avorter au moins 8 guerres civiles, et ainsi de sauver des centaines de milliers de vies. Naturellement, sur une planète où près de 60 conflits majeurs font rage annuellement, ce bilan reste bien insuffisant. Mais s’opposer par principe à ces actions relève d’un réflexe antimilitaire qui fait abstraction des populations menacées. « Plutôt mort que protégé » résume assez bien l’inconséquence pacifiste.
Au demeurant, ses tenants n’ont aucune solution à proposer pour stopper les conflits ou les irrédentismes, pas plus aujourd’hui pour l’Irak ou la Palestine qu’hier pour le Kosovo ou la Bosnie, et ils se contentent de répéter que la violence n’en est pas une. Ils font certes feu de tout bois pour dissimuler cette absence de réponse, n’hésitant pas à relayer la propagande distillée jadis à Bagdad, à Belgrade ou à Kandahar pour mieux fustiger les actions armées. Cependant, toutes les accusations circonstancielles qu’ils profèrent – effets supposés des obus à uranium appauvri, dommages collatéraux affectant les non-combattants, convoitise irrépressible de ressources naturelles ou encore complicité dans le massacre de prisonniers – ne parviennent pas à cacher l’immoralité sans fard de l’inaction.
En fait, les pacifistes ont trop de préjugés pour saisir les ressorts véritables des conflits, et donc la manière de les prévenir ou de les faire cesser. Ils ignorent ainsi la logique paradoxale de la stratégie et confondent les attitudes et les intérêts, c’est-à-dire les symptômes et les maux, en croyant que la paix passe par l’absence de violence alors que seul le règlement des intérêts divergents la rend possible. De même, leur négation constante de toute adversité se conjugue à la conviction que les mesures de défense ou de protection provoquent spontanément leur opposition. Un peu comme si les serrures d’un logement suscitaient son cambriolage, et les pare-chocs d’une voiture le choc frontal.
Un tel degré d’aveuglement est le produit d’une véritable culture de l’irresponsabilité. En niant la nature instable et contradictoire de l’être humain, les pacifistes contestent le rôle des rapports de forces dans les équilibres sociaux et s’évitent le fardeau que constitue leur contrôle. La dissuasion, la protection et la légitime défense sont des concepts étrangers à leur idéal purement rationnel, où le hasard et l’antagonisme n’ont aucune place. Dans leur bouche ou sous leur plume, la paix n’est pas un état précaire exigeant pour son maintien des efforts permanents, mais une ataraxie collective où toute trace d’agressivité ou de désaccord ont disparu. Autant dire un paradis carcéral fondé sur l’inappétence et le phototropisme !
C’est une réalité qu’il faut avoir à l’esprit lorsque l’on observe ces manifestants qui revendiquent la paix sans pouvoir en montrer le chemin. Ils refusent que le sang coule pour du pétrole, mais ils en font de même pour la liberté ou pour la vie. Ils se prétendent opposés à toute forme de violence, mais s’opposent aussi à la protection de ceux qui en sont victimes. Ils crient au respect et à l’égalité entre les peuples, mais réprouvent avant tout les opérations ciblées des nations occidentales. Et les illusions de leur idéalisme seraient bénignes si la presque totalité des médias de ce pays ne les propageait pas spontanément.