Marcela Iacub/Ma fille, ma pute, mon amour
Ma fille, ma pute, mon amour
Marcela Iacub, Libération, 21 janvier 2012 [1]
Ceux qui approuvent les politiques actuelles en matière de prostitution ainsi que le projet de pénaliser les clients pensent que leurs détracteurs sont des hypocrites. A leurs yeux, ces derniers ne pourraient pas garder leurs convictions libérales s’ils faisaient l’effort d’imaginer que c’est leur fille qui se prostitue. Ils sont convaincus qu’il suffirait que ces réformateurs de salon réalisent cette expérience de pensée pour comprendre que leurs idées sont honteuses.
Pourtant, on peut abriter des doutes quant à l’efficacité d’une telle méthode pour résoudre cette controverse. D’abord, parce que si nous la transposons à d’autres domaines, nous aboutissons à des résultats aberrants. Ainsi, par exemple, peu de personnes souhaitent que leur fille soit bonne sœur, gardienne de prison ou qu’elle accouche de vingt-cinq enfants. Mais il est difficile d’imaginer que ces mêmes personnes seraient favorables à des lois visant à abolir ces curieuses vocations. Si nous nous acharnions à faire disparaître, à l’instar de la prostitution, l’ensemble des activités ou des destins que nous ne souhaitons pas pour notre fille, nous vivrions dans des sociétés qui ressembleraient à des prisons ou à des camps de concentration.
Par ailleurs, on nous invite à imaginer notre fille en train de se prostituer dans un contexte de stigmatisation particulièrement grave de ce métier et non pas dans un autre contexte où il serait respecté ou valorisé. Or cette «nuance» est loin d’être un détail sans importance.
Nous ne voudrions pas que notre fille soit juive ou noire si elle avait le malheur de vivre dans un Etat antisémite ou raciste. Il en allait de même de l’homosexualité lorsque celle-ci était considérée comme une maladie honteuse qu’il fallait garder secrète. Car ce qui chagrine les parents n’est ni la religion, ni la couleur de la peau, ni l’orientation sexuelle, ni le métier de leur fille, mais le mépris, la stigmatisation, la marginalisation dont elle pourrait être victime. Or cette injonction à imaginer notre fille se prostituant suppose que les conditions actuelles ne sont pas modifiables, que l’horreur de ce métier est indépendante de son contexte institutionnel.
Mais, sans doute, le principal grief que l’on peut lui adresser est l’hypothèse pavlovienne sur laquelle elle s’appuie - celle qui anime, par ailleurs, les politiques abolitionnistes actuelles. Selon cette hypothèse, sous l’effet de la violence que subiraient les prostituées, notre fille changerait de métier. Or on sait à quel point cette théorie de dresseur de chiens est fausse et de mauvaise foi. Cette violence, loin de pousser les personnes à abandonner la prostitution, ne fait que produire davantage de malheur pour celles qui la pratiquent. C’est pourquoi le fait d’imaginer notre fille en train de se prostituer devrait nous pousser non pas à adhérer aux politiques actuelles mais à les contester. Pour autant que nous aimions et respections notre fille, ce qui n’est peut-être pas le cas de ceux qui cherchent à nous impressionner avec cette injonction. Le fait pour ces derniers de penser qu’elle leur assure la victoire dans ce débat en dit plus sur les rapports de ces personnes à leurs enfants que sur une quelconque faille des thèses libérales.
Certains parents n’aiment leurs enfants qu’à condition qu’ils soient et se comportent en obéissant à leurs souhaits. D’autres continuent d’aimer leurs enfants même si ces derniers font des choix qui ne correspondent pas au destin qu’ils avaient rêvé pour eux. Les parents du second groupe préféreraient que leur fille, même s’ils désirent qu’elle exerce un autre métier, se prostitue dans des conditions qui la mettent à l’abri de la violence, du secret, de la honte et de la clandestinité. Ceux du premier groupe, en revanche, vont chercher à se venger de leur fille pour avoir cassé leurs rêves en souhaitant qu’elle soit persécutée, plainte, et traitée d’une manière indigne. Ils vont approuver toute cette violence car leur fille n’est pas celle qu’ils auraient voulu qu’elle soit.
Les sociétés qui ne respectent pas la liberté des individus à disposer d’eux-mêmes ressemblent à ces parents sans cœur. Elles ne se contentent pas de demander à leurs membres de ne pas nuire aux autres mais encore d’avoir des comportements vertueux et exemplaires. Comme si ces malheureux n’étaient que les purs moyens des idéaux collectifs et non pas aussi les sujets de leur vie. On dit de ces sociétés qu’elles sont paternalistes, comme si la seule façon d’établir un lien avec ses enfants était celle des parents du premier groupe, ce qui valide ainsi indirectement ce modèle familial autoritaire.
Peut-être un jour le mot paternalisme désignera-t-il l’autre modèle de rapport familial que j’ai évoqué. Ce changement sémantique pourrait contribuer à faire advenir non seulement une société plus respectueuse des minorités pacifiques mais aussi un nouvel idéal d’amour parental. Pour qu’un tel monde soit un peu moins loin de nous, nous devrions répondre à ceux qui nous invitent à imaginer notre fille en train de se prostituer de faire l’effort de se demander comment s’y prendre pour aimer la leur.