La justice sans monopole
par Roman Perdeanu
Libres!!, nº 69, pp.165-166.
- « Il faut rendre libres toutes les industries encore organisées en commun, aussi bien la justice et la police que l’enseignement, les cultes, les transports, la fabrication des tabacs, etc. »
Sans justice, une société sombre dans le crime et la corruption. Faire régner la justice requiert une force organisée. Tout le monde est d’accord. Discute-t-on l’abolition du monopole de l’État ? Ressort toujours le souci de l’organisation de la justice sans ce monopole. Or c’est ce même souci universel qui fait que, libres, les individus s’organisent efficacement en vue de ce but commun et pressant, alors que le monopole a précisément pour principe de les en empêcher ! Chez un peuple libre, chaque individu est à la fois libre et responsable (on dit propriétaire) de sa propre défense, de sa propre justice. Il peut choisir d’en déléguer (ou non) la gestion partielle ou totale à qui il veut, sur un marché libre, selon son propre intérêt, ses propres valeurs. Associations, assurances, alliances, confédérations, se forment naturellement : l’union fait la force. Mais, et c’est là toute la différence avec le monopole, cette union se fait sous la condition d’une libre adhésion, qui est aussi la liberté de quitter l’accord à tout moment, les termes étant devenus détestables, voire juste moins avantageux. Une union forcée, c’est un viol. Une union forcée permanente, c’est l’esclavage.
Que ces groupes ne se font-ils la guerre ? Leur intérêt les retient. Car la guerre est onéreuse. Nul ne veut faire la guerre à ses propres frais, seulement aux frais de ses sujets, fruits de conquêtes passées, et de ses ennemis, fruits espérés d’une conquête future. Or, c’est le monopole d’État qui permet à une caste dirigeante d’accaparer impunément les richesses des conquis passés et futurs. C’est donc ce monopole seul qui crée une incitation à la guerre à grande échelle. Et la criminalité liée à ce monopole dépasse dans les faits toute autre forme de criminalité par plusieurs ordres de grandeur. Comptez donc les centaines de millions de victimes de divers génocides, de prisonniers de camps de concentration, de ruinés et d’affamés, les billions détournés par les chefs d’États et leurs séides, pour réaliser qu’entre criminalité dite publique avec monopole et criminalité dite privée sans, le choix est vite fait. Là où les criminels privés prospèrent, c’est justement là où les honnêtes gens sont empêchés de se défendre par ce monopole qui laisse faire les malhonnêtes par incompétence, corruption, indifférence et malfaisance combinées, phénomène appelé anarcho-tyrannie. Il y aura toujours des psychopathes criminels isolés, hors-la-loi quel que soit le système de justice. Mais ils seront moins nombreux dans une société où les individus sont libres et responsables plutôt qu’infantilisés, déresponsabilisés, propagandisés, collectivisés, opprimés. Or, sauf ces cas irréductibles, la guerre est le fait spécifique d’une classe criminelle organisée, très majoritairement publique et parapublique, et fort minoritairement privée.
Une fois éliminée cette classe, comment les honnêtes gens règlent-ils leurs différends ? Leurs associations volontaires définissent à l’avance des règles pour résoudre les conflits : entre membres d’une même association par règlements internes, entre membres d’associations différentes par accords mutuels entre associations. Et si un membre se sent trahi par son association ? Il peut la récuser et en appeler à d’autres associations dont il est aussi déjà membre ou qu’il rejoindra bien vite. L’important est que les rapports de force qui résoudront in fine le conflit seront établis après coup, au vu des faits, par l’adhésion volontaire des citoyens à une alliance ou une autre, défendant une des parties ou une autre. C’est tout l’opposé d’un système où le gagnant est connu d’avance, et où il ne s’agit que de voir quels sont les caprices du prince, juge et partie dans tous les conflits. Le prince se prétend garant de la justice. Mais qui garantit le prince ? On voudrait nous faire croire que le peuple a tout contrôle sur ce prince, parce qu’il peut parfois choisir entre l’aile droite et l’aile gauche d’un establishment qui les contrôle complètement le reste du temps ? Et on voudrait nous faire croire que lorsqu’à l’inverse chaque individu peut à chaque instant changer d’alliance sans monopole ni duopole, le contrôle du peuple sur le rapport de force produit serait inexistant ?
Là où les juges sont librement consentis, ceux dont les décisions souvent font scandale et sont récusées, contribuant donc une valeur négative au consensus, perdront vite leurs clients. Ceux dont les décisions inspirent le respect parce qu’elles sont fondées sur des faits établis par-delà le doute et des principes aussi clairs que justes, feront fortune à rendre ce service essentiel : créer de l’apaisement. L’erreur est humaine, et même les meilleurs juges devront s’assurer contre leurs propres erreurs : car comme tout le monde, les juges seront pleinement responsables, civilement et pénalement, de leurs erreurs et de leurs manquements, si, après appel, il s’avère que leurs décisions relevaient de l’incompétence ou de l’abus. De plus, en tant que professionnels, ils seront tenus à des normes de comportement plus élevées (et non pas moindres) que le public. C’est donc tout le contraire de la pseudo-justice de monopole, où les bureaucrates singeant la justice s’arrogent l’immunité dans toutes leurs décisions, et poursuivent pénalement ceux qui oseraient critiquer leurs jugements et leur autorité.
L’État, via écoles et médias subventionnés, nous assomme de propagande quant à sa supposée indispensabilité. Aussi, les Français ont autant de mal à imaginer la justice sans l’État qui les opprime que les Nord-Coréens ont de mal à imaginer l’alimentation sans l’État qui les affame. Et pourtant, rien n’est plus simple : il suffit de regarder ce qui se passe, s’est toujours passé et se passera toujours là où ne sévit pas de monopole : libres, les individus s’organisent efficacement pour leur propre intérêt, sans subir les sévices publics d’un monopole qui les exploite dans son intérêt propre. Car il n’est d’intérêts que privés. Badges et képis, perruques et robes ne transforment pas magiquement en anges altruistes des humains aussi égoïstes que les autres. Ce qu’ils assurent, c’est que les membres du gang au pouvoir se protègent les uns les autres contre les velléités de justice et de liberté du public opprimé. C’est pourquoi le premier problème de la justice d’État n’est ni sa lenteur proverbiale, ni le coût exorbitant de son fonctionnement, ni celui de son appareil carcéral, ni son incapacité chronique à distinguer innocents et coupables ; ce problème n’est pas même l’inhumanité de sa machine bureaucratique et de ses peines ou mécaniques, ou arbitraires, tantôt excessives, tantôt laxistes, toujours partiales envers les amis du monopole ; le premier problème avec la « justice » de monopole, c’est la corruption même de toute notion de justice.