Objectivisme

From Liberpédia

L'"Objectivisme", le nom qu'Ayn Rand donnait à sa philosophie, s'oppose par définition au "subjectivisme" : il s'agit plus particulièrement d'affirmer que la preuve purement logique est possible et nécessaire dans tous les domaines de la philosophie, y compris en métaphysique, en philosophie morale et politique et en théorie économique ; domaines où les philosophes à la mode de l'époque le niaient, soit au nom d'une "connaissance" non fondée sur l'expérience (à la manière d’Emmanuel Kant et de ses successeurs), soit au nom d'une "impossibilité de savoir" dans certains domaines (à la suite de David Hume et Auguste Comte).

2 + 2 = 4 est une proposition scientifique

Il s'agissait donc d'ancrer la preuve logique dans l'expérience, par une théorie des concepts, par une science des définitions qui prouve qu'un énoncé peut bel et bien être vrai par définition : en d'autres termes de réhabiliter, aux yeux des philosophes et à l'encontre la plupart d'entre eux, la conviction que deux et deux font bien toujours quatre et que cette affirmation scientifique-là décrit bien universellement la réalité[1]. La philosophie politique ne consiste-t-elle pas à définir l'acte juste, la philosophie morale à définir l'acte bon[2] ? C'est ce qu'a toujours pensé la tradition philosophique réaliste d'Aristote et saint Thomas d'Aquin, qu'elle entendait en fait renouveler et reformuler, en les débarrassant des influences platoniciennes sur la théorie des "essences" d'Aristote.

La double dépendance des concepts

La théorie des concepts de Ayn Rand, qu'elle a développée dans Introduction to Objectivist Epistemology[3], consiste à décrire la manière dont la pensée rationnelle choisit de distinguer dans l'expérience les entités qui existent, puis entreprend de les classer d'après leurs caractéristiques communes, d'après tout ce qu'on sait à leur sujet et de les définir à partir de celles de leurs caractéristiques qui sont les plus propres à les distinguer des autres. L'exemple de l'histoire naturelle, qui fonde ses classements sur les caractéristiques constatables des êtres qu'elle observe, et les remet en cause à l'occasion de découvertes majeures, est un assez bon exemple de la manière dont la pensée construit sa hiérarchie des concepts, à la fois dépendants de toute la science que l'on peut posséder sur les existants qu'ils désignent, et dépendants des autres concepts dont la validité peut et doit également être constatée. C'est en procédant par abstractions à partir des abstractions les plus proches de l'expérience concrète, puis en construisant de nouvelles abstractions sur ces abstractions, et ainsi de suite, que la pensée élabore ses concepts les plus généraux, qui n'en correspondent pas moins à une réalité omniprésente pour n'être pas directement perceptibles.

A ce sujet, Ayn Rand se moquait des philosophes qui nient la correspondance nécessaire avec le réel des concepts les plus généraux comme l'existence, l'identité et la causalité, sous prétexte que leur contrepartie n'est pas directement observable comme le serait une table, ou un lapin :

“S'il était possible à un animal de décrire le contenu de sa conscience, le résultat serait une transcription de la philosophie de Hume.
Ses conclusions seraient celles d'une conscience confinée au niveau de la perception, réagissant passivement à l'expérience des concrets immédiats, sans aucune capacité à former des abstractions, d'intégrer dans des concepts les objets qu'elle a perçus, attendant en vain qu'apparaisse un objet appelé 'causalité' --sauf qu'une telle conscience serait incapable de tirer aucune conclusion d'aucune sorte[4]”.

De même des concepts abstraits de la philosophie normative : la définition du "bien" se construit par l'élimination des concepts qui se trouvent être contradictoires avec le reste de notre connaissance, qu'elle prenne la forme de faits concrets ou qu'elle se trouve condensée dans notre système de définitions[5].

Ayn Rand était plus expéditive encore à l'encontre des philosophes idéalisme|idéalistes qui ont prétendu disqualifier la raison humaine parce que celle-ci est, par nature, bornée aux moyens de preuve qui sont les siens : ce qui revient à juger ce qui existe à l'aune de ce qu'on ne peut même pas imaginer :

“Même indépendamment du fait que la théorie kantienne des « catégories » comme source des concepts de l'homme est une ridicule invention, son argument équivaut à une négation, non seulement de la conscience humaine, mais de toute espèce de conscience, de la conscience en tant que telle. Son argument, en substance, était le suivant : l'homme est limité par une conscience qui a une nature spécifique, laquelle perçoit par des moyens spécifiques et par nul autre ; il s'ensuivrait que sa conscience ne serait pas valide : que l'homme serait aveugle, parce qu'il a les yeux ; sourds, parce il a des oreilles ; dans l'erreur, parce qu'il a un esprit. Et c'est parce qu'il les perçoit que les choses qu'il perçoit n'existeraient pas[6].

Prétendre énoncer une vérité quelconque alors que par ailleurs on disqualifie la raison humaine, c'est une contradiction pratique que Rand appelait le "vol de concepts" et qui lui a servi à pourfendre et à "déceler" les fausses philosophies (cf. infra). C'est ainsi qu'à l'usage de ses contemporains, abreuvés de propagande sur l'impuissance de la raison, Ayn Rand a réhabilité le raisonnement logique non seulement en théorie économique et en philosophie normative, mais encore en métaphysique :

elle a montré que des conclusions définies sont possibles en la matière, même si la science des définitions, comme toute science, ne cesse de s'améliorer par l'accroissement des connaissances et l'élimination des incohérences qui subsistent.

Les instruments du détective philosophique

Armée de sa Science des Définitions, Ayn Rand avait énuméré différents types d'erreurs possibles en la matière, qui font des mots des "abstractions flottantes" dont la correspondance avec le réel ne peut pas être établie, des "anti-concepts" qui détruisent la pensée au lieu de servir celle-ci.

  • L'erreur dont l'identification est la plus féconde en la matière -- parce qu'elle se réfère à l'interdépendance des concepts dans la hiérarchie des classifications de la connaissance -- forme de présupposé logique nécessairement méconnue par certaines écoles de philosophie, est peut-être le vol de concepts : l'emploi d'un concept dont on a par ailleurs nié les fondements épistémologiques, c'est-à-dire le lien nécessaire avec le réel.
Ainsi, souligne Nathaniel Branden, le concept de "vol" n'a de sens que s'il peut exister une "propriété légitime" : la formule de Pierre-Joseph Proudhon : "la propriété, c'est le vol" implique donc une contradiction, parce qu'elle se sert d'un mot dont en même temps elle nie implicitement la validité[7].
  • D'autres types d'"anti"concepts" identifiés par Ayn Rand sont :
-- l'"abandon de contexte" ("concept-dropping"), erreur de catégorie qui consiste à prétendre se servir d'un mot en-dehors des conditions où celui-ci peut servir ;
-- l'"amalgame" ("package-dealing") qui consiste à fourrer dans le même sac des faits en réalité foncièrement différents et
-- la "définition par des traits secondaires" ("definition by non-essentials"), qui consiste à définir un concept par une de ses caractéristiques qui ne permet pas vraiment de distinguer ce qu'il désigne des autres existants[8].

Il restera aux autres philosophes réalistes de décider si ces notions-là peuvent leur être utiles, ou si les catégories du thomisme contemporain leur permettaient déjà de s'en passer.


Notes :

[1] Cf. Leonard Peikoff, "La dichotomie analytique-synthétique", première parution sous le titre “The Analytic-Synthetic Dichotomy” dans ‘’The Objectivist’’ de mai-septembre 1967, reproduit dans Ayn Rand & Leonard Peikoff: Introduction to Objectivist Epistemology, New York, New American Library, 1979.
[2] La métaphysique implique aussi de définir l'Etre nécessaire, mais on ne peut pas dire qu'Ayn Rand l'ait su ; faute d'avoir compris la distinction entre le nécessaire et le contingent, sa métaphysique était finalement demeurée assez proche de celle d'Aristote, qui croyait les astres éternels.
[3] Dans The Objectivist, juillet 1966 et février 1967.
[4] Ayn Rand, For the New Intellectual, 1961, p. 24. Traduit dans Liberpédia : "Le pseudo-expérimentalisme".
[5] Et ça tombe bien, il n'y a qu'une du "juste" qui ne le soit pas, contradictoire : celle qui procède des actes respectueux de la propriété d'autrui. Cf. Murray Rothbard, The Ethics of liberty, traduit comme L'éthique de la liberté, Les belles lettres, 1991 ; Hans-Hermann Hoppe, "From the Economics of Laissez-Faire to the Ethics of Libertarianism", Ch. 8 de The Economics and Ethics of Private Property. Boston/Londres/Dordrecht : Kluwer, 1993. Traduit comme "De la théorie économique du laissez-faire à la politique du libéralisme".
[6] Ayn Rand, For the New Intellectual, 1961, p. 33. Cf aussi George Walsh, "Ayn Rand and the Metaphysics of Kant".
[7] Nathaniel Branden, "The Fallacy of the Stolen Concept", For the New Intellectual, 1961, p. 24. Traduit comme Liberpédia : "Le vol de concepts".
[8] Un anti-concept peut implique plusieurs de ces erreurs à la fois :
ainsi, dépassant même Ludwig von Mises sur ce point, Ayn Rand avait compris qu'il ne peut pas exister de monopole sur un marché libre, entre autres parce que la fausse notion de "monopole sur un marché libre" combine :
-- l'"amalgame", en fourrant dans le même sac des situations qui naissent de contrats librement acceptés avec des situations qui naissent de la violence réglementaire de l'état ;
-- la "définition par des traits secondaires", parce que ce qui, dans le monopole, "nuit à la production", ce n'est jamais l'"inélasticité de la courbe de demande" mais bien les entraves règlementaires à la liberté de produire et d'échanger ;
-- des "concepts volés", parce que la prétendue "définition" d'un "monopole sur un marché libre" dépend d'autres notions qui se dissolvent à l'examen rationnel :
les notions d'"élasticité de la courbe de demande" et de "part de marché" sont en réalité arbitraires (parce qu'elles dépendent d'un contexte qu'on ne peut pas définir clairement a priori),
et la notion de "profit de monopole" est en fait contradictoire (parce qu'il implique une "définition par des traits secondaires" : le "profit", en fait, ne peut jamais naître que de l'incertitude et par conséquent on ne peut l'associer systématiquement à aucun type de situation économique quelle qu'elle soit).