Objectivisme

From Liberpédia
Formellement, je l’appelle l’objectivisme, mais informellement, je l’appelle une philosophie pour vivre sur terre.
Ayn Rand, La philosophie : qui en a besoin

par François Guillaumat

L'objectivisme, le nom qu’Ayn Rand donnait à sa philosophie, s’oppose par définition au « subjectivisme » : il s’agit plus particulièrement d’affirmer que la preuve purement logique est possible et nécessaire dans tous les domaines de la philosophie, y compris en métaphysique, en philosophie morale et politique et en théorie économique ; domaines pour lesquels nombre de philosophes réfutent la possibilité d’une telle objectivation, soit au nom d’une « connaissance » non fondée sur l’expérience (à la manière de Kant et de ses successeurs), soit au nom d’une « impossibilité de savoir » dans certains domaines (à la suite de Hume et de Comte).

2 + 2 = 4 est une proposition scientifique

Il s’agissait donc d’ancrer la preuve logique dans l’expérience, par une théorie des concepts, par une science des définitions qui prouve qu’un énoncé peut bel et bien être vrai par définition : en d’autres termes de réhabiliter, aux yeux des philosophes et à l’encontre de la plupart d’entre eux, la conviction que deux et deux font bien toujours quatre et que cette affirmation scientifique-là décrit bien universellement la réalité[1]. La philosophie politique ne consiste-t-elle pas à définir l’acte juste, la philosophie morale à définir l’acte bon[2] ? C’est ce qu’a toujours pensé la tradition philosophique réaliste d’Aristote et saint Thomas d’Aquin, qu’elle entendait en fait renouveler et reformuler, en les débarrassant des influences platoniciennes sur la théorie des « essences » d’Aristote.

La double dépendance des concepts

La théorie des concepts de Ayn Rand, qu’elle a développée dans Introduction to Objectivist Epistemology[3], consiste à décrire la manière dont la pensée rationnelle choisit de distinguer dans l’expérience les entités qui existent, puis entreprend de les classer d’après leurs caractéristiques communes, d’après tout ce qu’on sait à leur sujet et de les définir à partir de celles de leurs caractéristiques qui sont les plus propres à les distinguer des autres. L’exemple de l’histoire naturelle, qui fonde ses classements sur les caractéristiques constatables des êtres qu’elle observe, et les remet en cause à l’occasion de découvertes majeures, est un assez bon exemple de la manière dont la pensée construit sa hiérarchie des concepts, à la fois dépendants de toute la science que l’on peut posséder sur les existants qu’ils désignent, et dépendants des autres concepts dont la validité peut et doit également être constatée.

C’est en procédant par abstractions à partir des abstractions les plus proches de l’expérience concrète, puis en construisant de nouvelles abstractions sur ces abstractions, et ainsi de suite, que la pensée élabore ses concepts les plus généraux, qui n’en correspondent pas moins à une réalité omniprésente pour n’être pas directement perceptibles.

A ce sujet, Ayn Rand se moquait des philosophes qui nient la correspondance nécessaire avec le réel des concepts les plus généraux comme l’existence, l’identité et la causalité, sous prétexte que leur contrepartie n’est pas directement observable comme le serait une table, ou un lapin :

S’il était possible à un animal de décrire le contenu de sa conscience, le résultat serait une transcription de la philosophie de Hume.
Ses conclusions seraient celles d’une conscience confinée au niveau de la perception, réagissant passivement à l’expérience des concrets immédiats, sans aucune capacité à former des abstractions, d’intégrer dans des concepts les objets qu’elle a perçus, attendant en vain qu’apparaisse un objet appelé ’causalité’ —sauf qu’une telle conscience serait incapable de tirer aucune conclusion d’aucune sorte[4].

De même des concepts abstraits de la philosophie normative : la définition du « bien » se construit par l’élimination des concepts qui se trouvent être contradictoires avec le reste de notre connaissance, qu’elle prenne la forme de faits concrets ou qu’elle se trouve condensée dans notre système de définitions[5].

Ayn Rand était plus expéditive encore à l’encontre des philosophes idéalistes qui ont prétendu disqualifier la raison humaine parce que celle-ci est, par nature, bornée aux moyens de preuve qui sont les siens : ce qui revient à juger ce qui existe à l’aune de ce qu’on ne peut même pas imaginer :

Même indépendamment du fait que la théorie kantienne des « catégories » comme source des concepts de l’homme est une ridicule invention, son argument équivaut à une négation, non seulement de la conscience humaine, mais de toute espèce de conscience, de la conscience en tant que telle. Son argument, en substance, était le suivant : l’homme est limité par une conscience qui a une nature spécifique, laquelle perçoit par des moyens spécifiques et par nul autre ; il s’ensuivrait que sa conscience ne serait pas valide : que l’homme serait aveugle, parce qu’il a les yeux ; sourds, parce il a des oreilles ; dans l’erreur, parce qu’il a un esprit. Et c’est parce qu’il les perçoit que les choses qu’il perçoit n’existeraient pas[6].

Prétendre énoncer une vérité quelconque alors que par ailleurs on disqualifie la raison humaine, c’est une contradiction pratique que Rand appelait le « vol de concepts » et qui lui a servi à pourfendre et à « déceler » les fausses philosophies (cf. infra). C’est ainsi qu’à l’usage de ses contemporains, abreuvés de propagande sur l’impuissance de la raison, Ayn Rand a réhabilité le raisonnement logique non seulement en théorie économique et en philosophie normative, mais encore en métaphysique :
elle a montré que des conclusions définies sont possibles en la matière, même si la science des définitions, comme toute science, ne cesse de s’améliorer par l’accroissement des connaissances et l’élimination des incohérences qui subsistent.

Les instruments du détective philosophique

Armée de sa Science des Définitions, Ayn Rand avait énuméré différents types d’erreurs possibles en la matière, qui font des mots des « abstractions flottantes » dont la correspondance avec le réel ne peut pas être établie, des « anti-concepts » qui détruisent la pensée au lieu de servir celle-ci.

Elle a mis en scène ces erreurs dans ses romans, mais c’est surtout à l’occasion de ses analyses politiques qu’elle a eu l’occasion de les exposer et de les démonter : analyses sommaires en ce qui concerne la situation internationale, mais toujours étonnamment actuelles et applicables à toutes les pseudo-démocraties socialistes en ce qui concerne la politique intérieure des Etats-Unis.

L’erreur dont l’identification est la plus féconde en la matière — parce qu’elle se réfère à l’interdépendance des concepts dans la hiérarchie des classifications de la connaissance — forme de présupposé logique nécessairement méconnue par certaines écoles de philosophie, est peut-être le vol de concepts : l’emploi d’un concept dont on a par ailleurs nié les fondements épistémologiques, c’est-à-dire le lien nécessaire avec le réel.

Ainsi, souligne Nathaniel Branden, le concept de « vol » n’a de sens que s’il peut exister une « propriété légitime » : la formule de Pierre-Joseph Proudhon : « la propriété, c’est le vol » implique donc une contradiction, parce qu’elle se sert d’un mot dont en même temps elle nie implicitement la validité[7].

D’autres types d’anti-concepts identifiés par Ayn Rand sont :

  • l’« abandon de contexte » (« concept-dropping »), erreur de catégorie qui consiste à prétendre se servir d’un mot en-dehors des conditions où celui-ci peut servir ;
  • l’« amalgame » (« package-dealing ») qui consiste à fourrer dans le même sac des faits en réalité foncièrement différents et
  • la « définition par des traits secondaires » (« definition by non-essentials »), qui consiste à définir un concept par une de ses caractéristiques qui ne permet pas vraiment de distinguer ce qu’il désigne des autres existants[8].

Il restera aux autres philosophes réalistes de décider si ces notions-là peuvent leur être utiles, ou si les catégories du thomisme contemporain leur permettaient déjà de s’en passer.

Une erreur sociologique

Semblent bien pratiquer également la « définition par des traits secondaires » ceux qui réduisent la pensée de Ayn Rand à son interprétation toute personnelle de l’« égoïsme rationnel »[9], de l’individualisme ou de la métaphysique[10], les unes et les autres étant assez faciles à critiquer.

En matière de définition, c’est bien l’opinion de l’auteur qui semble avoir le pas sur celle de ses interprètes : celle-ci n’appelait pas sa philosophie « athéisme », ni « égoïsme rationnel », ni « capitalisme de laissez-faire », ni « romantisme esthétique », mais bien « objectivisme » : c’est sur son interprétation des rapports entre la conscience et la réalité qu’avec ses forces et ses faiblesses l’ensemble repose.

Libéraux et philosophes

Aujourd’hui, y a deux groupes qui ont lu Ayn Rand : des libéraux et des philosophes ou soi-disant tels.

— Les libéraux trouvent en Ayn Rand une excellente philosophe politique, bien meilleure que n’importe quel des intellectuels à la française qui se ferait passer pour tel ; cependant, ils peuvent aujourd’hui trouver plus cohérent encore, et plus fécond, chez Rothbard et Hoppe, d’ailleurs l’un et l’autre réalistes comme elle, malgré les références de Hoppe à Kant.
De même de sa théorie économique : elle est irréprochable, mais c’est celle de Mises, à qui elle l’a empruntée, et de Rothbard, même sans la culture théorique ni la référence au « Père Toohey ».
Les libéraux ne peuvent donc distinguer Ayn Rand parmi les autres philosophes libéraux que parce qu’elle nous donne les moyens de fonder dans l’expérience la preuve purement logique, c’est-à-dire la philosophie et la théorie économique qui en fait partie : ce à quoi Rothbard faisait seulement allusion, et dont Mises ne comprenait pas que c’était possible et nécessaire.
— Si Mises ne comprenait pas qu’il est possible et nécessaire de fonder dans l’expérience la preuve purement logique, c’est parce qu’il était influencé par Kant, et les philosophes formés à la française ont été baignés dans la trilogie Platon-Descartes et Kant qui ne le comprenaient pas non plus.
Par conséquent, les seuls philosophes qui puissent mesurer la portée de l’objectivisme randien sont ceux qui, échappant au moins en partie à cette Trilogie, ont pu se familiariser avec la tradition philosophique réaliste.
Mais là encore, comme en théorie économique et en philosophie politique, la concurrence est rude en épistémologie avec saint Thomas d’Aquin, sans parler de la métaphysique qui, chez Rand, est en partie fausse et contradictoire avec le reste de sa pensée[11] et qui risque donc de les décourager d’aller plus avant.
Pour juger si l’objectivisme randien apporte un plus par rapport au réalisme thomiste, il faut être familier des deux.

Ne peuvent donc mesurer l’importance de l’épistémologie objectiviste que les économistes autrichiens qui ont su y trouver la validation ultime de leur Praxéologie, et les philosophes de la tradition réaliste qui auront jugé utile d’en prendre connaissance.

Les autres groupes sociologiques passeront à côté.
En particulier, resteront aveugles au fait que ses analyses politiques sont autant de leçons de philosophie, ceux qui méconnaissent la hiérarchie des concepts et la nécessité de revenir aux principes pour juger d’une politique ou d’une institution.

Voir aussi

Notes

[1] Cf. Leonard Peikoff, « La dichotomie analytique-synthétique », première parution sous le titre “The Analytic-Synthetic Dichotomy” dans ‘’The Objectivist’’ de mai-septembre 1967, reproduit dans Ayn Rand & Leonard Peikoff: Introduction to Objectivist Epistemology, New York, New American Library, 1979.
[2] La métaphysique implique aussi de définir l’Être nécessaire, mais on ne peut pas dire qu’Ayn Rand l’ait su ; faute d’avoir compris la distinction entre le nécessaire et le contingent, qu’elle confondait avec la distinction entre le produit des lois naturelles et ceux de l’action humaine, sa métaphysique était finalement demeurée assez proche de celle d’Aristote, qui croyait les astres éternels.
[3] Dans The Objectivist, juillet 1966 et février 1967.
[4] Ayn Rand, For the New Intellectual, 1961, p. 24. (Pseudo-expérimentalisme).
[5] Et ça tombe bien, il n’y a qu’une définition du « juste » qui ne soit pas contradictoire : celle qui procède des actes respectueux de la propriété d’autrui. Cf. Murray Rothbard, The Ethics of liberty, traduit comme L’éthique de la liberté, Les belles lettres, 1991 ; Hans-Hermann Hoppe, « From the Economics of Laissez-Faire to the Ethics of Libertarianism », Ch. 8 de The Economics and Ethics of Private Property. Boston/Londres/Dordrecht : Kluwer, 1993. Traduit comme « De la théorie économique du laissez-faire à la politique du libéralisme ».
[6] Ayn Rand, For the New Intellectual, 1961, p. 33.
Pour une analyse critique de ces interprétations par un admirateur de Ayn Rand, voir George Walsh, « Ayn Rand and the Metaphysics of Kant ».
Pour une autre critique de Kant dans la tradition réaliste, lui reprochant de disqualifier la théologie rationnelle comme science de l’Être fondée sur l’expérience de l’univers, voir Claude Tresmontant, « De la méthode en métaphysique ».
[7] Nathaniel Branden, « The Fallacy of the Stolen Concept », For the New Intellectual, 1961, p. 24. (Vol de concept)
[8] On trouve une bonne analyse d’un anti-concept, avec son application
Un anti-concept peut implique plusieurs de ces erreurs à la fois :
ainsi, dépassant même Ludwig von Mises sur ce point, Ayn Rand avait compris qu’il ne peut pas exister de monopole sur un marché libre, entre autres parce que la fausse notion de « monopole sur un marché libre » combine :
— l’« amalgame », en fourrant dans le même sac des situations qui naissent de contrats librement acceptés avec des situations qui naissent de la violence réglementaire de l’État ;
— la « définition par des traits secondaires », parce que ce qui, dans le monopole, « nuit à la production », ce n’est jamais l’« inélasticité de la courbe de demande » mais bien les entraves règlementaires à la liberté de produire et d’échanger ;
— des « concepts volés », parce que la prétendue « définition » d’un « monopole sur un marché libre » dépend d’autres notions qui se dissolvent à l’examen rationnel :
les notions d’« élasticité de la courbe de demande » et de « part de marché » sont en réalité arbitraires (parce qu’elles dépendent d’un contexte qu’on ne peut pas définir clairement a priori),
et la notion de « profit de monopole » est en fait contradictoire (parce qu’il implique une « définition par des traits secondaires » : le « profit », en fait, ne peut jamais naître que de l’incertitude et par conséquent on ne peut l’associer systématiquement à aucun type de situation économique quelle qu’elle soit).
[9] Un égoïsme rationnel bien compris est compatible avec la charité chrétienne, puisque ce qu’elle recommande c’est de faire du bien de l’autre son bien propre ;
par ailleurs Auguste Comte lui-même, l’inventeur du mot « altruisme », semble bien avoir entendu celui-ci comme une expression de l’intérêt personnel bien compris dans un cadre social.
[10] Pour ceux qui connaissent les premiers raisonnements de la métaphysique, il est évident que c’est de l’athéisme, comme de tout monisme métaphysique, que procède le collectivisme avec sa négation des Droits voire de l’existence des êtres humains :
dans son interprétation matérialiste, qui semblait bien être celle de Ayn Rand, si l’univers est le seul être, alors la conscience que nous avons d’être distincts et limités n’est qu’une illusion, et le tout vaut toujours mieux que ses parties.
Il n’y a que dans la métaphysique juive et chrétienne que les êtres existent réellement, et sont voulus pour eux-mêmes par leur Créateur, qui leur donne « la dignité d’être cause ».
[11] Au vu de ce qui précède, l’individualisme de Ayn Rand, son affirmation des Droits de la personne et a fortiori sa reconnaissance du libre arbitre, sont contradictoires avec son athéisme.
Alors qu’elle avait réhabilité la métaphysique comme une science possible et nécessaire, elle n’en maîtrisait pas cet aspect-là.