Les Dangers de la réglementation : une approche par les processus de marché

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Par Israel Kirzner, Professeur à New York University

Titre original : The Perils of regulation: A Market-Process Approach '1978) A l'époque où il a écrit cet ouvrage, Israel M. Kirzner était Professeur d'Economie au Département d’économie de New York University. Connu pour ses travaux sur la théorie des marchés et de l'entrepreneur, ses livres comprennent aussi The Economic Point of View (1960), Market Theory and the Price System (1963), An Essay on Capital (1966), Competition and Entrepreneurship (1973) et Perception, Opportunity and Profit (1983). Auteur de nombreux articles et recensions, le Pr. Kirzner a pris la parole dans plus de quarante séminaires et congrès professionnels. Le Pr. Kirzner a été diplômé summa cum laude de Brooklyn College ; il a reçu en économie un M.B.A. et (l'un des quatre docteurs de Ludwig von Mises) un Ph.D à New York University.

INTRODUCTION

Cela fait au moins deux siècles que les économistes débattent des mérites de la réglementation pour l'économie de marché. Au cours des décennies récentes, cependant, ce débat paraissait s'estomper et il a semblé, pendant un certain nombre d'années, que les économistes, à très peu d'exceptions près, approuvaient (et en fait participaient à propager) une opinion fortement favorable à une intervention massive de l'Etat sur le marché. Ce n'est que récemment que le balancier de l'opinion savante a commencé à s'écarter d'une position carrément interventionniste, permettant de renouveler le débat classique sur la réglementation publique de l'économie.

Une position favorable à une réglementation substantielle du marché par les hommes de l'Etat doit naturellement être fortement distinguée des critiques révolutionnaires du capitalisme. La position interventionniste, à la différence des critiques révolutionnaires, apprécie en général complètement le rôle du système de marché dans une allocation efficiente des ressources. La position interventionniste accepte complètement le théorème central de l'économie du bien-être comme quoi le marché concurrentiel en équilibre général réaliserait l'optimalité au sens de Pareto, à partir d'hypothèses appropriées. Cependant, ils considèrent que l'intervention est nécessitée par l'impossibilité, dans le monde réel, de réaliser les conditions nécessaires à un équilibre parfaitement concurrentiel. Du fait des "défaillances" chroniques du marché attribuables à la violation de ces hypothèses, la position interventionniste juge indispensable que les hommes de l'Etat modifient activement le fonctionnement du marché libre par des doses substantielles, voire massives, d'intervention et de réglementation. La position interventionniste tient que l'économie de marché, convenablement modifiée par une combinaison judicieuse de contrôle public sur les prix, la qualité des produits, et l'organisation de l'activité, peut obtenir des résultats raisonnablement satisfaisants. Cette position a si bien pris auprès des universitaires que l'interventionnisme, toujours appuyé par l'intuition du profane, est pratiquement devenu une orthodoxie incontestée.

Cela ne fait que peu de temps que cette orthodoxie a commencé à s'effondrer. Le profane comme l'économiste ont commencé à soupçonner que les interventions de l'Etat, particulièrement celles qui limitent la concurrence et contrôlent les prix, conduisent en permanence à des conséquences indésirables. La confiance dans la capacité des décideurs publics à élaborer un programme utile de contrôles pour corriger les "défaillances" du marché sans entraîner de nouveaux problèmes attribuables à l'action de l'Etat elle-même, cette confiance a été assez complètement ébranlée.

Pour une grande partie du public, et même pour les économistes, l'effondrement de l'orthodoxie a été une surprise brutale, sinon un choc et un bouleversement. Il incombe maintenant aux économistes de réexaminer la théorie du marché. Ils ont commencé à voir que le postulat suivant lequel le marché peut s'approcher d'un équilibre concurrentiel est plus solide qu'on ne l'avait pensé jusqu'à présent. Ils ont avancé l'idée que les réglementations de l'Etat produisent leurs propres distorsions indésirables dans les résultats du marché. Finalement, les économistes ont commencé à comprendre que les déterminismes de la réglementation tendent à assurer que les interventions sur le marché auront bien plus de chances d'être entreprises pour promouvoir les intérêts de groupes particuliers (sans excepter les réglementateurs eux-mêmes) que ceux du public en général.

Cette étude vise elle aussi à attirer l'attention sur des problèmes qui semblent être des résultats inéluctables de l'intervention de l'Etat sur les marchés. Cependant, l'approche adoptée ici diffère substantiellement de celles que je viens de mentionner, en ce qu'elle ne postule pas la réalisation instantanée ni même rapide d'un équilibre sur le marché libre. Elle n'insiste pas non plus sur les distorsions indésirables dans les conditions d'équilibre induites par les réglementations publiques. Enfin, pour simplifier les choses, on supposera dans cette discussion que les contraintes imposées et suivies par les réglementateurs ont eu pour intention délibérée de promouvoir les seuls intérêts du public consommateur. La thèse développée ici vise à prouver que c'est avec le processus entrepreneurial —dont dépendent le plus sûrement les vertus que ses critiques interventionnistes concèdent en principe au marché— que l'intervention interfère de façon nuisible.

Pour éviter les malentendus, soulignons que je n'entends en rien minimiser l'impact des conséquences de la réglementation dont mon argumentation ne dépend pas. On ne peut douter sérieusement que bien des réglementations ont été inspirées, consciemment ou non, par d'autres considérations que le souci de contribuer au bien public (1). Et la tendance des interventions de l'Etat à engendrer des tendances vers des configurations d'équilibre sub-optimal a certainement été démontrée par les économistes, de BASTIAT à FRIEDMAN (2). Je me borne à avancer que, si indubitablement valides que soient ces approches critiques de l'interventionnisme, elles n'épuisent pas tous les aspects du phénomène à examiner. Pour affiner la présentation de l'approche empruntée ici, on suppose que les réglementations sont imposées et suivies avec le seul bien-être du public à l'esprit. Il est incontestable que nombre des conséquence indésirables de la réglementation peuvent être attribuées à la tendance qu'elle a à servir les intérêts des réglementateurs. Je maintiens que, tout à fait à part de telles difficultés, la réglementation engendre la confusion et l'inefficacité économiques. Confusion et inefficacité qui peuvent être perçues plus clairement si on fait abstraction, pour les besoins de la démonstration, des autres difficultés qui naissent de l'intérêt personnel des hommes de l'Etat.


L'INTERVENTIONNISME ET LE SOCIALISME : UN PARALLELE

La surprise et le désarroi ressentis aujourd'hui par tellement de gens, économistes et autres, devant l'incapacité de mesures interventionnistes bien intentionnées à créer autre chose que des inefficacités qui leur sont propres, rappelle à plusieurs égards la surprise et l'inquiétude ressentis il y a quelque soixante ans, lorsque MISES démontra pour la première fois, par une démonstration théorique, qu'une économie socialiste était incapable d'exécuter le calcul économique nécessaire à l'efficacité sociale. Il est instructif de poursuivre plus avant ce parallèle ; en effet, correctement entendu, l'argument de MISES concernant les économies socialistes, c'est-à-dire planifiées en dehors du marché, inspire des aperçus utiles sur le fonctionnement de l'économie de marché entravée, c'est-à-dire sujette à intervention. Ce fut l'incapacité des lecteurs de MISES à comprendre le fonctionnement de l'économie de marché qui les conduisit à supposer sans examen qu'une société socialiste, en principe, n'aurait pas nécessairement de difficultés à atteindre cette efficacité sociale. Qu'on ait brusquement compris que cela n'allait pas forcément de soi explique la surprise et la gêne provoquées par le fameux article de MISES. L'orthodoxie aujourd'hui chancelante sur laquelle l'approche interventionniste reposait jusqu'à une période très récente reflète certaines incompréhensions quant au fonctionnement des marchés ; et ce sont des malentendus qui présentent une similitude remarquable avec ceux qu'avait identifiés MISES et, après lui, HAYEK. Ces erreurs, dont les racines sont profondes, semblent responsables de le l'étonnement et du désarroi ressentis en comprenant que l'intervention de l'Etat pourrait bien être elle-même le problème, et non la solution qu'elle avait si évidemment paru constituer.

Le marché entravé, contrôlé, évidemment, n'est pas identique à une économie complètement socialisée, que MISES et HAYEK avaient étudiée. Dans l'économie socialiste ainsi définie, il n'y a pas de marché du tout, libre ou pas, pour les services productifs. Dans l'économie socialiste, par conséquent, il ne peut pas y avoir de prix de marché pour ces services. Cette absence de prix de marché est cruciale pour la critique du socialisme que font MISES et HAYEK. L'économie de marché réglementée, d'un autre côté, aussi entravé que soit son fonctionnement, est sans aucun doute une économie de marché, dans laquelle des prix émergent à partir de l'interaction des gens à la recherche du profit. La critique de MISES et HAYEK n'est donc pas, sous cette forme, applicable au marché réglementé.

Un bref réexamen de cette critique, néanmoins, paraît utile pour une évaluation informée de la réglementation. En effet, la discussion de HAYEK et MISES permet d'apprécier le fonctionnement du processus de marché en révélant les énormes difficultés auxquels les planificateurs font face quand ils essaient d'imiter les résultats d'une économie de marché tout en refusant d’en avoir une. Cette discussion révèle aussi les risques associés à l’approche des réglementateurs lorsqu'ils essaient d'améliorer la performance économique. De même qu'une tentative pour obtenir l'efficacité sociale par la planification centrale plutôt que par les processus spontanés du marché est pour HAYEK et MISES nécessairement vouée à l'échec, de la même façon, pour des raisons essentiellement semblables, les tentatives faites pour contrôler les résultats du marché par une action réglementaire délibérée et extérieure au marché, tendent nécessairement à engendrer des conséquences inattendues et tout-à-fait indésirables.

Nous nous tournerons donc vers un bref résumé du débat sur le calcul économique en régime socialiste, en attirant particulièrement l'attention sur une incapacité fort répandue à apprécier complètement certains éléments de la critique de MISES et HAYEK. Ce sont ces éléments importants, en fait, qui se trouveront constituer la base de notre analyse critique de la réglementation publique dans l'économie de marché. Ces éléments sous-tendent notre perception du parallélisme entre une critique de l'interventionnisme sur le marché d'un côté, et du socialisme sans marché de l'autre.

Mises et Hayek sur le socialisme