L'économie politique contre l'économie mathématique

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L'ECONOMIE POLITIQUE CONTRE L'ECONOMIE MATHEMATIQUE Par Juan Carlos Cachanosky


The greatest claim that can be made for the mathematical method is that it necessarily leads to good economic theory G.J. Stigler

The mathematical method] is an entirely vicious method, starting from false assumptions and leading to fallacious inferences L. von Mises

Il existe un accord tacite entre tous les économistes mathématiciens pour ne pas révéler les nombreuses contradictions que contiennent les postulats sur lesquels ils fondent leurs recherches. Le concept d'une action humaine se référant à un avenir qui ne serait en rien inconnu est inconcevable/ La vie de gens pour qui l'avenir ne contiendrait rien d'inconnu est si différente de celle que nous connaissons qu'aucune imagination n'est assez puissante pour s'en faire une idée. Est-ce qu'on pourrait seulement appeler cela une vie au sens où nous l'entendons ?

Ludwig von Mises, "Bemerkungen über die mathematische Behandlung nationalökonomischer Probleme", Studium Generale VI N°2, 1953, Springer Verlag, Berlin-Göttingen-Heidelberg, traduit par Helena Ratzka comme : "Comment about the Mathematical Treatment of Economic Problems" (.pdf), Journal of Libertarian Studies, Vol.1 n°2, pp. 97-100, Pergamon Press, 1977.


1 INTRODUCTION**

Comme on peut le constater dans les citations de ces deux prestigieux économistes que sont Stigler et Mises, la différence d'opinion quant à l'usage de la mathématique en économie n'est pas précisément une question de nuance. Quoique le débat ait déjà plus d'une centaine d'années, ces deux positions diffèrent, pour le dire en termes mathématiques, de 180 degrés.

Si les théorèmes économiques pouvaient se déduire indifféremment en utilisant les mathématiques ou le langage ordinaire, la question ne serait pas si importante ; chacun choisirait ce qu'il trouverait le plus commode.

Cependant,  le problème est bien plus profond : certains économistes mathématiciens ont soutenu qu'il existe des théorèmes économiques 'qu'on ne peut pas déduire  sans se servir des mathématiques .

Pour leur part, les économistes "littéraires", en particulier ceux de l'école autrichienne, affirment que la mathématique ne peut pas rendre compte des problèmes de l'ajustement sur le marché . Ainsi, le débat est important parce que ce qui est en jeu, ce n'est pas une pondération de la rigueur déductive de la mathématique respectivement à celle de la logique verbale : c'est la possibilité, en science économique, de faire usage de l'une ou l'autre méthode.

Dans cet article, j'essaierai de démontrer que l'emploi de la méthode mathématique est impossible en économie, si ce que l'économiste cherche à faire est de développer des théories applicables à la réalité. Naturellement, n'importe qui est libre de faire de la gymnastique intellectuelle en inventant des modèles mathématiques détachés du réel, mais cette activité ne devrait pas être incluse dans la théorie économique, n'étant que de la mathématique pure. Malgré l'affirmation de Stigler suivant laquelle l'économie mathématique "conduit nécessairement à de la bonne théorie économique", il existe un grand nombre de modèles mathématiques qui conduisent à des résultats divergents ; il n'est que de se référer aux collections d'Econometrica. Si nous suivions Stigler, nous devrions conclure que tous sont "nécessairement" bons ; une étude spécifique de ces modèles nécessiterait d'écrire un traité, peut-être en plusieurs volumes, et non un petit article. Le problème est en fait semblable à celui de la planification économique. On peut dire qu'il existe autant de "plans" que de planificateurs. Pour démontrer les erreurs de la planification, on n'a pas besoin de critiquer l'une après l'autre chacune de leurs propositions. Il peut, et pourra toujours exister, le planificateur qui dira que son plan à lui est vraiment différent des autres. La critique, pour être efficace, doit porter sur l'essence de la planification, c'est à dire sur ce qu'il y a de commun à l'ensemble de ces plans. De même, de l'économie mathématique : nous ne gagnerions rien à critiquer tel ou tel modèle. En conséquence, c'est à l'essence de l'entreprise que nous entendons nous adresser.

L'article est divisé en trois grands thèmes :

— le premier comprend une brève description historique de l'économie mathématique ; elle vise à montrer comment, depuis une centaine d'années, les économistes mathématiciens eux-mêmes se montrent incertains quant à l'applicabilité pratique de leurs modèles.

— Le deuxième traite de l'impossibilité d'appliquer la même méthode aux sciences naturelles et aux sciences sociales. Il soutient que la construction de modèles économiques mathématiques équivaut à appliquer la méthode hypothético-déductive qui est viable dans les sciences naturelles, mais ne l'est pas dans les sciences de l'action humaine.

— Le troisième, enfin, se propose de montrer quelles différences existent entre une déduction verbale et une déduction mathématique, et leurs conséquences pour la théorie économique.


2 L'EVOLUTION DE L'ECONOMIE MATHEMATIQUE

Depuis la naissance de l'économie politique (que l'on considère que son fondateur est Adam Smith, Richard Cantillon ou bien Xénophon), jusqu'au dernier quart du XIX° siècle, les économistes déduisaient leurs principes en utilisant la logique verbale. Très peu utilisaient les mathématiques. Mais depuis la fin du siècle dernier et jusqu'à nos jours, l'économie mathématique a commencé à prendre du terrain et aujourd'hui nous pouvons dire que rares sont les livres d'économie qui n'utilisent pas un peu de mathématiques.

Dans The Theory of Political Economy de William Stanley Jevons, il y a deux appendices (le V et le VI) avec une liste des économistes mathématiciens qui embrasse la période 1711-1888, à savoir l'époque où elle était peu populaire. Cette liste n'est pas complète et par-dessus le marché elle inclut des noms d'économistes qui s'opposaient expressément à l'utilisation des mathématiques comme John Stuart Mill et Carl Menger .

Malgré la longue liste de Jevons, les précurseurs de l'économie mathématique sont fort peu nombreux à être bien connus. Parmi eux on trouve Daniel Bernoulli (1700-1782), mathématicien suisse qui développa les concepts d'utilité marginale décroissante avec des dérivées dans un article paru en 1730. Thomas Perronet Thompson (1783-1868) publia en 1826 un article dans la Westminster Review — dont il était l'un des fondateurs, appliquant le calcul différentiel pour calculer le profit maximum. En Allemagne, le mathématicien Johann Heinrich von Thünen (1783-1850 [inventeur présumé de la différence entre risque (assurable) et incertitude" (portant sur des événements uniques, donc non assurable) utilise aussi des concepts du calcul infinitésimal dans son oeuvre Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirthschaft und National Ökonomie (L'Etat isolé en relation avec l'agriculture et l'économie politique). En France les deux précurseurs les plus remarquables furent Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) et Jules Dupuit (1804-1866). En 1838, Cournot publie son livre Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses où il fait un assez grand usage de formules et de graphiques et, de même que ses prédécesseurs, met l'accent sur le calcul infinitésimal. De son côté, Dupuit développe le concept de courbe de demande de manière apparemment indépendante de Cournot. Son livre De l'utilité et de sa mesure (1853) ne contient pas autant d'équations que celui de Cournot, mais suffisamment pour en faire un précurseur de l'économie mathématique. La citation suivante de Cournot traduit le peu de cas que l’on faisait à cette époque de l’emploi de la mathématique en économie : "[...] le titre de cet ouvrage n'annonce pas que des recherches théoriques ; il indique aussi que j'ai l'intention d'appliquer à celles-ci les formules et les symboles de l'analyse mathématique. Ce dessein, je l'avoue, doit m'attirer immédiatement la réprobation des théoriciens accrédités. Tous se sont manifestés, comme d'un commun accord, contre l'emploi de formules mathématiques et il serait sans aucun doute difficile actuellement de vaincre un préjugé que de grands talents, comme Smith et d'autres écrivains plus modernes, ont contribué à réaffirmer ." Il ne fait pas de doute que les économistes de plus grand renom de cette époque s'étaient rendu compte des objections à faire à l'usage de la mathématique en économie. Par exemple, Jean-Baptiste Say faisait ce commentaire dans son Traité d'économie politique (1803) quant à ceux qui utilisaient les mathématiques en économie : "Ces personnes [...] n'ont pu énoncer ces problèmes en langage analytique sans les dépouiller de leur complexité naturelle, au moyen de simplifications et de suppressions arbitraires, avec les conséquences, insuffisamment appréciées, qu'ils changeaient toujours la condition du problème et viciaient toutes ses résultats ; cela fait qu'on ne peut déduire de tels calculs aucune autre inférence que celles qui se dégagent de la formule arbitrairement supposée ". Des opinions semblables, nous pouvons en trouver chez Nassau W. Senior , J. S. Mill et J. E. Cairnes . Sans doute, l'usage des mathématiques n'était pas le thème épistémologique central de ces économistes. Ce qu'ils cherchaient à démontrer était que la méthode utilisée pour les sciences de la nature n'était pas appropriée aux sciences de la société . L'utilisation de la mathématique en économie politique était plutôt un sous-produit. A en croire Cournot, l'opposition à la méthode mathématique était due en partie "à l'idée fausse que se sont faits de cette analyse des esprits judicieux et versés dans l'économie politique, mais presque ignorants des sciences mathématiques" . Cette critique n'est pas trop juste. En tous cas, on pourait [aussi bien] conclure le contraire : que ses "esprits judicieux et versés", par leur formation, avaient des sciences de la nature et de la mathématique une connaissance bien meilleure que les économistes mathématiciens n'en avaient de l'économie. Après tout, nous ne devons pas oublier qu'Adam Smith, par exemple, a écrit des traités d'astronomie de physique, de logique et de métaphysique. Ces économistes avaient assez de connaissances pour ne pas confondre la méthode des sciences de la nature et celles de la société . Avec toutes les erreurs qu'on voudra bien leur trouver, les économistes classiques ont fait des contributions majeures à la science économique et cela, en se servant uniquement de la logique verbale. Au cours de la décennie 1870, les économistes mathématiciens commencèrent à gagner du terrain mais, comme nous le verrons, ils ne réussirent guère à en dire plus que les économistes classiques ne l'avaient fait, et cela, en des termes plus rigoureux . En 1871, Jevons publia son livre The Theory of Political Economy, faisant un assez large usage, pour l'époque, du raisonnement mathématique. Dans son introduction, il défend le caractère mathématique de la science économique. Dans la préface à la seconde édition (1879), il affirme que "Tous ceux qui écrivent en économie doivent le faire en forme mathématique s'ils veulent être scientifiques, parce qu'ils parlent de quantités et de relations entre ces quantités, et toutes les quantités et les relations entre les quantités sont du domaine de la mathématique" . Cette affirmation révèle que Jevons n'avait pas une idée claire de ce qu'est l'objet de l'étude de la science économique. Il croyait que l'objectif de l'économie était "de maximiser le bonheur à travers l'échange, pour ainsi dire, de faire plaisir pour le sacrifice le plus faible" . Quoique Jevons reconnût qu'il était difficile ou presque impossible de mesurer directement le bien-être ou l'utilité d'une personne, il croyait qu'il était possible de la mesurer par ses effets quantitatifs que, selon lui, les prix constituaient . Cette erreur, de penser que les prix seraient une "mesure" de l'utilité est intéressante, parce qu'il fut conduit à cette conclusion pour s’être servi de l'analyse mathématique. Jevons arrive à la conclusion que le prix relatif des biens est égal au rapport inverse de leurs utilités marginales . Les économistes "littéraires" de l'école autrichienne arrivent à une tout autre conclusion : le prix ne peut jamais refléter l'utilité marginale des parties qui échangent, car le prix n'existe que parce qu'il y a des différences entre les utilités. Si l'utilité marginale du bien que chaque personne abandonne était égale à celle du bien qu'il reçoit, alors il n'y aurait pas de raison pour échanger, et par conséquent pas de prix . Il n'est pas superflu de rappeler que Jevons n'avait pas de bonne formation mathématique, comme lui-même le reconnaissait. Ses connaissances n'allaient pas au-delà du calcul différentiel élémentaire. Aussi bien Alfred Marshall que J. E. Cairnes ont signalé les problèmes que Jevons avait avec cette limitation . Cette réserve ne prétend pas nier le mérite de Jevons, qui a bien gagné sa place dans l'histoire de la pensée économique. Nous cherchons seulement à montrer que les précurseurs de l'économie mathématique n'étaient pas d'excellents mathématiciens mais au contraire des gens qui avaient de la chose une connaissance superficielle . Le livre de Jevons ne connut pas la popularité, en partie parce qu'il défiait les économistes classiques, à qui John Stuart Mill valait à l'époque une grande réputation, et en partie à cause de son emploi des mathématiques qui, comme nous l'avons vu, n'était pas bien vu dans la profession. Alfred Marshall avait une formation mathématique bien plus poussée que celle de Jevons, puisqu'on le cite comme l'un des meilleurs mathématiciens de sa génération. Lui n'est certes pas aussi catégorique que Jevons quant à l'utilisation de la mathématique en économie. Dans une lettre à A. L. Bowley, datée du 27 février 1906, il affirmait : "Il est très improbable qu'un bon théorème mathématique qui s'occupe d'hypothèses économiques soit de la bonne théorie économique ; je me suis de plus en plus contraint à suivre les règles suivantes : 1° Utiliser les mathématiques bien plus comme un langage tachygraphique (un code d'abréviation) que comme un instrument de recherche ; 2° les conserver jusqu'à obtention des résultats ; 3° traduire tout cela en Anglais ; 4° les éclairer par plusieurs exemples de la vie réelle ; 5° brûler les maths ; 6° S'il n'est pas possible d'obtenir le 4°, brûler aussi le 3°. Cette dernière règle, je l'ai suivie plus d'une fois ". Les Principles of Economics de Marshall connurent un grand succès. Dans les dernières années du XIX° siècle, et dans les premières du XX°, ses Principles étaient la Bible. "L'économie, c'était Marshall ". Malheureusement, il commit certaines erreurs théoriques graves qui marquent encore leurs traces dans les manuels de microéconomie et dans un certain sens, il finit par régresser jusqu'à défendre la théorie de la valeur de David Ricardo . Mais le plus important est que Marshall avait aplani le terrain pour que les auteurs qui suivirent développent avec enthousiasme l'échafaudage mathématique tout en abandonnant la prudence marshallienne. Les Principles donnèrent lieu à ce qu'on connaît aujourd'hui comme la théorie de l'équilibre partiel, parce qu'elles mettaient l'accent sur l'analyse du comportement des "unités" économiques, c'est-à-dire le consommateur et l'entreprise. Les continuateurs les plus importants de la pensée de Marshall furent Edward H. Chamberlin, Joan Robinson et l'italien Piero Sraffa. Ce courant de pensée est connu comme l'école de Cambridge parce que Marshall et ses disciples enseignaient dans cette ville anglaise. La renommée de l'école de Cambridge éclipsa presque totalement l'autre courant de pensée anglais qui se développait à Londres avec Edwin Cannan, qui maintint l'explosition dans la logique verbale et poursuivit le type d'analyse développé par les économistes classiques, à savoir l'explication de la manière dont opèrent les forces du marché pour atteindre un ordre "spontané". Les continuateurs les plus importants de cette ligne de pensée sont Lionel Robbins et William H. Hutt. Dans les années 30, s'y joint Friedrich August Hayek, qui fait pénétrer la pensée de l'école autrichienne à la London School of Economics. Comme nous le verrons plus loin, Hayek eut une grande influence sur la pensée de l'un des économistes mathématiciens les plus distingués, John R. Hicks. Le promoteur le plus important de l'économie mathématique semble avoir été Léon Walras, par l'intermédiaire de ce que l'on connaît comme la théorie de l'équilibre général. Cette promotion ne semble pas tant être due au succès de son livre Eléments d'économie politique pure (1874), qui ne fut pas bien reçu (ce qui arriva aussi aux livres de Jevons et de Carl Menger), qu'au repêchage qu'en firent les penseurs postérieurs. Walras se livre à une défense de l'emploi des mathématiques en économie dans la préface des Eléments, et s’en prend à ceux qui y sont opposés : "Quant aux économistes qui ne connaissent rien à la mathématique, et même qui ne savent pas ce que mathématique veut dire et qui en dépit de cela ont pris la position que la mathématique ne peut servir à rien pour élucider les principes économiques, nous les laisserons sur leur chemin à dire que 'la liberté humaine ne se laissera jamais enfermer dans des équations', ou que la mathématique ignore les frictions qui sont tout dans les sciences sociales, et autres phrases également vigoureuses et fleuries, Ils ne pourront pas empêcher que la théorie de la détermination des prix en libre concurrence se convertisse en une théorie mathématique" . Dans cette citation, Walras ne soutient pas seulement que l'économie est une science exacte . Comme Cournot, il critique aussi ceux qui s'opposent à cette idée comme ignorants des mathématiques. Le problème n'en semble pas moins être davantage celui de Walras que celui des économistes littéraires : pas plus que Jevons, il n'avait de formation mathématique suffisante. Il essaya à deux reprises d'entrer à la fameuse Ecole Polytechnique mais échoua pour cause de connaissances insuffisantes dans ce domaine . Il avait fini par entrer à l'Ecole des Mines comme élève-ingénieur, mais la chose lui déplaisait, ce qui le conduisit à abandonner au bout de peu de temps pour se consacrer à la litérature. Son père, Antoine-Auguste, qui était économiste, préoccupé par le tempérament bohème de son fils, le convainquit finalement de se consacrer à l'étude de l'économie. Sa formation d'économiste ne fut guère différente de celle qu'il avait reçue en mathématique. En théorie économique, il n'eut jamais qu'un professeur : son père. Pour ce qui est du reste, c'était un autodidacte presque complet . De même que, sans être bien formé en mathématique, il croyait en savoir davantage sur la question que les économistes littéraires, il croyait aussi que ses connaissances en économie l'emportaient sur celles des autres : "Je ne suis pas un économiste. Je suis un architecte. Mais je connais plus d'économie politique que les économistes" . La théorie de l'équilibre général consiste en un système d'équations linéaires où les inconnues sont les prix, les quantités de biens produits, les prix et les quantités des services productifs et les quantités de services productifs nécessaires à la production d’une unité de chaque bien, ou "coefficients techniques de production ." Walras montra que le nombre des équations indépendantes était égal à celui des inconnues, mais ni lui ni aucun de ses disciples ne fournirent, du point de vue mathématique, une démonstration rigoureuse de leurs idées. Ils croyaient — à tort — que le système avait une solution du fait que le nombre des équations était égal à celui des inconnues. En réalité, l'égalité entre le nombre des équations et celui des inconnues n'est une condition ni nécessaire, ni suffisante pour que le système soit en équilibre. L'ambition de Walras ne se heurtait pas seulement à ce problème de manque de rigueur mathématique, mais à des problèmes supplémentaires de la théorie économique. Les suppositions de son modèle sont ceux d'une "concurrence parfaite" : on suppose une atomisation des marchés, une parfaite divisibilité et une parfaite mobilité des biens et des services productifs, il n'y a pas de temps (tout se produit instantanément), les produits sont homogènes et il existe une connaissance parfaite de la part des agents économiques. En résumé, les hypothèses sont irréelles et par conséquent les conclusions le sont aussi . Il semble que Walras était conscient de ces problèmes. Dans une lettre au mathématicien d'Ocagne, il dit : "(..) je considère mon travail, tant du point de vue économique que celui des mathématiques, comme une ébauche simple et incomplète. J'espère que dans un avenir proche il sera dépassé par un travail plus complet et mieux fait" . Jusqu'aux années 30, les économistes de l'école de Lausanne n'introduisirent pas de grandes modifications. Ils continuèrent à compter les équations et les inconnues et maintinrent les hypothèses irréalistes de la "concurrence parfaite". Bien plus, à certains égards, il y eut une franche régression théorique. Au moins Walras avait utilisé la théorie de l'utilité marginale pour déduire les équations de demande ; Gustav Cassel, en revanche, omet cette étape, qui est d'une grande importance. Cependant, aucun des deux ne réussit à obtenir des conclusions différentes de celles des économistes classiques. Si nous tenons compte de ce que le but d'une théorie est de permettre de comprendre comment fonctionne une certaine partie de la réalité, alors les classiques, en dépit de tous leurs défauts et incohérences, furent supérieurs à Walras et à ses disciples. Les classiques avaient mis l'accent sur l'explication du processus d'ajustement sur le marché. L'école de Lausanne, au contraire, à cause de ses hypothèses irréelles, s'en tenait à l'analyse de l'équilibre. La théorie des tâtonnements de Walras ne fait que reprendre ce qu'Adam Smith avait dit de façon beaucoup plus claire et réaliste . Dans la décennie 1930, la théorie de l'équilibre général commence à être perfectionnée du point de vue de la rigueur mathématique, mais elle ne fait pas de progrès quant à son réalisme. Ce perfectionnement s'obtient à travers deux courants, dont l'un naît en Autriche et le second en Angleterre. Le premier se préoccupe de prouver l'existence et l'unicité du système d'équilibre établi par Walras. Le deuxième a étudié le problème de la stabilité et de la statique comparative. En Autriche, tout commença avec trois études dont les auteurs étaient F. Zeuthen , H. Neier , et H. von Stackelberg . qui de manière indépendante signalèrent que la détermination de l'équilibre nécessitait davantage que l'égalité entre le nombre d'équations et celui des inconnues. Ce fut cependant Karl Schlesinger, lequel faisait partie du séminaire privé de Ludwig von Mises, qui se rendit compte de la complexité mathématique d'un traitement rigoureux du problème . Pourtant, ses connaissances en mathématique étaient insuffisantes pour résoudre le problème. Oskar Morgenstern, autre membre du séminaire privé de von Mises, le mit en contact avec Karl Menger , mathématicien célèbre qui dirigeait un Colloque de mathématique à Vienne, avec Abraham Wald, son élève. Schlesinger avait modifié le système d'équations de Walras et Cassel en supposant que certains facteurs étaient superflus, ce qui, mathématiquement, transformait en inéquations certaines équations du système de Walras-Cassel. Ainsi, l'argument comme quoi le système possédait autant d'équations que d'inconnues se compliquait. Ce fut Wald qui démontra, dans différents articles, l'existence de l'équilibre pour d'autres systèmes . La démonstration de Wald marqua une nouvelle ère en économie mathématique. D'après K. Menger : "(..)avec le travail de Wald se termine la période dans laquelle les économistes se bornaient à formuler les équations, sans se préoccuper de l'existence ou de l'unicité de leurs solutions ou, dans le meilleur des cas, ils s'assuraient que le mombre d'équations et d'inconnues était égal. (chose qui n'est ni nécessaire, ni suffisante pour avoir la solution et l'unicité). A l'avenir, quand les économistes formuleront des équations et s'intéresseront à leur solution (comme les physiciens le font depuis quelque temps), ils auront tendance à traiter les questions profondes de l'existence et de l'unicité" . L'avance de Wald se limitait à la rigueur mathématique du modèle de l'équilibre général, mais l'irréalisme du modèle continuait à être présent. Les deux postulats principaux sont : a) Que soit satisfait l'axiome des préférences révélées ; et b), que tous les biens soient substituables. Ces deux suppositions sont suffisantes pour invalider quant au réalisme et le réduire à un bon exercice mental de mathématique pure. Une démonstration concurrente de celle de Wald fut apportée par John von Neumann ; Ce fameux mathématicien utilisa les instruments mathématiques de la théorie des jeux, qu'il avait développés en 1928 et, avec Morgenstern en 1944 , étendus à la théorie de l'équilibre général dans un article sur le développement économique équilibré . La démonstration de von Neumann se fondait sur une généralisation du théorème du point fixe de Brouwer . Quelques années plus tard, un autre mathématicien, S. Kakutani, réussit à simplifier le théorème de von Neumann et en 1950, John F. Nash, mathématicien de Princeton, généralisa la théorie des jeux de von Neumann-Morgenstern à n persones et n stratégies. La généralisation utilisait le théorème du point fixe de Kakutani pour démontrer qu'un jeu à n personnes avait un équilibre . Parallèlement au développement de la théorie des jeux, commençaient à se développer les modèles de programmation linéaire qui finiraient par jouer un rôle important dans le problème de l'existence de l'équilibre. Au milieu de 1949, se tint à Chicago une conférence sur le thème de la "Programmation linéaire". Les travaux présentés dans cette conférence furent publiés par Tjalling Koopmans en 1951 dans le fameux livre Activity Analysis of Production and Allocation. Comme la théorie des jeux est équivalente à un problème de programmation linéaire, les deux points de vue se complétèrent heureusement. Sur ces bases, on réussit à élaborer des démonstrations sur l'existence de l'équilibre qui étaient beaucoup plus simples et générales. Leurs auteurs furent L.W. McKenzie , Keneth J. Arrow , Gérard Debreu et H. Nikaido Dans le monde anglo-américain, se développa de manière indépendante une autre lignée de travaux sur la théorie de l'équilibre général. On considère John R. Hicks comme le fondateur de ce courant à travers son livre Value and Capital (1939). A la manière d'Alfred Marshall, Hicks avait relégué dans un appendice la partie mathématique. Le livre eut un grand succès, pour avoir été écrit dans la "prose" intelligible des économistes d'Oxford . Ceci donna à Hicks un grand avantage sur les travaux issus du colloque de Karl Menger, qui en plus d'avoir été écrits en Allemand, avaient beaucoup moins du langage ordinaire et beaucoup plus de formalisation mathématique. Le problème de la "communication" joua un rôle important. En avril 1941, Paul A. Samuelson réalise une nouvelle contribution avec un article sur la stabilité de l'équilibre , et quelques années plus tard, il publia son livre Foundations of Economic Analysis (1947). Ni l'article ni le livre ne font mention du problème de l'existence de l'équilibre qui avait concentré l'attention du groupe de Vienne. Cette ligne de recherche fut poursuivie par Jacob L. Mosak , Lloyd A. Metzler , Takashi Negishi , Frank Hahn et Hirotemi Uzawa . Néanmoins, le groupe de Vienne, formé en grande partie de mathématiciens et non d'économistes, considérait le groupe d'Amérique du Nord avec réprobation pour sa manière d'employer les mathématiques, ce que reflète ce commentaire de von Neumann à Morgenstern :

"Tu sais, Oskar,  si  on déterrait ces livres  au bout de quelques centaines d'années,  les gens ne croiraient pas  qu'ils datent de notre époque. On penserait plutôt qu'ils ont été écrits par quelque contemporain de Newton, tant leurs mathématiques sont primitives. L'économie se trouve à des millions de kilomètres  de la situation dans laquelle se trouve  une science avancée comme la physique" .

Nous pourrions cependant conserver de même quelques réserves sur la minceur ou le caractère "primitif" des connaissances économiques des mathématiciens de Vienne, dont les "modèles", comme nous l'avons déjà dit, impliquent une régression par rapport aux économistes classiques. Les hypothèses sur lesquelles ils se fondent les privent de la validité pratique que doit avoir toute théorie. En particulier, le postulat de "connaissance parfaite" change la nature de l'objet de l'étude. C'est ce point-là que les économistes de l'école autrichienne signalèrent avec insistance. "Toute approche, dit Hayek, comme celle d'une bonne partie de l'économie mathématique avec ses équations simultanées, qui part en fait de l'hypothèse suivant laquelle l'information dont les gens disposent correspond aux faits objectifs de la situation, laisse systématiquement de côté ce qu'il est notre premier devoir d'expliquer" . Tjalling Koopmans reconnut ce problème de la théorie de l'équilibre général : "Que je sache, on n'a développé aucun modèle formel d'allocation des ressources au moyen de marchés concurrentiels qui prenne en compte l'ignorance des décideurs sur leurs actions à venir, sur leurs préférences ou leurs connaissances techniques comme cause principale de leur incertitude, et qui reconnaisse simultanément que les marchés à terme, sur lesquels les attentes et les intentions desdits agents peuvent se confronter et s'ajuster, n'existent pas avec suffisamment de variété ni avec une période de prévision suffisante pour que la théorie actuelle sur l'efficacité des marchés concurrentiels soit applicable. Si ce jugement est correct, notre connaissance en économie n'est pas encore parvenue au point de pouvoir jeter une lumière suffisante sur le problème central de l'organisation économique de la société : comment affronter et traiter l'incertitude. En particulier, la profession des économistes est bien loin de pouvoir se manifester avec une autorité scientifique sur les aspects économiques de la polémique qui divise l'humanité à notre époque pour choisir entre l'entreprise individuelle ou collective (c'est moi qui souligne) ." Cette affirmation fut faite en 1957 ; c'est-à-dire que depuis que Walras a écrit ses Eléments en 1874, il s'éait passé quatre-vingt quatre années pendant lesquelles les économistes mathématiciens s'étaient souciés d'étudier l'existence, l'unicité et la stabilité d'un modèle qui ne servait à rien. Si, comme on le déduit de la dernière phrase de la citation, Koopmans croit que l'opposition "entre l'entreprise individuelle et collective" sera éclairée par des modèles d'équilibre général, il a fait fausse de route. Comme Hayek le dit en 1948 : "Les avantages de la concurrence ne dépendent pas des conditions qui prévaudraient si celle-ci était parfaite" . Une fois terminée l'étape de la recherche quant à l'existence, l'unicité et la stabil