Qui est le propriétaire de mon corps ?

From Liberpédia

Par François Guillaumat

« Qui met une corde autour de son cou trouve bien vite un maître pour la saisir »
(Proverbe targui)

«  Toute richesse est créée par quelqu’un et elle appartient à quelqu’un », disait Ayn Rand. Quand ils nous volent ce que nous avons produit — ou quand ils nous interdisent de produire, mais l’un et l’autre sont indissociables — les hommes de l’Etat démocrate-social prétendent implicitement qu’ils sont nos propriétaires, et nous leurs esclaves.

Nous avons appris à réagir aux bruits d’attaque qui sortent de leur bouche quand ils nous pillent de la sorte : égalité, tolérance, droits à : slogans absurdes, idoles de fer et langue de bois, charognes ambulantes de la pensée, qui n’appellent que dégoût, condamnation et résistance.

Cependant, l’étatisme idolâtre de la démocratie sociale n’est pas seul à refuser de nous reconnaître propriétaires de nous-mêmes. Un discours ancien, qui se veut construit, nie lui aussi que l’homme s’appartient à lui-même, soi-disant au nom des vrais Droits du vrai Dieu.

Ce discours vise souvent des buts louables : défendre les innocents contre les avorteurs, justifier l’ordre moral. En l’espèce, c’est un contresens complet : car la propriété de soi, dont découle celle des produits de son action, est non seulement compatible avec ces buts, elle leur est en fait nécessaire. C’est parce que son Droit de disposer de lui-même à ses propres fins est opposable aux convenances d’autrui que l’enfant à naître a le Droit de vivre ; et il n’y a d’ordre moral valide que réglé par la responsabilité, inséparable de la possession concrète de soi-même et des produits de son action.

Pour ce qui est des faits qu’invoque ce discours, ils sont indiscutables : nous appartenons bien à Dieu, maître de toutes choses, qui ne nous a pas créés pour faire n’importe quoi. Notre corps, pour citer la Genèse, est bien une âme vivante, qu’on ne saurait traiter comme une simple marchandise.

En revanche, la conclusion politique qu’il prétend en tirer n’en découle absolument pas. En niant la propriété de soi, il ne fait que méconnaître la nature nécessaire de l’appropriation humaine et rationalise de ce fait des prétentions esclavagistes. Et comme il bafoue la logique, il ne sert que l’arbitraire, et alimente subjectivisme et relativisme. Bref, il se fait l’allié objectif de l’idolâtrie démocrate-sociale de l’état.

Démonstration

Tout d’abord, les contraintes de notre nature corporelle ne réfutent pas la propriété de soi, bien au contraire : que le corps et l’âme, le principe informatif qui lui donne la vie, sont inséparables, que ma conscience et ma pensée sont inaliénables ne sont que des limites naturelles à ma possibilité d’agir. En outre, bien loin de rendre la propriété de soi impossible ce sont elles qui la rendent nécessaire : c’est parce que l’information qui me donne la vie a un support matériel, parce que mon corps et mon esprit sont liés que je ne peux pas gouverner l’un sans posséder l’autre.

Le corps humain, dans son être matériel, non seulement peut être l’objet de l’action mais il est un instrument nécessaire de cette action. Et cela veut dire que, dans la mesure où il est employé pour agir, il est forcément possédé par quelqu’un. Ce que le corps peut être d’autre qu’un objet matériel, aussi crucial que cela soit par ailleurs, n’est donc pas en l’espèce logiquement pertinent : car il suffit que le corps soit un objet matériel nécessaire à l’action humaine pour qu’il soit nécessairement la propriété d’un être humain.

Propriété parce que, l’acte de posséder est forcément juste ou injuste : le subjectivisme normatif étant faux, le juste est une catégorie du vrai (il n’y a d’ailleurs que les voleurs et les assassins qui aient intérêt à ce que la définition du vol et de l’assassinat passe pour une question de subjectivité) : si ce n’est pas moi-même qui suis mon possesseur légitime il faut, en vertu de la nature de l’action humaine, que ce soit un autre.

Invoquer la propriété de Dieu ne change rien à la nécessité de l’appropriation humaine. Car lorsque Dieu agit de manière visible dans les affaires des hommes, c’est de miracle et de révélation que l’on parle : autant dire qu’Il ne le fait pas régulièrement. Au contraire, alors qu’Il est omnipotent et omniscient, et peut donc disposer à volonté de Ses créatures, Il nous confère le libre arbitre, la dignité d’être cause, même à titre secondaire : c’est une preuve suffisante qu’Il choisit de nous laisser libres, que ce doit être notre choix que de Lui obéir. En somme, dans notre monde sublunaire (et même un peu au-delà), puisqu’il faut que quelqu’un le soit, c’est nécessairement de quelque être humain que mon corps est la propriété légitime. Dieu est assez grand pour faire Ses commissions tout seul, n’en déplaise à ceux qui, pour nous faire violence, invoquent Son Droit de propriété — simple prétexte pour l’exercer à Sa place.

Esclavagisme

Dans la salle d’attente du dentiste Max (Hilaire), le savant Cosinus avait établi que l’humanité se divise en deux catégories :

— premièrement, ceux qui sont dentistes et

— deuxièmement : ceux qui ne le sont pas.

De même, puisqu’un être humain est forcément mon propriétaire, je suis forcément mon propre maître ou la propriété légitime d’un autre : et quiconque nie la propriété de soi justifie donc l’esclavage (souvent, comme par hasard, à son propre profit).

Si une autre personne m’empêche concrètement de traiter mon corps comme s’il était à moi (une simple déclaration ou exhortation contraire n’aurait pas de pertinence réelle pour la norme politique), elle en dispose bel et bien comme d’un objet matériel et d’ailleurs — Dieu sait — comme de rien d’autre. Et cela ne peut pas signifier que ce corps n’aurait pas de propriétaire humain : parce que cela veut dire, dans la réalité concrète des actes, que le propriétaire en question c’est lui-même, ou un autre que, soi-disant, il représenterait. Quoi qu’il puisse raconter par ailleurs, et quelles que soient les contraintes sur la manière d’exercer cet esclavagisme que lui inspirent ces rationalisations.

La contradiction pratique et ses conséquences

En effet, quiconque agit déclare de ce fait implicitement certaines choses ; il postule au moins une causalité, pose des jugements de valeur et déclare un Droit de propriété.

Par exemple, si je fais ceci ou cela du corps de quelqu’un, j’en dis implicitement :

— qu’il est un objet matériel de mon action et donc qu’il est en ma possession, et que j’attends un résultat déterminé de l’usage que j’en fais ; mais aussi

— qu’il est bon que j’en fasse ce que j’en fais maintenant, et en particulier que j’ai le Droit d’en disposer maintenant comme je le fais.

Quiconque agit affirme donc cela, tout aussi réellement que s’il avait parlé. D’ailleurs, parler n’est qu’une manière d’agir (en hébreu c’est d’ailleurs le même mot : ha-dabar) ; et de ce fait, quiconque dit une chose en implique en même temps d’autres par cet acte de parler. De sorte que, si toutes ces choses ne peuvent pas être vraies en même temps,, alors nous pourrons — nous devrons — en déduire que certaines sont fausses.

Par conséquent, toutes les fois que quelqu’un dit une chose, chose que ce même acte de parler contredit implicitement, nous pouvons et devons constater qu’il a réfuté cette chose ou parlé sans justification. Contradiction pratique ou « performative » et moyen de preuve qui va nous permettre d’établir irréfutablement qui est mon propriétaire légitime.

Démonstration axiomatique de la propriété de soi

Quiconque entreprend de réfuter la propriété de soi agit lui-même sur son propre corps comme s’il en était propriétaire. Cet acte même affirme implicitement le contraire de ce qu’il prétend affirmer, contradiction pratique (et vol de concept) qui suffit à le réfuter. En outre, si on est obligé d’employer une proposition dans toute tentative pour la réfuter, cela érige cette proposition au rang d’axiome (Rothbard). Et comme le principe de la propriété de soi est d’application universelle et exclusif tout autre, aucun autre principe de propriété légitime ne peut lui être rationnellement opposé.

La propriété de soi est donc axiomatique. C. Q. F. D., et le paragraphe qui précède y est d’ailleurs suffisant.

En résumé :

— On n’a pas à se demander si mon corps peut être propriété de quelqu’un, ou s’il est légitime qu’il le soit. Il l’est, tout simplement : parce qu’il est un objet matériel nécessaire à l’action humaine et que le subjectivisme moral est faux.

— De même, argumenter pour savoir qui est le propriétaire légitime du corps de l’homme est sans objet. Le seul acte de s’en servir pour argumenter affirme la réponse à cette question. Irréfutablement et donc définitivement.


Glose

Comment peut-il se trouver des gens à qui tout cela échappe alors que ces démonstrations ont été faites depuis des années par les théoriciens de la propriété naturelle ? à partir de Mises, qui nous a rappelé au raisonnement sur l’action humaine en tant que telle, et des théoriciens des Droits de propriété, qui nous ont rappelé que tout acte est inséparable d’un droit, Murray Rothbard et Hans-Hermann Hoppe ont pu logiquement prouver la propriété de soi : Rothbard en recherchant une définition cohérente de la justice, Hoppe en développant les présupposés nécessaires de l’argumentation. Ayn Rand a expliqué pour sa part quelles conséquences tirer de la contradiction pratique, notamment en matière de définitions (ce qu’elle appelle un vol de concepts : employer implicitement une proposition générale dont on nie par ailleurs la validité).

Et c’est pourquoi j’ai de plus en plus l’impression que les autres philosophes réalistes, leurs collègues les plus proches, se sont vraiment crus dispensés de les lire. Mais d’où leur vient une telle assurance ? La philosophie a bien progressé au XIIIème siècle : n’est-ce pas la preuve que le progrès est possible en la matière ?

N’est-ce pas seulement en 1600 que l’intérêt de l’argent a été complètement justifié en morale et en Droit, en 1883 que Böhm-Bawerk a définitivement élucidé sa nature, et en 1940 que Mises a prouvé qu’il est logiquement nécessaire, c’est-à-dire que sa disparition ne peut pas être pensée ? Tout cela dans la tradition d’Aristote mais non sans qu’il soit, au service de la Vérité et par les moyens mêmes de sa Logique, totalement réfuté sur ce point !

Et qu’ont fait Rothbard, Rand et Hoppe sinon démontrer à leur tour que l’on peut penser plus exactement la Justice à la fin du XXe siècle qu’à celle du Moyen-Âge ?

Alors qu’il a toujours été vrai que la philosophie politique, définition de la Justice, doit dire à chaque fois qui a le Droit de faire quoi, avec quoi et quand, et au nom de quel principe, n’a-t-on pas dû attendre 1989 pour que Hoppe traduise cette évidence en rappelant que :

toute philosophie politique qui n’est pas conçue comme une théorie des Droits de propriété passe complètement à côté de son objet et doit être rejetée d’emblée comme un verbiage dépourvu de sens pour une théorie de l’action ?

La propriété naturelle a certes des implications radicales qui peuvent contredire l’opinion reçue même si le Droit qu’elle défend est celui que tout le monde respecte quand il ne se rêve pas en homme de l’Etat. Et c’est bien vrai qu’elle n’admet pas que le juste milieu serve comme prétexte ordinaire de l’inconséquence : que pour elle, un droit existe ou n’existe pas. Que tout objet de l’action a un possesseur légitime : que si ce n’est pas l’un, alors c’est forcément l’autre. Absolument. Mais comme une porte doit être ouverte ou fermée ; ou comme deux et deux font quatre et jamais cinq.

C’est donc justement parce que leurs conclusions politiques sont différentes que ces penseurs me semblent plus fidèles à l’esprit d’Aristote et de Thomas d’Aquin : ceux-ci auraient-ils laissé dire que deux et deux ne font pas absolument quatre, sous prétexte que Dieu seul est absolu ? à quoi cela sert-il de parler comme si les moyens de notre connaissance pouvaient être autres que ceux dictés par notre nature ? Un nominaliste peut s’amuser à cela, même si personne ne peut le penser. Pas un réaliste.

Il y a d’ailleurs aussi d’autres personnes qui pensent que l’existence de Dieu n’est pas la seule chose qui puisse, pour citer le premier concile du Vatican, être connue de manière certaine par les lumières de la raison naturelle. Le Cardinal de Lubac ne disait-il pas :

« Je ne sais pas si deux et deux font quatre ou si deux et deux font cinq. Mais ce dont je suis sûr, c’est que ceux qui disent que cela fait quatre et demi sont certainement dans l’erreur » ?

En d’autres termes, ce « milieu »-là n’est pas un juste milieu. Si l’homme ne sait pas tout, s’il peut se tromper, cela ne change rien au fait que la vérité est, ou n’est pas. Et si elle relève de la preuve logique, elle est absolue. Elle ne peut pas être affaire d’à-peu-près, ni de compromis, encore moins de consensus démocratique.

C’est pourquoi on peut se demander s’il est vraiment paradoxal que nos réalistes contemporains, ou qui se voudraient tels, à force de mépriser les exigences logiques que leur présentent les théoriciens de la propriété naturelle, se complaisent si souvent dans des conceptions politiques relativistes et en fin de compte subjectivistes — sans le reconnaître alors que pour nous, hélas, ce n’est que trop facile à prouver.

Quand on prétend se soustraire à des disciplines de la pensée que l’on sait exister, on n’est pas au service de la vérité. Et on favorise des pouvoirs illégitimes. N’était-il pas donc fatal que l’on trouve des soutiens de fait du n’importe quoi démocrate-social parmi ceux qui se présentent pourtant comme ses contempteurs les plus constants ?

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