Planification et économie de marché

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PLANIFICATION ET ÉCONOMIE DE MARCHÉ*

Il n'y a pas de troisième voie

Par Henri Lepage

Publié en 1983 par les éditions de l'INSTITUT ÉCONOMIQUE DE PARIS

Série "Fondements", numéro 3

Introduction

"Planification et économie de marché" et non pas "Planification ou économie de marché"... La nuance est importante. L'objectif du présent texte n'est pas de discourir à nouveau sur les mérites relatifs de la planification ou du marché, mais de poser le problème de leur compatibilité.

Autrement dit, il ne s'adresse pas tant aux socialistes tentés par des solutions plus ou moins collectivistes qu'à tous ceux qui croient encore sincèrement aux vertus de l'économie libérale, qui ne cessent d'affirmer le caractère irremplaçable de la libre entreprise, mais qui considèrent néanmoins 1) qu'il est naturel et légitime que l'Etat intervienne pour corriger le fonctionnement spontané du marché, et 2) qu'en ces temps troublés, il est nécessaire de donner à cette intervention une cohérence plus grande, ainsi qu'un caractère volontariste plus marqué.

A ces personnes, un message précis doit être adressé il n'y a pas de "troisième voie". La "troisième voie" entre capitalisme et socialisme est un mythe, un leurre, une illusion intellectuelle. Planification même libérale - et économie de marché constituent deux concepts antinomiques et contradictoires dont l'alliance ne peut que conduire à des résultats exactement inverses de ceux qui sont recherchés.

[p. 8] Ce texte répond tout d'abord à quelques-uns des arguments les plus fréquemment invoqués pour justifier le recours à des formes plus ou moins développées, ou plus ou moins contraignantes, de dirigisme. Il attire ensuite l'attention sur ce qui constitue la grande erreur intellectuelle du monde dans lequel nous vivons, à savoir le concept même d'économie mixte.

I - LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA TROISIEME VOIE

LES INÉGALITÉS DU MARCHÉ

Selon une première idée très traditionnelle, le retour à une planification plus contraignante de l'usage des ressources est nécessaire pour corriger les inégalités et injustices du libre jeu du marché. C'est une idée que l'on retrouve, à des degrés divers, exprimée à tous les horizons de la vie politique française. Le marché, nous dit-on, est un instrument irremplaçable pour assurer la libre confrontation entre l'offre et la demande. Mais il est générateur d'inégalités et d'injustices. Il aggrave donc les conflits et met la cohésion de la société en péril. Il est donc normal que l'Etat se préoccupe de corriger les disparités trop flagrantes qui résultent du libre jeu du mécanisme de la libre entreprise.

Cet argument paraît parfaitement logique. Mais il recèle en réalité deux graves défauts :

1) Il repose sur l'hypothèse - implicite, mais contestable - selon laquelle le marché politique est, par définition, un instrument d'allocation plus juste et plus égalitaire que le marché économique. Il s'agit là d'une affirmation bien présomptueuse qui n'est absolument pas démontrée, bien au contraire.

[p. 9] L'un des domaines les plus novateurs de l'analyse économique récente est constitué par tous les travaux qui appliquent la démarche du raisonnement économique au fonctionnement des institutions politiques et de la production publique. Ces travaux, notamment ceux de l'école américaine dite du "Public choice", (James Buchanan, Gordon Tullock, Richard Wagner, Robert Tollison, etc.) montrent de façon convaincante que l'analyse courante de l'action publique est fondée sur une vision particulièrement angélique de l'Etat. Partant de l'idée que le marché politique est un lieu où les hommes politiques échangent des promesses électorales contre des votes, ils suggèrent qu'il y a beaucoup de chances pour que, bien au contraire, l'inverse soit vrai. On en trouve confirmation dans toutes les études sur les effets redistributifs réels des législations sociales qui montrent clairement que, la plupart du temps, les interventions de l'Etat débouchent sur des conséquences sociales exactement opposées aux objectifs qui les inspirent. Toutes ces études expliquent qu'il n'y a strictement aucune raison pour croire que l'intervention de l'Etat doive nécessairement déboucher sur des résultats plus justes et plus égalitaires que ceux du marché (1).

2) Plus fondamentalement, cet argument suppose qu'on peut impunément séparer la fonction d'allocation des ressources (2) du marché de sa fonction de répartition.

C'est une hérésie car, comme le rappelle Milton Friedman dans son dernier livre, La liberté du choix (3): "il n'est tout simplement pas possible de bénéficier des bienfaits du système des prix comme mécanisme d'informa[p. 10]tion (4), qui tire son efficacité de ce qu'il laisse les individus libres de réagir eux-mêmes aux informations qui leur parviennent, sans laisser simultanément le libre fonctionnement des prix déterminer sinon totalement, du moins très largement la distribution des revenus". Oublier cette caractéristique fondamentale des mécanismes de marché ne peut que réduire leur efficience spontanée et par là même conduire sans que nous en ayons conscience, à d'autres interventions de l'Etat qui, à leur tour, en détruisant encore davantage l'efficacité naturelle du marché, créeront a posteriori leur propre légitimité.

LE PLAN "RÉDUCTEUR DINCERTITUDE"

L'idée classique du Plan comme "enquête de marche;" généralisée est une idée chère à Pierre Massé et aux planificateurs français des années 1960. Là encore, il s'agit d'une idée séduisante. S'il est donné aux entreprises un forum confidentiel où, dit-on, elles pourront librement échanger leurs informations, une meilleure vision lu futur sera obtenue permettant à tous de faire de meilleurs choix d'investissement et donc d'éviter les gaspillages inhérents à tout système de décision décentralisé.

Pour des esprits cartésiens, cela semble évident. Mais raisonner ainsi revient à oublier que tous ceux que l'on réunit restent des concurrents et que les agents économiques n'ont jamais une prévision de l'avenir, mais toute une gamme d'hypothèses plus ou moins subjectives, plus ou moins probables. Or, quelle est la motivation que chacun peut avoir à partager sa meilleure hypothèse possible ? Poser la question, c'est déjà y répondre : aucune, aussi longtemps que prévaut un régime de libre entreprise. [p. 11] Moyennant quoi, malgré son apparente innocuité, une telle formule ne peut que conduire naturellement à une planification toujours plus contraignante en raison des échecs qui résulteront inéluctablement de ce que la "prévision centralisée" ne peut être que l'agrégation d'un ensemble de prévisions... les moins probables ! D'enquête de marché nationale, le Plan aura ainsi naturellement tendance à se transformer, par sa dynamique même, en "ardente obligation", que les moins attachés aux vertus de la fibre entreprise interpréteront de plus en plus comme une "ardente contrainte"... C'est l'exemple même de l'engrenage de La route de la servitude, dénoncé de façon si prémonitoire par Friedrich Hayek dans son livre de 1944 (5).

LA "MYOPIE DU MARCHÉ"

Un troisième argument. est lui aussi très classique et on l'entend invoquer tous les jours depuis des années. C'est l'argument selon lequel il serait nécessaire de corriger la myopie naturelle du marché par un Plan ayant vocation à "organiser l'avenir" (expression utilisée aussi bien à droite qu'à gauche et aussi bien par des chefs d'entreprises - et non des moindres - que par leurs adversaires : "en tant qu'industriel, est-il dit par exemple, je peux vous affirmer que l'entreprise n'agit qu'en fonction d'horizons et de préoccupations à court terme : il faut donc bien qu'il y ait un Etat pour s'occuper du long terme").

Cet argument oublie trois considérations essentielles :

1. - D'abord, les chefs d'entreprises n'ont pas besoin de faire consciemment de la prévision ou de la planification à long terme pour intégrer l'avenir ou tout au moins une certaine vision de l'avenir. Toute décision repose en effet sur des éléments d'information (des prix ou des coûts) qui, [p. 12] par définition, incorporent eux-mêmes une certaine vision de l'avenir. C'est la vertu du mécanisme des prix que de transmettre ces informations sans que l'on en soit nécessairement conscient et de faire que le marché ne reflète pas seulement la structure des besoins immédiats des consommateurs, mais aussi, par l'intermédiaire du système des prix, les anticipations de chaque agent économique en fonction des informations personnelles dont il dispose sur son environnement. Que cette information soit essentiellement "inarticulée" et inarticulable n'enlève rien à son existence et à son importance dans les mécanismes de la prise de décision des entrepreneurs.

2. - Ensuite, pour que cet argument soit valable, il faudrait que, l'Etat étant mieux armé que les agents individuels, deux hypothèses sous-jacentes soient également valables, à savoir : a) pour collecter un grand nombre d'informations, il est mieux à même de faire de meilleures prévisions à long terme ; b) les fonctionnaires n'étant pas prisonniers d'intérêts à court terme, ils sont mieux à même que les agents privés de prévoir l'avenir.

Une telle vision de l'Etat et de sa bureaucratie est fausse. Raisonner ainsi. revient à oublier qu'il ne suffit pas d'avoir beaucoup d'informations pour mieux saisir l'avenir et faire des prévisions.. Les chefs d'entreprises qui furent les premiers à découvrir l'informatique en savent quelque chose. Ils croyaient que, grâce au traitement automatique de l'information et à la quantité incroyable d'informations dont ils allaient disposer, tous leurs problèmes allaient être résolus. Ils ont en réalité découvert que l'information appelle l'information : plus on en a, plus on en a besoin. C'est un puits sans fin. Dans un monde où, par définition, l'information est quelque chose qui n'a pas de limites, ce qui compte surtout, c'est sa qualité, la qualité de ses processus de recherche, de sélection, de traitement. Or, cette qua[p. 13]lité ne peut précisément pas être dissociée de la motivation qui guide celui qui cherche, sélectionne et traite l'information. Ce qui ramène au problème du profit et des sanctions du marché par rapport aux systèmes de motivation et de sanction qui commandent l'action d'une bureaucratie : dans le secteur privé, la sanction de l'information erronée est beaucoup plus rapide que dans le secteur public (même si elle n'est pas immédiate), et il n'y a aucune raison pour que le 'Marché soit par définition plus myope que l'Etat et doive se tromper plus souvent dans ses choix explicites ou implicites. Il est au contraire très probable que ce soit l'inverse : il y a beaucoup plus de chances pour que ceux qui se révèlent les moins efficaces sur le plan du traitement de l'information soient éliminés beaucoup plus rapidement dans le secteur privé que dans le secteur public (exemple du Concorde, de la sidérurgie, etc ... ).

3. - Enfin, il y a derrière cette approche l'idée implicite que l'avenir est une donnée objective qu'il s'agirait seulement de découvrir, un peu comme on trouve la solution à un rébus ou à un jeu de mots croisés. Ce qui est encore une absurdité. L'avenir n'existe pas a priori. L'idée qu'il puisse être possible d'assurer à l'avance une coordination des projets et des plans des individus ou des agents économiques est un non-sens. Le problème n'est pas de "deviner" l'avenir, mais de créer le meilleur environnement possible pour permettre la meilleure coordination spontanée possible de l'ensemble des plans individuels qui forment la trame de toute vie sociale dans une société d'hommes libres, ce qui est précisément la fonction du marché et des mécanismes de prix.

Ainsi que l'a expliqué un jour l'économiste anglaise Vera Lutz (6) : "imposer par la propagande ou par la persuasion une vision commune de l'avenir économique n'est en [p. 14] définitive qu'une forme de dirigisme comme une autre, avec l'inconvénient par rapport aux formes plus frustes et plus traditionnelles d'intervention de l'Etat qu'elle risque de nous conduire à briser définitivement l'ensemble des mécanismes de marché, dans la mesure où l'économie de marché ne peut pas fonctionner de façon satisfaisante et nous faire bénéficier des bienfaits que nous en attendons s'il n'y a pas pluralité non seulement des producteurs, mais également de leurs visions de l'avenir, et libre concurrence entre elles. "

Il faut bien comprendre que l'économie de marché n'est pas quelque chose que l'on peut impunément "découper en rondelles". La décentralisation de la prévision économique est l'un des rouages fondamentaux de l'économie de marché et l'une des raisons essentielles de sa supériorité par rapport aux systèmes à planification centralisée. Supprimer cette pluralité, même au nom d'une philosophie qui ne remet pas en cause le caractère fondamental de la propriété privée, c'est porter atteinte à ce qui rend cette supériorité possible. L'économie de marché ne peut rendre les bienfaits qu'on en attend que si elle fonctionne à partir d'une libre pluralité des visions de l'avenir. Elle ne peut pas s'appuyer sur une vision unique du futur.

UN PROJET DE SOCIÉTÉ

Le dernier argument en faveur de la troisième voie est lui aussi très à la mode : le plan est conçu comme l'expression d'un projet de société sur lequel on s'efforce de rassembler un consensus politique national par consultation des principales organisations représentatives. C'est là un thème cher à la gauche et aux socialistes mais qui ne leur est pas exclusif.

Il est important de montrer à tous les libéraux sincères, tentés par l'apparente séduction d'un tel discours, qu'il [p. 15] s'agit d'un argument par essence "non libéral" et "non démocratique".

1. - "Non libéral" : Un projet de société "libéral" ne peut en effet pas s'identifier avec la définition a priori d'un état économique et social à achever. L'objectif du libéralisme ne peut être que d'arriver à cet état de définition des règles du jeu qui permet d'assurer la meilleure coopération sociale possible tout en protégeant chacun contre les lois de l'arbitraire et de la tyrannie, fût-ce celle d'une majorité électorale. Ainsi que l'a écrit Friedrich Hayek, il ne peut tout simplement pas y avoir de société libérale digne de ce nom qui repose sur la poursuite d'objectifs concrets affectant la position relative d'intérêts particuliers, car dans nos systèmes parlementaires dominés par la souveraineté illimitée du principe majoritaire, le jeu de ces groupes particuliers ne peut que conduire à la négation même du principe démocratique que nous entendons précisément défendre. Chacun d'entre nous porte en soi son propre "projet de société". J'ai mon projet de société ; vous avez le vôtre. Le problème n'est pas de faire l'agrégation - impossible - de ces multiples projets pour en sortir, à l'avance, un projet unique, mais de mettre en place les règles d'arbitrage les plus aptes à permettre à chacun de poursuivre librement ses propres fins, tout en collaborant le mieux possible au succès des autres. C'est cela le "projet libéral".

S'il existe un projet libéral, ce projet ne peut s'identifier qu'avec un effort d reconstruction d'un véritable Etat de Droit, fondement de toute philosophie libérale et seul garant de la sauvegarde du principe de liberté. C'est un projet de société suffisamment ambitieux pour se suffire à lui-même et même pour rassembler l'enthousiasme de tous ceux pour qui les valeurs de liberté restent le bien suprême sans lequel il ne peut pas y avoir de vraie société civilisée.

2. - "Non démocratique" : Il est pour le moins curieux de voir la planification proposée comme un instrument de [p. 16] démocratisation de la conception et du contrôle des actions de l'État dans la vie sociale et démocratique. En exprimant ainsi le besoin de "démocratiser" l'Etat, on avoue en fait l'incapacité de nos institutions politiques actuelles à assurer une véritable démocratie. Ce n'est certainement pas en élargissant encore les pouvoirs de contrainte de l'Etat que l'on corrigera ce problème, même si l'on met en place un peu partout des structures dites de "participation". Car ce thème de la "participation" n'est en réalité qu'un alibi servant essentiellement à réduire l'expression des choix démocratiques à la sphère limitée du jeu et des marchandages corporatifs des groupes de pression les mieux organisés et les mieux protégés par leur statut dit d'organisations "représentatives", au détriment de tous les autres groupes d'intérêts communs explicites ou implicites, qui, pour une raison ou pour une autre, n'ont pas encore réussi à se faire une place au soleil sur le marché politique. Le concept de participation concerne donc des pratiques de type monopolistique.

Le thème de la "participation" n'est en réalité pas autre chose que l'expression d'une dérive inconsciente vers des sociétés où le corporatisme a de plus en plus tendance à l'emporter sur les conceptions vraiment démocratiques de la vie en commun. La "participation" n'est que l'aveu de l'asservissement croissant du citoyen occidental aux marchandages que se livrent entre elles les bureaucraties et technostructures les plus dynamiques et les mieux organisées, bénéficiant des rentes de situation que l'intervention de l'Etat crée généralement à leur intention. Il s'agit d'un piège dans lequel l'idée même de démocratie libérale et de liberté individuelle ne peut que périr.


II -LE CONCEPT DE L'ÉCONOMIE MIXTE

[p. 17] Ce qui précède conduit à évoquer la catastrophique erreur intellectuelle sur laquelle sont fondées toutes les philosophies politiques contemporaines.

Qu'à 's'agisse du marxisme, du socialisme, de la social-démocratie, ou même du libéralisme tel qu'il est concrètement pratiqué tous les jours par les gouvernements conservateurs, centristes ou chrétien-démocrates occidentaux, tous les citoyens, sans le savoir, restent esclaves d'un système de pensée qui se développe de la façon suivante :

1 - On part de l'affirmation des défenseurs de l'économie libérale selon laquelle les mécanismes de marché constituent le seul système qui permette de satisfaire les besoins des consommateurs tout en évitant les gaspillages.

2 - On recherche alors quelles sont les conditions qui doivent être réunies pour qu'une telle situation soit effectivement réalisée.

3 - Les économistes en déduisent ce qu'ils appellent les conditions de la concurrence pure et parfaite.

4 - Constatant que ces conditions ne sont jamais réunies et même que la tendance des économies modernes est de s'en éloigner toujours davantage, on en déduit que c'est le rôle de l'Etat d'intervenir pour corriger ces "imperfections" du marché.

5 - Ces "imperfections" provenant de ce que, dans un marché libre, le seul jeu des motivations individuelles ne permet pas toujours d'arriver spontanément à l'état idéal qui sert de référence - lorsque par exemple on est en présence d'économies d'échelle, d'effets externes, ou lorsqu'il s'agit de "biens collectifs" - on en déduit qu'il est naturel et légitime que l'Etat se préoccupe d'agir sur ces comportements [p. 18] individuels ou sur le résultat du jeu de ces comportements pour faire en sorte que ceux-ci soient différents de ce qu'ils seraient si rien ne venait corriger le jeu spontané des intérêts individuels.

Tel est le fondement conceptuel de toutes les interventions modernes dé l'Etat, qu'il s'agisse des lois anti-trust, des nationalisations, de la planification, des politiques conjoncturelles de régulation de la demande, ou encore de tous les règlements qui régissent les salaires, les profits, les prix, le fonctionnement du marché du travail, les normes de poIlution ou de sécurité, le contrôle de la qualité des produits, la protection des consommateurs, etc... Ce schéma de raisonnement n'est pas seulement celui des économistes. Depuis cinquante ans, c'est celui qui, de façon implicite, conditionne les réflexes politiques et économiques de la quasi-totalité de nos concitoyens, et cela quelle que soit leur position sur l'échiquier politique (avec seulement des nuances plus ou moins fortes dans les modalités concrètes d'application).

Ainsi que James Buchanan et les fondateurs de l'école des choix publics furent les premiers à le démontrer, ce système de pensée est fondé sur une vision bien naïve et angélique de l'Etat : il ne suffit pas que l'Etat intervienne afin de corriger les "imperfections" du marché pour que ses interventions conduisent nécessairement à un résultat final moins imparfait que les résultats imparfaits du marché.

Mais il présente un défaut fondamental encore plus grave. Il découle en effet d'une vision implicite des choses qui conduit à poser que, si l'économie de marché et la libre concurrence sont choses souhaitables, c'est en raison des résultats spécifiques que permettraient d'atteindre ces mécanismes si les conditions de la concurrence pure et parfaite étaient réunies. Or cela n'a aucun sens. C'est une absurdité pure et simple et cela pour deux raisons.

[p. 19] D'abord parce qu'il faut bien voir, comme l'a montré il y a déjà fort longtemps Frank Knight, que, même s'il était possible de faire apparaître ces conditions de la concurrence pure et parfaite, la situation obtenue serait loin du nirvana dépeint par la théorie : un monde répondant aux caractéristiques de la concurrence pure et parfaite serait en réalité un monde conduisant au chaos et à la dictature du fait de l'effondrement du système de marché décentralisé (?) Est-il rationnel de prendre pour référence et étalon de mesure un modèle irréel qui, s'il était réalisé, conduirait à la négation même de ce qu'il est souhaitable de réaliser !

Ensuite, et de façon plus fondamentale encore, parce que cette représentation implicite des propriétés de l'économie de marché occulte complètement les véritables raisons pour lesquelles ce système d'organisation sociale a permis à la civilisation occidentale d'atteindre ses niveaux actuels de développement - Ces raisons n'ont rien à voir avec les propriétés de la concurrence pure et parfaite. Elles sont liées à quelque chose de tout à fait différent : parce qu'il est fondé sur le principe que chacun est libre d'utiliser les informations, même imparfaites, dont il dispose sur son environnement pour poursuivre ses propres fins, le marché est d'abord et avant tout une procédure d'information et de mobilisation des connaissances. Le déroulement de cette procédure, comme l'explique Friedrich Hayek, permet de faire apparaître et de diffuser au profit de tous des informations et des connaissances qui n'auraient jamais été dis[p; 20]ponibles si précisément l'existence d'un réseau d'échanges libres et concurrentiels n'avait contribué à leur émergence (?)

Autrement dit, la véritable raison de la supériorité de l'économie de marché est liée en définitive au caractère intrinsèquement limité et dispersé de l'information et de la connaissance humaine, et au fait que, comme l'a écrit un autre auteur : "dans un monde complexe où, par définition, il n'est donné à personne ni à aucune institution, même dotée des ordinateurs les plus sophistiqués, de connaître l'ensemble des données nécessaires à la coordination des millions de projets individuels qui forment la trame de toute vie sociale, la caractéristique des institutions de marché fondées sur le principe de la décentralisation des décisions et sur la libre concurrence est de donner naissance à un système qui permet d'assurer la coordination de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social dans des conditions de coût et d'efficacité qu'aucun autre système conçu par l'homme ne peut 'égaler" (?).

Or, aucune philosophie économique et politique contemporaine ne tient compte de ces phénomènes. Le fait qu'elles négligent cette fonction "informationnelle" du marché a des conséquences incalculables.

En justifiant en effet que l'Etat édicte des règlements dont l'objectif est de contraindre les agents économiques, notamment les producteurs, à adopter un type de comportement qui n'est pas celui auquel les aurait conduit le libre jeu de leur intérêt personnel, on porte atteinte peut-être sans le savoir au cœur même du mécanisme qui, bien qu'il ne [p. 21] conduise pas nécessairement à cet état du monde que permettrait de réaliser une concurrence pure et parfaite, permet néanmoins d'obtenir ces résultats, même imparfaits qui font la supériorité de l'économie de marché comme moyen d'organisation sociale par rapport à tous les autres systèmes consciemment dessinés par l'homme. Réduire la liberté de choix et d'action des individus, même au nom d'une certaine conception de l'intérêt général, aboutit à ce que le marché ne véhicule plus aussi bien l'ensemble des informations et connaissances nécessaires à la bonne marche d'une société aussi complexe que la nôtre. Il en résulte que des décisions qui sinon seraient prises et qui iraient dans le sens d'un meilleur ajustement et d'une meilleure coordination des activités individuelles ne le sont plus parce que les motivations conduisant à les prendre ont été supprimées ou du moins fortement amoindries. Il apparaît alors des doubles emplois ou des gaspillages qui auraient pu être évités. Finalement et conformément au schéma de référence précédent, on se tourne vers l'Etat, dont les nouvelles interventions réduisent encore davantage l'efficacité des mécanismes de marché et motiveront ultérieurement plus d'interventions des pouvoirs publics... On est en plein cercle vicieux.


Pour ces raisons la vie actuelle évolue dans un univers dominé par un système de référence, de pensée et d'action qui inspire des politiques et des institutions ~ les institutions de l'économie mixte nous entraînant dans un engrenage néfaste cumulatif. Sa logique se traduit, d'une part, par une extension continue du dirigisme étatique et, d'autre part, par une destruction progressive de l'ensemble du système de motivations sur lequel repose la capacité du système social à assurer la survie d'une population toujours plus nombreuse et bénéficiant d'un niveau de vie de plus en plus élevé.

[p. 22] Voilà pourquoi la troisième voie n'existe pas, voilà pourquoi elle n'est qu'un leurre. Par définition, l'économie mixte, qu'elle se dise "libérale" ou "social-démocrate", qu'elle soit gérée par des conservateurs ou des socialistes, est une institution instable qui ne peut que conduire vers toujours plus d'Etat, toujours plus de dirigisme, toujours moins de libertés économiques et par là même vers une attrition continue de la sphère même des libertés individuelles les plus fondamentales.


CONCLUSION

Le véritable problème dont dépend la survie de nos sociétés n'est pas de choisir entre plus ou moins d'Etat (ce à quoi se réduit le débat politique traditionnel). Il n'est pas de savoir où doit s'arrêter l'Etat ou, au contraire, le libre jeu du marché. Il est beaucoup plus profond. Il consiste à prendre conscience de ce que nous sommes tous, à notre insu, prisonniers de systèmes de pensée qui mènent à des résultats exactement inverses de ceux que nous voulons obtenir.

Notes

  • Une première version de ce texte a fait l'objet d'une conférence à l'Université populaire de Bransat sous l'égide du sénateur Cluzel le 4 octobre 1982.

(1) Pour des exemples concrets, voir l'excellent livre de Philippe Bénéton, Le fléau du bien, Robert Laffont (Libertés 2000), 1982.

(2) C'est-à-dire l'activité qui consiste à répartir les ressources disponibles entre divers usages possibles.

(3) Editions Balland, 1980.

(4) En effet, le système des prix est un moyen puissant d'évaluation de la rareté relative des différents biens, compte tenu des besoins. Si l'on supprime le système des prix ou même si l'on entrave son fonctionnement, il faut engager des coûts considérables - à la limite infinis - afin d'obtenir cette même information sur la rareté des biens et leur utilité.

(5) Friedrich A. Hayek, The Road to Serfdom, Chicago University Press, Chicago, 1944. Traduction française, La route de la servitude, Paris, Librairie de Médicis, 1946.

(6) Vera Lutz, Central Planning for the Market Economy - An Analysis of the French Planning Theory and Experience, Longmans, Londres, 1969.

(7) Frank Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Chicago, 1921. La raison de ce paradoxe tient à ce que dans un tel univers d'omniscience, la disparition de tout risque économique et l'absence d'incertitude,, en réduisant à néant le rôle que jouent dans les processus concurrentiels les qualités personnelles de l'entrepreneur - l'aptitude et le goût de risque, le flair de l'avenir, l'instinct du marché, la vigilance à l'égard des opportunités nouvelles - d'une part provoqueraient l'élimination inéluctable et définitive des plus petits par les plus grands, d'autre part conduiraient à rendre les stratégies d'entente et de coalition infiniment plus stables qu'elles ne le sont dans l'univers réel mais imparfait qui est le nôtre.

(8) F.A. Hayek, "The Use of Knowledge in Society", American Economic Review, XXXV, N° 4, Septembre 1945.

(9) Warren Natter, Central Economic Planning : The Visible Hand, Washington, American Enterprise Institute, Février 1976.


Résumé de l'édition originale

Résumé de la brochure 3

PLANIFICATION ET ECONOMIE DE MARCHÉ

IL N'Y A PAS DE TROISIÈME VOIE

Henri LEPAGE

1. Même ceux qui défendent l'économie de marché admettent l'intervention de l'Etat pour "corriger" ses "erreurs" et ses "injustices". Or, c'est précisément ce qu'il ne peut pas faire

2. Dans la plupart des cas, les interventions de l'Etat conduisent à des résultats exactement opposés aux effets recherchés.

3. Il n'est tout simplement pas possible de bénéficier des bienfaits du marché sans laisser le libre fonctionnement des prix déterminer, sinon totalement, du moins très largement, la distribution des revenus. 4. Prêter à la planification le rôle de corriger la soi--disant myopie du marché relève d'une vision angélique de l'Etat.

5. L'idée qu'il puisse être possible d'assurer à l'avance une coordination des projets et des plans des individus ou des agents économiques est un non-sens conceptuel.

6. L'économie de marché ne peut rendre les bienfaits qu'on en attend que si elle fonctionne à partir d'une libre pluralité des visions de l'avenir. Elle ne peut pas s'appuyer sur une vision unique du futur.

7. Faire du plan l'expression d'un projet de société correspond à une attitude non libérale et non démocratique.

8. Les bienfaits de l'économie de marché n'ont rien à voir avec les propriétés de la concurrence pure et parfaite.

9. Le marché est d'abord est avant tout une procédure de découverte d'information et de mobilisation des connaissances.

10. L'économie mixte est une institution qui ne peut que nous conduire vers toujours plus d'Etat et toujours plus de dirigisme.