Abus de position dominante (gauche et droite)

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Abus de position dominante

par François Guillaumat, 1999

La droite a raison contre la gauche, mais cela ne la dispense pas de savoir en quoi et pourquoi

Les conservateurs défendent depuis longtemps la supériorité du rituel sur la science [alors que] la tradition interventionniste des démocrates-sociaux a toujours reposé sur des attitudes progressistes à son propos
Thomas Fleming.

Les soi-disant “rationalistes” de la gauche sont tellement sots, et leur gestion soi-disant “éclairée” de la société entretient si régulièrement tant de catastrophes insolubles, qu’on pourrait se demander si la raison humaine même n’est pas en cause, et si la norme politique à retenir ne serait pas tout simplement la tradition, observer de ce qui est sans réfléchir à ce qui devrait être. Mais si on examine pourquoi la gauche a tort, on se rassure : non seulement celle-ci n’est pas rationnelle du tout, mais si la droite se croit dispensée de l’être, elle risque d’affaiblir, voir de perdre de vue son propre message.

Les erreurs du constructivisme

Friedrich Hayek, théoricien de la tradition, avait bien vu que l’erreur fondamentale de la gauche est l’attitude de Descartes, n’acceptant de tenir pour vrai que ce qui lui apparaissait évidemment et rationnellement démontré.

A son encontre (et Ayn Rand, rationaliste grand teint, lui faisait le reproche amer de déprécier ainsi la pensée indépendante), Hayek a passé sa vie à défendre et illustrer l’importance voire la supériorité de ce que Henri Lepage a nommé “l’information tacite”, des faits que nous ne pouvons pas tenir expressément à l’esprit au moment de faire un choix, parvenir à une conclusion de fait ou porter un jugement de valeur : soit que nous ne puissions pas en pratique élucider son origine parce qu’elle est trop complexe ou parce que nous l’avons tout simplement oubliée, soit du fait des limites de la pensée abstraite, par nature forcée de ne tenir compte que d’un petit nombre de faits pertinents à la fois.

Education et intuition

Hayek est économiste mais a commencé par la psychologie. The Sensory Order, paru en 1951, résume des réflexions entreprises dans les années 1920. La première information tacite vient de tous les apprentissages dont nous avons perdu le souvenir, et ne gardons qu’une capacité, capacité dont il arrive même que nous ne prenions conscience que confrontés à ceux qui ne l’ont pas, comme les étrangers quand il s’agit de la langue. La plupart des apprentissages visent ainsi à nous faire accomplir sans même y penser une foule d’actes et de pratiques qui mobilisaient toute notre attention au début, quand nous les comprenions à peine. Tout progrès de l’éducation consiste ainsi à faire passer le plus possible de règles et de pratiques du domaine de la connaissance consciente à celui de l’automatisme.

Les traditions d'extrême-orient, éventuellement plus autoritaires, mettent plus à l’honneur cet apprentissage par la répétition, particulièrement adapté aux enfants, et quelque peu déprécié en Occident par le rationalisme mal compris. Mais l’expérience montre justement combien irremplaçable dans la formation intellectuelle est l’expérience d’avoir appris sans saisir l’intérêt de ce qu’on étudiait, ou d’avoir été réprimandé pour s’être trompé alors qu’on avait cru bien faire, pour n’en maîtriser les raisons que bien plus tard. L’autodidacte, qui ignore des pans entiers de la discipline étudiée et s’enferre dans des erreurs élémentaires pour un professionnel réellement formé, donne a contrario la mesure de cette nécessité-là.

La raison elle-même, nous rappelle Hayek, est le produit d’apprentissages de ce genre. A défaut de tous les connaître, nous savons tous ce que sont les sophismes que l’on doit apprendre à éviter, qu’il s’agisse de fausses déductions ou, dans un ordre plus élevé, de faux concepts. Et quel meilleur exemple que lui-même, praticien d’une branche de la logique (la théorie économique), dont l’ignorance est la cause même de la plupart des erreurs socialistes ? Et pour montrer à quel point l’ascèse de l’apprentissage transforme l’esprit, affinant la perception et la compréhension de la discipline apprise, on peut s’inspirer d’une des premières études du jeune Hayek pour avancer une définition de l’économiste :

“L’économiste, c’est celui pour qui il va de soi que le contrôle des loyers augmente la fréquentation des transports en commun”

En somme, l’économiste, c’est celui qui n’a même pas besoin d’y penser consciemment pour tenir compte, dans sa perception de la réalité sociale, de relations causales qu’un profane ne peut même pas comprendre sans qu’on les lui explique. Le deuxième outil de l’esprit humain dont l’ordinateur demeure dépourvu c’est l’intuition. Fruit des innombrables apprentissages et expériences du passé, l’intuition traduit, sous une forme difficilement explicable, une richesse d’expériences que le raisonnement logique ne peut pas saisir en lui-même. L’intuition peut être géniale : elle caractérise les grands entrepreneurs, financiers, politiques. Les savants eux-mêmes rapportent qu’elle est la source majeure des découvertes, même si la rigueur scientifique exige qu’ils se plient à la démonstration logique et au test expérimental pour les prouver a posteriori.

Les moyens tacites de la régulation sociale

Critiquer la planification soviétique et tous ses avatars interventionnistes a aussi permis à Hayek de retrouver dans l’interaction sociale l’expression de cette information tacite. L’action des entrepreneurs sur le marché (pour les économistes de l’école autrichienne dont Hayek fait partie, “entrepreneur” ne désigne pas un métier mais quiconque agit lorsqu’il recherche l’information) y exprime toute l’inconcevable richesse des traditions, des habitudes, toute l’information entrée dans les cerveaux au cours des années, plus une connaissance des situations de fait, locales voire transitoires, qui ne peut s’acquérir que sur place. Rien de tout cela, qui est d’une importance cruciale (et Hayek exalte au passage l’entrepreneur dans l’autre sens, wébérien, d’un type idéal, c’est-à-dire le professionnel de cette information tacite et locale, qui peut être aussi important et utile que les plus grands savants pour résoudre les problèmes de la société) ne peut être transmis sous une forme verbale ou chiffrée. Seul le système de prix peut renvoyer aux cerveaux ainsi informés certains résultats de leur interaction, notamment leur appréciation commune de la rareté. Toute clique d’hommes de l’Etat qui prétendrait “améliorer” sa rationalité devrait à elle seule remplacer l’ensemble des cerveaux qui y interagissent, et en outre réussir à simuler en temps réel, le système d’interaction, d’un ordre de complexité encore supérieur, qui les lie. Autant dire que les planificateurs autoritaires et autres interventionnistes ne réussissent qu’à y brouiller l’information tout en introduisant force raretés artificielles. Bref, ils détruisent et l’information et la production...

C’est ainsi qu’à la suite des travaux de Hayek sur l’utilisation de l’information dans la société (titre d’un de ses plus importants articles), les chercheurs sont arrivés depuis vingt ans à la conclusion que les politiques monétaires sont une cause majeure des crises financières et économiques, car elles détruisent les institutions de la responsabilité qui permettaient — qui contraignaient d’ajuster des offres aux demandes de monnaie.

L’équivalent social (ou sociétal pour ceux qui confondent “social” et “redistribution politique socialiste”) des aptitudes tacites de la personne réside dans les institutions. On a déjà vu le langage ; s’y ajoutent les usages de la société, les mœurs et les coutumes juridiques. Comme le langage, certains sont même inconscients (il faut passer d’un système à l’autre ou les violer à ses dépens pour s’en rendre compte) et certaines de leurs raisons d’être ne s’expliquent ou ne se justifient qu’après de longues années de pratique.

"Nous pouvons nous comprendre les uns les autres, nous pouvons cheminer de conserve, nous pouvons agir et réussir selon nos plans, parce que, la plupart du temps, les membres de notre civilisation se conforment à des schémas inconscients de comportement, manifestent une régularité dans leurs agissements qui ne provient pas de commandements ou de contraintes — et souvent même pas d'une obéissance consciente à des règles connues — mais découle d'habitudes et de traditions fermement établies. Le respect spontané de ces conventions, de façon générale, est une condition nécessaire pour qu'il y ait dans le monde où nous vivons un ordre qui nous permette de trouver notre route, même si nous ne comprenons pas leur importance, et même si nous n'avons pas idée de leur existence (1)."

Commentaire de Patrick SIMON (dans le livre de qui j’ai repiqué cette citation de Hayek) :

“Les principes sont en somme comme des instruments de musique dont la forme a été progressivement sélectionnée après des siècles ou des décennies d'usage. Si le piano à queue, le violon ou la flûte ont aujourd'hui l'apparence physique qu'on leur connaît c'est à la suite d'une longue expérimentation d'essais successifs visant à en améliorer le son.”

C’est ainsi par exemple que le rôle du bénéfice et de la valeur marchande de l’entreprise comme information nécessaire à sa régulation n’a été complètement élucidé par la théorie des droits de propriété qu’à partir des années 1950 ; c’est ainsi que depuis des siècles, les financiers prêtent à intérêt de façon et sous des formes de plus en plus raffinées, alors que l’intérêt sur l’argent n’a été complètement justifié en droit qu’en 1600, et son caractère nécessaire prouvé par les économistes que vers 1940.

Ces règles, ces institutions sont le produit de l’interaction sociale hypercomplexe, exercée au cours des siècles, entre les millions de cerveaux : processus impossible à imiter, et que Hayek considérait comme une gageure de surpasser :

"l'expérience acquise par les observations des générations incorpore plus de connaissances que n'en possède aucun individu "

Elles dépendent souvent les unes des autres, et comme pour le système de prix, les ingérences étatiques n’y mettent que du désordre, méconnaissant la raison d’être de ce qu’elles suppriment et introduisant leurs propres préoccupations parasites.

Le slogan autoritaire des hommes de l’Etat : “ce n’est pas rationnel donc moi je vais y mettre de l’ordre” traduit donc le plus souvent une simple incapacité, un refus de comprendre pourquoi les autres font ce qu’ils font et c’est ce que Hayek appelait le constructivisme. Hayek y voyait un “excès de rationalisme” mais correctement interprété, le constructivisme est la surestimation de son propre intellect, généralement le fait d’un irresponsable (officiel), par mépris de la rationalité d’autrui. Ce que Hayek appelait l’“arrogance meurtrière” (c’est le titre anglais de son dernier ouvrage ) est un péché d’orgueil, une prétention à se placer au-dessus de l’humanité. La prétention des planificateurs, usurpant le pouvoir et l’initiative sociale, à remplacer à eux tout seuls l’ensemble des cerveaux qui y interagissent est, pour reprendre une autre expression de Hayek, une superstition. De même de l’idée de remplacer toute la connaissance tacite par des énoncés explicites et des décisions raisonnées : car le raisonnement lui-même consiste en des mécanismes mentaux plus ou moins bien dirigés (nous allons voir ce qu’il en est de la “science” chez les gens de gauche) mais dont la raison est elle-même dans tous les cas dépendante.

La gauche se veut peut-être “rationaliste”, mais est-elle seulement rationnelle ?

Beaucoup de gens sincères prennent pour argent comptant le “rationalisme” de la gauche. Aussi faut-il faire deux remarques.

Le raisonnement abstrait ne tient compte que d’une toute petite partie de la réalité.

Un des plus grands gaspillages de l’étatisme est qu’il enrôle les plus doués dans sa clique de parasites sociaux. Et ceux-ci y sont d’autant plus attirés qu’à partir du moment où on refuse de reconnaître que “la société” peut se gérer “elle-même”, grâce aux informations que chacun possède, dans un système d’interactions hypercomplexe mais réglé par la responsabilité, alors les plus instruits, ceux qui en savent le plus, et les plus intelligents, ceux qui peuvent traiter le plus d’informations, se sentent naturellement fondés à prendre les décisions à la place des autres. Il faut rappeler à ces prétentieux que l’homme le plus intelligent ne peut même pas garder à l’esprit dix objets à la fois.

Par ailleurs, le raisonnement humain est nécessairement abstrait, ce qui veut dire que tout discours humain ne tient jamais compte, à toute occasion, que d’une part infime de la réalité. Cela ne veut pas dire que cette part-là n’est pas réelle, mais que la tentation est grande pour les intellectuels d’oublier les libertés que leurs abstractions ont prises avec la complexité du réel, et de confondre celles-ci avec l’ensemble de la réalité.

Alors que la tradition, parce qu’elle accepte les règles existantes jusqu’à ce qu’on lui donne la preuve d’une possible amélioration, peut (dans certaines limites) se permettre d’oublier les innombrables réflexions et expériences qui inspirent ses règles, le pseudo-“rationalisme” à la DESCARTES ne le peut en aucune manière : car s’il laisse de côté un seul des aspects de sa conception du réel, il méconnaît forcément des réalités essentielles, ce qui doit conduire à des catastrophes.

La gauche méconnaît les conditions mêmes d’un énoncé scientifique

Par ailleurs la gauche, dans son zèle à nier la rationalité de ce qu’elle ne comprend pas immédiatement, perd de vue (si elle les a jamais connues) les conditions logiques mêmes de tout discours rationnel.

Nous avons déjà vu ce que vaut sa prétendue “neutralité face aux valeurs” et la nécessité où l’on est de reconnaître la vérité comme condition morale et la propriété naturelle comme condition politique logiquement nécessaires de ce discours rationnel. Cependant, elle s’inspire d’une négation plus générale de la philosophie morale que lui inspire un déterminisme prétendument “scientifique”. Or ce déterminisme-là est tout aussi absurde : en y adhérant, elle ne fait que méconnaître une autre condition philosophique de la science.

Voyons en quoi elle consiste : la recherche expérimentale, dite “scientifique”, repose bel et bien sur un postulat déterministe, ou de “régularité” : à moins qu’on ne tienne que tout objet de la science expérimentale est strictement déterminé par des lois immuables, on ne peut dire d’aucune expérience qu’elle “confirme” ou “réfute” une hypothèse quant aux relations de cause à effet. Mais ce que le scientisme de la gauche oublie d’abord, c’est que ce postulat déterministe-là ne peut être justifié que logiquement, c’est-à-dire par cette preuve philosophique qu’il voudrait tant rejeter ; et ce qui est bien pire, il semble ignorer qu’une deuxième condition logiquement tout aussi nécessaire à la procédure scientifique en question est que l’homme soit capable de penser, c’est-à-dire que l’action humaine y échappe, justement, à ce déterminisme. Hans-Hermann HOPPE nous le rappelle :

Le principe de régularité peut et même doit être supposé dans le domaine des objets naturels, c'est-à-dire pour des phénomènes qui ne sont pas constitués de notre propre connaissance ni d'actions manifestant cette connaissance (dans ce domaine, la question de savoir s'il existe des lois constantes à partir desquelles il est possible de faire des prévisions ex ante est positivement déterminée indépendamment de l'expérience, et les facteurs empiriques ne jouent de rôle que pour déterminer quelles sont les variables concrètes qui ont, ou n'ont pas, un lien de cause à effet avec quelles autres variables). En ce qui concerne la connaissance et l'action, en revanche, le principe de régularité ne peut pas être valide (dans ce domaine, la question de savoir s'il existe ou non des constantes est en elle-même empirique par nature et ne peut être déterminée pour une variable donnée que sur la base de l'expérience passée, c'est-à-dire ex post). Et tout cela, qui est une connaissance authentique de quelque chose de réel, peut être connu apodictiquement ; de sorte que c'est le dualisme méthodologique, et non le monisme que l'on doit accepter et admettre comme absolument vrai a priori .

En d’autre termes, si le déterminisme était vrai de l’homme, ce que prétend le scientisme socialiste, sa fameuse science expérimentale serait elle-même impossible. Entre la science et le socialisme, il faut choisir. Les deux sont incompatibles. La gauche a prétendu s’autoriser de la “science expérimentale” pour rejeter la philosophie morale et soi-disant la “remplacer” par des normes et des politiques “scientifiques”. Ses adeptes souhaitent incarner une forme de “rationalité supérieure” : bien commode quand ce qu’on veut c’est la supériorité à bon compte, par un raccourci qui semble dispenser des apprentissages et des contraintes de la morale et du droit, grâce à une vision du monde qui traite les gens comme des objets (une interprétation plus cynique est que ces tricheurs n’ont adopté le scientisme que comme prétexte pour pratiquer plus tranquillement le vice et le crime). Encore Hans-Hermann HOPPE :

“L'attitude […] caractéristique de la plupart des élites contemporaines au pouvoir — ainsi que leurs gardes du corps intellectuels subventionnés — est celle d'un ingénieur social relativiste dont la seule devise serait :
"il n'y a rien dont on puisse savoir avec certitude que c'est impossible dans le domaine des phénomènes sociaux, et [par conséquent] il n'y a rien que nous ne soyons prêts à essayer sur nos [malheureux] congénères, aussi longtemps que l'on garde un esprit ouvert ”

Or nous venons de voir ce que vaut cette conception-là de la “science” : la science, la vraie, dépend entièrement des conclusions de la philosophie, à commencer par ses valeurs de vérité et de propriété naturelle. Elle est donc subordonnée à une morale et à une politique objectives et qui s’opposent expressément au socialisme, et elle part d’une conception de l’homme directement contraire à son fallacieux “déterminisme”. ROTHBARD le rappelle dans Economistes et charlatans :

“Les êtres humains, eux, sont dotés du libre arbitre et de la liberté de la conscience ; car il est indiscutable qu’ils sont conscients et peuvent par conséquent — en fait ils ne peuvent l’éviter — choisir quel sera le cours de leur action. Refuser de tenir compte de ce fait primordial en traitant de la nature de l’homme — le fait qu’il est capable de volonté — donne de la réalité une représentation qui n’a aucun rapport avec les faits. Ce refus est donc profondément, et radicalement, anti-scientifique.
“L’homme fait nécessairement des choix. Cela signifie qu’à tout instant, il agit pour atteindre un but déterminé dans un avenir plus ou moins proche ; en somme, il a des projets personnels […] En outre, il ne possède à sa naissance aucune connaissance des fins qu’il doit choisir, pas plus que des moyens nécessaires pour les atteindre […] il lui faut apprendre quelles sont les fins et les moyens à adopter, et rien ne garantit qu’il ne se trompera pas en chemin. […] s’il n’a jamais recours au raisonnement de son esprit, il ne pourra pas connaître ses objectifs, et pas davantage quels sont les moyens de les atteindre. Par ces quelques lignes, je viens de poser les premières pierres d’un édifice à plusieurs étages : celui des vraies sciences de l’homme, lesquelles partent toutes, sans exception, de sa capacité de faire des choix .”

On peut certes trouver des excuses à ceux qui se sont laissés dégoûter de la philosophie par les sophistes et autres subjectivistes. Même la “neutralité face aux valeurs” n’est pas non plus complètement dépourvue d’intérêt pour la recherche : s’attacher à décrire ce qui est plutôt que ce qui devrait être évite certaines erreurs, surtout à quiconque ignore le raisonnement moral. Mais à gauche, cette “neutralité” se nourrit avant tout de l’ignorance des conditions de la science.

Les savants qui considèrent comme hors de la science ce qui en est une condition, à savoir la norme politique et morale, sont une proie facile pour les sophistes de la gauche : nouvelle illustration du fait que le raisonnement logique, cela s’apprend. D’où le fait qu’un grand nombre de savants des sciences “dures” croient “rationnel” d’être de gauche, à qui il serait temps de faire comprendre qu’au contraire, cette opinion-là est anti-scientifique : c’est à une véritable pseudo-religion, faite de croyances absurdes, d’insultes à l’intelligence et de gifles à la Raison que la gauche adhère en fait.

Déroutes de la gauche dans le raisonnement moral

Nous avons vu que la gauche prend pour une vérité absolue et universelle un simple parti pris utile à la recherche comme la “neutralité face aux valeurs” ou un postulat philosophique comme la régularité, qui n’est logiquement applicable qu’aux objets dénués de pensée et de volonté.

Bien entendu, la catastrophe intellectuelle est encore plus complète quand il s’agit expressément de morale et de droit. On a déjà vu l’exemple du racisme, qui n’est qu’un vice, et que la gauche, sans doute parce qu’il a inspiré des crimes, croit pouvoir traiter comme un délit, ce qui est en soi scélérat… Ce qu’elle reconnaît elle-même puisqu’elle codamne en même temps l’“ordre moral” dans son principe. Si ce n’était pas une manipulation et un prétexte majeur de ses injustices, on pourrait rire de tant de confusion.

De même de la fameuse “tolérance” si chère aux démocrates-sociaux, qui est absolument contradictoire en tant que principe. Mais tenir l’intolérance pour une valeur serait tout aussi absurde (quoique moins immédiatement), et cette double impossibilité tient à leur commune nature : l’une et l’autre sont nécessaires (dans une certaine mesure) et c’est bien pourquoi il est idiot de vouloir faire un principe de l’une ou de l’autre.

On peut aller plus loin et essayer de nommer cette erreur : disons (à défaut d’un meilleur terme) qu’elle prend pour des normes des nécessités naturelles relatives. Et cette confusion provient certes de ce qu’elle ignore la sémantique, mais aussi de ce qu’elle a oublié au passage la distinction entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste : subjectivisme et mépris du vrai. Les faux concepts surabondent et si, à force de les connaître soi-même on finit par penser que c’est par rouerie et non par naïveté que les socialistes les défendent, on peut toujours penser que beaucoup en sont dupes.


La vraie rationalité est à droite

La déroute du pseudo-rationalisme de la gauche signifie-t-elle pour autant que la droite est dispensée de réfléchir ? Ce serait bien dommage, puisque c’est justement la raison droite qui permet d’exposer le pseudo-rationalisme de la gauche. Comme le dit Anthony de JASAY :

“il n'est vraiment pas difficile de trouver plusieurs bonnes raisons a priori pour que les gens intelligents rejoignent plutôt la droite (2)“

Justement, nombre de gens intelligents et prêts à manier les idées sont à gauche, et la gauche est au pouvoir ; ce n’est qu’en convainquant les rationalistes qui s’y trouvent qu’on pourra mettre fin au socialisme. Nombre de gens sont rationalistes : il faut leur démontrer que la gauche n’est qu’une secte, idolâtre absurde du pouvoir. De son côté, la droite doit justifier ses valeurs, ne serait-ce que pour savoir quelles elles sont.

La tradition peut-elle tout justifier ?

Si vous dites à un Papou que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour du soleil, vous risquez de le faire éclater de rire, comme il arriva aux Micronésiens, à la suite d’un calembour d’AGENOR 1er (FENOUILLARD), grand Ghi-Ghi-Bat-i-Fol des Papous. Il est donc prouvé qu’on peut faire mieux que le bon sens, cela s’appelle la science : non pas contre le bon sens, mais comme un bon sens systématisé. Et au sein de cette science, la science morale existe, avec les moyens de preuve qui sont les siens, ceux de la philosophie.

La théorie économique en est un exemple : ses postulats de départ sur l’action et la valeur sont des vérités tellement universelles que ses débats pourraient se dérouler sous le portrait de M. de la PALICE (à condition d’en trouver un). Par exemple, le raisonnement comptable, niveau 1 de la théorie économique, se borne à rechercher tous les tenants et aboutissants financiers logiquement impliqués par une question (ce qui implique les détenteurs initiaux et les destinataires des produits qui en sont la contrepartie). Mais ce que ce raisonnement simple établit n’est absolument pas a priori évident : par exemple, que le protectionnisme ne peut jamais opposer l’intérêt “national” à l’intérêt “étranger”, parce que les profiteurs et les victimes de cette politique redistributive sont toujours répartis au hasard de part et d’autre de la frontière.

Hans-Hermann HOPPE, qui a démontré que la propriété naturelle est une condition logiquement nécessaire de tout argumentaire rationnel, disait même de l’intuition en matière morale :

“tout comme en économie politique, en philosophie morale le rôle de la théorie et de l'expérience sont presque exactement inverses. C'est la fonction même de la théorie normative que de fournir une justification rationnelle à nos intuitions morales, ou alors de démontrer que cette justification fait défaut et de nous conduire à reconsidérer et à corriger nos réactions intuitives. Cela ne signifie pas que les intuitions n'auraient aucun rôle à jouer dans l'élaboration de la théorie normative. En fait, il se peut parfaitement que des conclusions théoriques contre-intuitives soient l'indice d'une erreur de raisonnement. Mais si après un réexamen théorique, on ne trouve d'erreurs ni dans ses axiomes ni dans ses déductions, alors ce sont nos intuitions qui doivent céder, et non notre théorie .

C’est ce que nous allons voir maintenant

Les contradictions de Hayek

Les rationalistes n’ont pas manqué de faire remarquer que le soi-disant “anti-rationaliste” Hayek, dans ses écrits de philosophie politique, ne faisait évidemment rien d’autre que de raisonner sur les normes. Et plus il s’écartait du “rationalisme” et plus il s'est trouvé de critiques pour faire constater la contradiction pratique consistant à employer des arguments rationnels… contre la raison. Dans ses derniers écrits, on ne comprend même plus très bien ce qu’il désignait par ce terme.

Autant le slogan : “je ne comprends pas, donc c’est irrationnel” est la marque de l’incompétence prétentieuse, autant il est légitime de dire : “Je comprends parfaitement pourquoi vous faites ceci, et c’est pourquoi moi je vais faire cela (sous ma responsabilité) parce que j’y vois une amélioration possible”.

Sans parler des progrès réels des sciences même morales, la simple existence de ce qui est aujourd’hui traditionnel implique que l’innovation réussie est possible. La tradition n’est elle-même que le produit actuel d’initiatives humaines singulières qui ont réussi dans le passé.

Comme le dit ROTHBARD :

On nous raconte aussi à l’envi que les différences entre des tribus et des groupes ethniques […] seraient “culturellement déterminées” : cela revient à dire que la tribu Machin est intelligente ou paisible à cause de sa culture-machin, la tribu Chose étant stupide ou guerrière à cause de sa culture-chose. Si nous comprenons pleinement que ce sont les hommes de chaque tribu qui ont créé sa culture (à moins que nous ne postulions sa création par quelque Deus ex machina) nous voyons que cette “explication” populaire n’est pas plus éclairante que d’expliquer que l’opium fait dormir parce qu’il a une “vertu dormitive”. En fait, elle est pire, parce qu’elle y ajoute l’erreur du déterminisme social (3).

Fort intimidés au départ parce que Hayek, pour expliquer l’apparition des règles sociales, avait emprunté à DARWIN la génération spontanée, à MARX le déterminisme institutionnel et à HUME le subjectivisme moral, les gens de gauche se sont repris (au bout de quelques mois) et ont fait remarquer que la démocratie sociale actuelle est elle-même le produit de sa fameuse évolution sociale “qu’on-ne-peut-pas-se-permettre-de juger”. En somme, ils ont ressuscité HEGEL contre Hayek ; ist denn Weltgeschichte Weltgericht?

Ils n’étaient pas les premiers à remarquer la chose : il faut donc préciser à quelles conditions on peut faire confiance aux règles héritées du passé.

A quelle condition peut-on se fier aux formations sociales existantes ?

La réponse est simple : il faut abandonner l’idée de génération spontanée et introduire les conditions rationnelles nécessaires de la responsabilité et de la cohérence.

Tout d’abord, on ne peut pas empêcher les gens de réfléchir ni d’imiter les autres. Cela suffit à disqualifier le modèle hayékien d’émergence des règles par sélection naturelle des groupes isolés, puisque, comme l’a montré HOPPE (4) les institutions existantes, justifiées ou non, n’en sont pas le produit et ne peuvent pas l’être.

En revanche, on peut faire confiance à la rationalité d’autrui (le vrai contraire du constructivisme dénoncé par Hayek) à condition qu’on se soit assuré que sa décision est aussi correctement informée que possible. Elle l’est s’il a l’occasion de se rendre compte de ses fautes et pour cela, s’il y a intérêt : c’est-à-dire s’il en subit les conséquences, en somme s’il est responsable. Cette condition est remplie lorsque personne n’agresse personne : lorsque personne ne dispose du bien d’autrui sans son consentement. Au contraire, la prédation — dont la réalisation la plus massive est la prédation étatique — installe l’irrationalité dans la tête de l’agresseur, qui méconnaît les raisons de sa victime ; pour lui, le coût d’acquisition est celui de son vol et non celui de la production. Or, il faut bien que le butin ait été produit pour qu’il puisse le voler : la prédation méconnaît donc forcément les nécessités de la production, ce qui est quelque peu gênant quand on prétend définir une morale sociale. Le cerveau de la victime est aussi rendu inopérant, puisqu’il est asservi à des projets qui ne sont pas les siens et ne peut pas agir conformément à sa pensée propre. Alors que l’homme de l’état fait progressivement n’importe quoi, sa victime voit s’atrophier son initiative et sa capacité à faire des projets.

C’est donc seulement chez les gens normaux, qui respectent la morale commune et le droit naturel (tu ne voleras pas, tu ne mentiras pas, tu ne désireras pas injustement le bien d’autrui, etc.), qu’on peut juger rationnels les usages établis. Robert AXELROD et Robert SUGDEN, théoriciens des jeux à répétition, ont même montré qu’en l’absence d’autorité réprimant la violence, les règles de coopération finissent par l’emporter lorsque les gens sont effectivement en relation, et s’attendent à y rester longtemps. Mais la violence n’en retarde pas moins, quand elle ne l’empêche pas tout à fait, l’appréhension des erreurs : si les concepts et les normes juridiques avaient plus de chances d’être réalistes dans des sociétés politiques plus anciennes, ce n'est pas parce que celles-ci étaient plus proches d'un âge d'or situé dans le passé, le passage du temps entraînant "forcément" la corruption comme le croyaient certains Grecs, mais parce que leur plus petite taille y permettait mieux la sanction de l’injustice, en même temps que la conception du pouvoir comme un droit personnel, le plus souvent aliénable et héréditaire, dissuadait le Prince de détruire la valeur de ses Etats.

L’Etat moderne en revanche, a fortiori l’Etat socialiste, est le monde de l’irresponsabilité institutionnelle, donc a priori un monde à l’abri de la sanction. Une règle imposée par les hommes de l’Etat contient forcément une bonne dose d’irrationalité, une règle socialiste est folle par essence. Dans ces Etats modernes, c’est institutionnellement que ceux qui décident n’en subissent aucune conséquence, et que ceux qui connaissent les faits n’ont aucun pouvoir. Dans ce monde-là, contrairement aux sociétés anciennes, même violentes, même “barbares”, l’“expérience” n’enseigne plus rien et en même temps que tout le monde (à commencer par les électeurs de la prétendue “démocratie”) nie la validité d’une expérience qu’il n’a pas faite, tout le monde prétend exercer un métier qu’il n’a jamais appris (véritable fléau de la technocratie française) (5), alors que prolifèrent les prétendus “problèmes de société” (chômage, délinquance, SIDA) qui ne sont rien d’autre que des conséquences nécessaires de tout ce socialisme.

Bien entendu, cela veut dire que la propriété naturelle est une condition nécessaire pour qu’on puisse faire confiance à la sélection des règles par l’expérience. C’est sous cette contrainte-là que le pragmatisme, l’expérimentation sociale, l’empirisme organisateur sont valides. Mais cette condition-là, la raison n'a-t-elle pas fini par l'identifier, et n'a-t-elle pas prouvé que cette condition-là est un préalable nécessaire à la connaissance expérimentale correctement entendue ? N'est-ce pas elle qui permet désormais d'y voir à la fois une définition de la justice et une condition de la régulation sociale (de même qu’en physique on peut prouver une solution par les forces ou par l’énergie, on peut établir la propriété naturelle comme règle politique centrale par le raisonnement a priori aussi bien en philosophie politique qu’en théorie de l’information et de la régulation sociale. Une troisième démonstration a priori, c'est-à-dire proprement philosophique, que l’on doit à ROTHBARD, prouve qu’elle conduit aussi à la production maximum (6). Et cela ne contraint-il pas en outre à reconnaître que Hayek a finalement échoué dans sa tentative pour justifier une philosophie politique quelconque sur un mode irrationaliste, comme il avait d’ailleurs — en rejetant le critère de propriété naturelle au profit d’un concept de “coercition” en fait contradictoire — également échoué à en définir une qui soit cohérente (7) ? N'est-il pas vrai que, de même qu’une maladie chronique prospère tant que vit le patient, la caste des voleurs de l’Etat peut très bien perdurer indéfiniment sur le dos de la caste des producteurs-esclaves, sans qu’aucune prétendue “sélection naturelle” ni même aucune sanction vienne jamais punir l’immoralité et l’injustice de ce pillage-là ? On pourrait même dire qu'un Etat qui vole tellement qu’il détruit la base de son pouvoir, cela peut arriver mais c’est accidentel, car il peut le prévoir et y parer : la seule manière de faire disparaître ces pratiques-là c’est de prouver qu’elles sont mauvaises et d’en convaincre les gens, non seulement leurs victimes, pour qu'elles leur résistent, mais encore ceux qui croient en profiter, parce qu'à la longue, ça ne peut pas être vrai. HOPPE écrit :

la coexistence d'une culture fondamentale [de propriété naturelle] et d'une culture parasitaire d'expropriation — permet d'énoncer une loi fondamentale de l'évolution sociale […]: une extension relative de la culture fondamentale conduit à une plus grande prospérité sociale, et c'est la raison de l'essor des civilisations ; […] une extension relative de la sous-culture parasitaire conduit à l'appauvrissement, et c'est la cause de la chute des civilisations. […] si on a […] compris cette relation évidente et élémentaire, […] il n'est plus possible d'interpréter comme un processus "naturel" l'origine et les changements relatifs dans l'impact des deux cultures. L'explication, familière à la biologie, d'un processus d'équilibrage naturel, auto-régulé — de parasites proliférant spontanément, d'affaiblissement de l'hôte, le nombre de parasites qui diminue en conséquence et finalement le rétablissement de l'hôte, etc.— ne peut pas s’appliquer à une situation où l'hôte et/ou le parasite sont conscients de leurs rôles respectifs ainsi que de la nature de leurs relations, et sont capables de choisir entre ces rôles-là (8) .”

On peut faire grief à Hans Hoppe de méconnaître une certaine asymétrie dans les déterminismes naturels, dans la mesure où il y a plus à gagner pour tous dans la liberté que dans l'esclavage, de sorte que les esclavagistes peuvent trouver leur avantage à libérer leurs victimes ; il reste que le message essentiel, comme quoi la "sélection naturelle des règles" n'élimine pas forcément les mauvaises institutions, et n'empêche pas les régressions, constitue une objection valide à la thèse de Hayek.

Les conclusions de la science sont soumises aux mêmes conditions : on peut bien la croire soumise à des règles précises et objectives, elle est suspecte dès lors que les puissants ont intérêt à falsifier ses résultats. Rappelons que le seul fait de subventionner la recherche avec de l’argent volé, comme le font les hommes de l’Etat, viole une condition nécessaire de tout discours scientifique, à savoir le principe de non-agression. Or, bien entendu, qui paie commande, c’est celui qui paie le flûtiste qui décide du morceau et d’autant plus efficacement qu’il se donne des airs de “respecter la liberté de recherche”. On ne doit donc pas être surpris que les sciences morales subventionnées, pour reprendre les termes de HOPPE,

“dégénère[nt] en exercices symboliques dépourvus de tout sens concret, sans ressemblance aucune avec ce qui était jadis l'objet d'étude des classiques de la pensée […] produits dans le meilleur des cas par des mathématiciens de deuxième ordre, non pour un public car celui-ci n'existe pas, mais pour ramasser la poussière dans les bibliothèques de ce monde qui sont subventionnées par l'impôt ; ou alors il fallait qu'elle dégénère en une puissante industrie […] dont la futilité est douloureusement évidente pour tout le monde, y compris les politiciens et les bureaucrates d'Etat qui ne la subventionnent que pour des raisons de ‘légitimation’ scientifique (9).”

Mais cela implique que la recherche rationnelle sur les principes du Bien, simplement entendue comme la recherche et l’élimination incessantes des contradictions, est aussi nécessaire à sa définition que l’expérience d’autrui. Car le Bien est une catégorie du Vrai (le subjectivisme est faux), et la contradiction est la preuve absolue d’une erreur. En effet, l'identité est une loi de la nature, c’est à dire que les choses sont ce qu’elles sont : et de deux propositions ou normes contradictoires, il y en a nécessairement une qui est fausse. Et puisque le Bien est une catégorie du Vrai, que le Vrai est une fin en soi, et que la logique est un moyen de le connaître, alors c’est un devoir de s’y soumettre, de toujours employer ce que Ayn Rand appelait “l’identification non-contradictoire de la réalité”. Et une conclusion nécessaire de cette identification-là, c’est que la non-agression est la seule norme politique qui puisse jamais être justifiée : à la fois en elle-même comme principe rationnel de justice et comme condition de la rationalité d’autrui telle que la tradition nous la transmet.