Une Constitution pour l'Europe

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Par James BUCHANAN, Prix Nobel d’Economie en 1986

Publié en 1990.

Etats-Unis 1787-Europe 1990

Entre l’Europe d’aujourd’hui et les Etats-Unis à la fin de la guerre d'Indépendance, il est tentant d'établir des parallèles et de rechercher des différences. Ce que l’Europe de 1990 a en commun avec les Etats-Unis de 1787, c’est une occasion unique d'atteindre enfin la grandeur dont elle est capable. Ce qui les distingue, c’est que l’Europe ne court pas le risque de subir le même échec lamentable que l’expérience américaine de la liberté.

Dans les deux cas, les citoyens des différentes sociétés politiques indépendantes ont reconnu, de plus ou moins bonne grâce, que de simples accords n’étaient plus suffisants et qu’il fallait une autorité centrale dotée de pouvoirs autonomes pour réaliser l’action commune. Le chef de file des fédéralistes américains de 1787, James Madison, concevait les Etats-Unis comme une économie de marché intégrée sur un domaine en expansion, avec un Etat fort mais limité aux tâches de maintien du libre-échange à l’intérieur et de défense contre les agressions à l’extérieur. La Constitution de Madison a réussi dans son ambition économique et les Etats-Unis, comme on le pouvait le prévoir, sont devenus riches.

Son projet politique, en revanche, a échoué parce que sa Constitution n’a pas pu contenir le pouvoir de l’Etat central dans les limites qu’elle avait posées. Elle n’avait pas pu empêcher l’esprit partisan, engendré et aggravé par l’abominable institution de l’esclavage et l’expansion territoriale, d'imposer des discriminations régionales par le biais de lois protectionnistes. C’est ainsi qu’une coalition des Etats du Sud se forma pour faire sécession de la fédération et que le Président Lincoln eut recours à la force des armes pour les empêcher d'exercer ce Droit. Après 1865, une fois la menace de quitter l’Union interdite par la violence, plus rien ne pouvait en fait contenir l’expansion illimitée des prérogatives du pouvoir central. La Constitution de Madison a donc échoué, et les Etats-Unis ne sont plus aujourd’hui qu’un énorme Etat-nation, centralisé comme les autres.

En cela, l’Europe de 1990 n’a rien de commun avec l’Amérique de 1787 et c’est cela qui la prémunit contre un échec du même ordre. Les diverses polities européennes ont bien plus d'histoire derrière elles, elles sont bien plus différentes pour ce qui est de la culture, de la langue et de la tradition. Il est cependant d'une importance cruciale qu’il existe une Constitution interdisant aux autorités politiques de l’Europe d'imposer à la production et aux échanges des contrôles qui auraient pour effet de fermer l’économie européenne aux produits ou aux marchés financiers extérieurs. Un marché européen ouvert est ce qui garantira qu’aucun des pays membres n’aura de motifs pour quitter la Communauté.

L’intégration monétaire par la concurrence

L’intégration monétaire européenne doit se faire ; cependant, il n’y a aucune raison pour qu’elle passe par l’institution d'une banque centrale européenne. En fait, il ne faut pas qu’elle passe par l’institution d'une telle banque centrale, qui aurait le pouvoir d'imposer une monnaie sans aucune garantie. L’Europe de 1990 est au contraire dans une situation idéale pour permettre l’éclosion d'un système de monnaies concurrentielles. Les règles qui forment la Constitution de l’Europe doivent reconnaître le Droit qu’a tout citoyen de conclure et d'exécuter tous ses engagements contractuels dans n’importe laquelle des monnaies qui ont cours dans la fédération. Cette garantie est nécessaire et suffisante pour établir une concurrence effective entre les instituts d'émission en Europe et les empêcher ainsi de se servir de l’inflation pour exploiter les citoyens dans aucun des pays de la Communauté. Cette proposition dans l’ordre monétaire illustre bien comment, grâce à des garanties constitutionnelles suivies d'effet, il est possible de mettre la concurrence entre les institutions des pays membres au service de l’intégration économique globale tout en protégeant les citoyens contre l’exploitation par une société politique toujours avide de privilèges. Deux choses doivent être notées pour conclure : tout d'abord c’est en renonçant à créer de nouvelles institutions au niveau centralisé qu’on obtient ce résultat. Enfin, si le siècle à venir doit être celui de l’Europe, ce sera dans la mesure où il existera des garanties constitutionnelles pour protéger le Droit des citoyens d'accéder à tous les marchés, en tant qu’acheteurs, vendeurs, travailleurs, et investisseurs, et de se servir de toutes les monnaies pour faire leurs transactions.

Quelle conception de l’Etat pour une Communauté ?

Pour saisir l’occasion qui se présente à eux de former une union fédérale authentique, les Européens doivent se donner un modèle de leurs rapports avec les institutions de la société politique et l’idée qu’ils s’en feront doit être totalement différente de celle qui a dominé pendant le siècle du socialisme qui vient de prendre fin. Ce fut le siècle où les hommes politiques entreprenants ont tiré toutes les conséquences de la pétition de principe idéologique que la pleine réalisation du potentiel de l’homme ne pourrait se faire que dans fusion avec une entité collective, dont la fin objective serait dictée par les lois du développement historique ou celles de la Raison scientifique ; le siècle ou ce qui était “bon” pour l’individu était décidé en-dehors de lui-même, et de ses jugements de valeur personnels ; le siècle de la perte de confiance dans une société réglée par l’accord mutuel, et celui d'une croyance naïve -qui étonnera les historiens à venir- dans l’efficacité de l’action politique pour résoudre les problèmes.

L’Etat-nation, en tant que l’entité politique privilégiée, est aujourd’hui dépositaire de pouvoirs énormes, qu’il a hérités de cette domination du collectivisme sur les esprits. Pourtant, l’opinion publique n’a jamais correspondu à l’idée romantique que s’en faisaient les intellectuels et l’acceptation du collectivisme par les citoyens s’est fortement réduite au cours des dernières décennies du XX° siècle, à mesure que l’on prenait connaissance des échecs des expériences socialistes sous leurs diverses variantes.

D’inspiration hégélienne, l’époque du collectivisme et du socialisme appartient désormais au passé. Partout, l’orviétan collectiviste n’inspire plus qu’un robuste scepticisme à des citoyens qui retrouvent les principes de liberté et d'autonomie. C’est pourquoi l’état d'esprit public qui est nécessaire à la réussite de l’union fédérale européenne semble bien prêt à se mettre en place dans les années 1990.

Les règles constitutionnelles pour l'Europe de la concurrence

L’idéologie socialiste n’aurait jamais supporté la diminution du pouvoir souverain des Etats qui est nécessaire pour que naisse l’union fédérale entre les Européens. D’un autre côté, et pour la même raison, la disparition de la croyance dans le socialisme devrait réduire les craintes qu’une bureaucratie centralisée et quasi-socialiste ne s’installe à Bruxelles. La Constitution européenne soit être fondée sur le principe de la concurrence effective entre les entités nationales de la fédération, sous les seules contraintes du libre-échange et de la libre circulation. Il n’y a pas de raison de créer une bureaucratie à Bruxelles (et par conséquent il ne faut pas le faire) parce qu’on n’en a plus besoin dans un monde qui a abandonné le socialisme. De la même façon il n’y a plus lieu de craindre la domination par un Etat membre particulier dans la mesure où la Constitution les oblige tous, grands ou petits, à laisser l’ensemble de leur territoire ouvert aux forces de la concurrence. Justement, l’ouverture probable de l’Europe de l’Est accroît les chances d'une Europe constitutionnelle car elle rend plus vraisemblable l’adoption, dans les règles de l’union communautaire, de garanties que l’Union restera aussi bien ouverte aux échanges avec l’extérieur qu’elle l’est à l’intérieur.

La coïncidence singulière des bouleversements politiques et des changements d'opinion en Europe me donne à penser que celle-ci ne laissera pas passer la chance historique unique qui s’offre à elle. Il est vrai que le travail de rédaction d'une Constitution européenne vient à peine de commencer et qu’on ne doit jamais sous-estimer avec quel acharnement les passionnés du privilège politique défendront leur rêve d'une apothéose socialiste à Bruxelles. C’est pour cela que l’Europe doit se trouver un James Madison, un père pour sa Constitution. Quelqu’un qui comprenne la théorie (constitutionnaliste) de la concurrence des institutions, et en même temps maîtrise suffisamment l’art de la persuasion et du compromis pour faire naître l’accord entre des hommes qui croient avoir des intérêts divergents mais n’ont dans le fond que des choses en commun.