La légende noire du capitalisme au XIXe siècle

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Par François Guillaumat, 1987


Il existe, à propos du rôle du capitalisme au début de l'ère industrielle, un énorme, un surprenant décalage entre la réalité des faits, maintenant bien établie, et la perception qu'en ont les gens, même dans les milieux qui se prétendent intellectuels. J'avouerai qu'en traitant ce sujet, j'ai un peu l'impression de devoir enfoncer des portes ouvertes. Mais cela demeurera nécessaire, tant que la légende noire qui imprègne tant d'esprits ne se sera pas complètement dissipée.

Cette légende, encore extraordinairement vivace, repose essentiellement sur trois thèmes : tout d'abord, l'exploitation et la misère; ensuite, les crises économiques, qui seraient dues à l'instabilité naturelle du capitalisme; enfin, la monopolisation croissante de l'activité 'économique par les capitalistes. Il est essentiel, au préalable, de bien définir le capitalisme. Car c'est souvent une mauvaise compréhension de' sa véritable nature qui permet tous les malentendus. Le capitalisme, C'est beaucoup moins le pouvoir des capitalistes qu'un régime de laissez-faire, c'est-à-dire un état dans lequel la violence est proscrite dans les rapports sociaux. Or, le premier aspect de la légende est précisément que l'exploitation et la paupérisation sont inévitables dans un régime de laissez-faire. Pourquoi? Parce que l'échange libre permis par le laissez-faire serait par nature un échange inégal : idée que l'on retrouve dans le thème du « renard libre dans le poulailler libre » ou encore dans l'expression si souvent utilisée de « concurrence sauvage ». Cette notion d'échange inégal est centrale dans la théorie marxiste et il faut bien voir qu'elle porte en germe la condamnation radicale de toute liberté contractuelle.

Ainsi donc, par les mécanismes de l'échange inégal, ou de l'exploitation pour parler en termes marxistes, le capitalisme aurait engendré un appauvrissement généralisé et massif des populations ouvrières au début de la révolution industrielle. Divers éléments sont présentés à l'appui de cette thèse. On utilise, par exemple, les descriptions du sort pénible des ouvriers dans les usines, et en particulier des enfants, contenues dans des enquêtes contemporaines des débuts de l'ère industrielle. Et l'on attribue cet état de choses à la mise en concurrence des salariés entre eux, liée à l'avènement du machinisme : selon la théorie marxiste, en effet, l'accumulation du capital déplace, évince progressivement les ouvriers et favorise ainsi la baisse des salaires. Certaines pratiques sont considérées comme des preuves de l'exploitation, comme celle consistant à payer les ouvriers en nature au lieu de les payer en argent. Les accusations sont à cet égard parfois contradictoires : on dénonce l'exploitation dans la pratique consistant pour l'ouvrier à faire l'avance de son salaire en attendant que le produit soit vendu; mais on dénonce également l'endettement des ouvriers vis-à-vis de leurs patrons, qui les aurait maintenus dans une situation de dépendance et les aurait empêchés de négocier leurs salaires dans une position de force. La longueur des horaires de travail est, de même, attribuée a l'action néfaste du capitalisme, sans que l'on se demande dans quelle mesure l'allongement de la durée du travail était accepté par les intéressés eux-mêmes. La concurrence capitaliste est accusée d'avoir entraîné une déqualification des ouvriers. Enfin, on. ne manque pas de souligner la précarité des conditions de logement dans les zones où la révolution industrielle a entraîné de grands déplacements de population : abondance des taudis, absence d'élimination des déchets, logements mal aérés... Cette situation, dont l'enquête de Villermé fournit la description la plus. saisissante, est attribuée à l'inégalité du rapport de forces entre des propriétaires rapaces et des locataires démunis de liberté de choix, à cause de leur état de dépendance économique.

Second élément de cette « légende noire » : le capitalisme engendrerait une profonde instabilité se traduisant par des crises économiques périodiques. Pour les marxistes, c'est l'accumulation excessive du capital qui finit par conduire à la mévente. Certains économistes, comme Sismondi, ont plutôt mis l'accent sur la notion de surproduction. Quoi qu'il en soit, ces analyses ont elles-mêmes débouché sur deux idées aujourd'hui encore bien ancrées dans le discours politique. La première idée, c'est que les Etats sont nécessairement conduits, à un certain moment, à fermer leurs frontières et à pratiquer une politique d'expansion coloniale, pour s'assurer des débouchés et éviter ainsi les crises de surproduction. C'est la thèse popularisée par Lénine - et que celui-ci avait lui-même empruntée à l'économiste britannique Hobson, de « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme ». Cette thèse a 'été reprise par des historiens qui ont interprété les changements d'attitude des principales puissances économiques à l'égard du libre-échange comme le « produit » d'un certain niveau de développement de la société capitaliste. Mais c'est ignorer le fait que les libéraux, et les partis qui constituaient l'expression politique du libéralisme, ont généralement été très réticents à l'égard des politiques coloniales, ou les ont ouvertement combattues.

Parallèlement, s'est répandue l'idée que la création des banques centrales, que la politique monétaire de l'Etat auraient permis de juguler les crises du capitalisme. Pourtant, nombreux sont les spécialistes qui pensent que c'est au contraire l'existence de banques centrales qui a provoqué les crises 'économiques. C'est, aux Etats-Unis, l'interprétation d'Anderson et de Friedman. C'était aussi l'analyse de l'école des 'économistes libéraux en France au XIX° siècle, tels que Frédéric Bastiat ou Charles Coquelin. J'en viens à la question des monopoles. L'équation « capitalisme égale monopole » est popularisée par la vision marxiste de l'histoire, qui se rapproche sur ce point des conceptions propagées par une partie des 'économistes mathématiciens. Ces derniers supposent qu'il existe des industries qui seraient naturellement monopolistiques. Le courant marxiste, de son côté, postule que les rendements seraient croissants avec la taille des entreprises, insiste sur l'efficacité' plus grande d'une organisation centralisée, et dès lors annoncent l'émergence inévitable d'une sorte de monstrueuse organisation qui serait entre les mains des capitalistes ayant réussi à survivre à la concurrence, lesquels, naturellement, exerceraient sur les citoyens un pouvoir dictatorial. On voit par là le lien qui existe entre cette thèse et celle de l'échange inégal. Pour fournir la preuve de la tendance innée du capitalisme à former des monopoles, on invoque généralement le mouvement de concentration des entreprises qui se serait produit au XIX° siècle, et qui se poursuivrait au XX° : idée tout à fait inexacte (on sait, grâce à des travaux comme ceux de l'Institut de l'Entreprise, que la concentration industrielle n'a absolument pas bougé en France depuis le début du siècle), mais largement diffusée dans la population, y compris par des films « grand public », comme Mille milliards de dollars d'Henri Verneuil. Le ressentiment contre les monopoles a non seulement facilité la pénétration de la propagande marxiste, mais a aussi favorisé l'apparition d'une législation restrictive. Cela a commence aux Etats-Unis avec la loi Sherman de 1890, votée alors que les compagnies de chemin de fer étaient accusées, a cause de leur taille, d'avoir exploité les agriculteurs. Bien que cette législation n'ait pas réellement été appliquée jusque vers 1900, elle est devenue aujourd'hui un élément important du droit économique américain, et s'est répandue dans tous les pays occidentaux, notamment en France après la Libération, puis a été consacrée par les articles 85 et 86 du traité de Rome.

Voilà donc les principaux thèmes sur lesquels s'est appuyée la critique du capitalisme au XIX° siècle et qui contribuent aujourd'hui encore à entretenir un climat de culpabilité à propos de ce système 'économique. Cette « légende noire » permet, a contrario, de justifier toutes les mesures dirigistes, qui seraient nécessaires, prétend-on, pour combattre les tares inhérentes au capitalisme.


Que faut-il, en réalité, penser de ces thèses?

Reconnaissons, tout d'abord, qu'un certain nombre des faits historiques invoqués sont tout à fait exacts : la pauvreté populaire, les crises économiques, les monopoles ont bel et bien existé. La longueur de la journée de travail, l'emploi des enfants dans les usines sont des faits bien attestés. Des crises économiques se sont périodiquement produites au XIX° siècle : on peut citer, pour la France, les années 1806, 1811, 1819-1825; 1830-31, 1837, 1846, etc. Des positions de monopole se sont constituées non seulement aux Etats-Unis, mais aussi dans d'autres pays comme l'Empire allemand, sous le nom de « cartels » ou de « Konzerne».

Ce qui, en revanche, prête à controverse, c'est l'interprétation de ces faits, et de la question de savoir s'ils sont à attribuer à un mythique « capitalisme » ou à d'autres causes. Considérons, par exemple, le thème de la misère du peuple. La pauvreté est certainement demeurée très grande au début du XIX° siècle. Mais les historiens de l'économie sont à peu près d'accord, depuis 50 ans, pour affirmer, contrairement à la croyance la plus répandue, que le salaire et le revenu moyen ont augmenté depuis la fin du XVIII° siècle. Ils ont augmenté considérablement, malgré quelques irrégularités dues aux guerres ou aux crises économiques. Et c'est un fait qu'à partir de la fin du XVIII° siècle, en France, les famines ont cessé. Dès lors, si l'on prétend attribuer à la Révolution industrielle et au capitalisme la pauvreté qui régnait à l'époque, il faut expliquer aussi pourquoi les gens étaient encore plus pauvres avant.

Au demeurant, même si les salaires et les conditions de vie S étaient détériorés aux débuts de l'ère industrielle, encore aurait-il fallu prouver que le capitalisme en est responsable. Or, la simple croissance de la population peut très bien suffire à entraîner une baisse du niveau de vie. De même, l'un des meilleurs spécialistes de l'économie du développement, Peter Bauer, a fait remarquer que l'amélioration du niveau de vie, qui se traduit notamment par une augmentation de l'espérance de vie des plus pauvres, peut conduire à une diminution passagère du revenu moyen par tête : il suffit pour cela que l'allongement de l'espérance de vie des plus pauvres fasse augmenter la proportion de ceux-ci dans la population suffisamment pour compenser l'effet de l'accroissement du revenu. Il convient naturellement, de tenir compte du fait que, comme tout phénomène économique, la révolution industrielle s'est produite par à-coups, qu'elle a engendré des bouleversements importants qui ont fait subir des pertes à certains. Et l'une des raisons pour lesquelles elle a suscité une si forte hostilité a été, précisément, les pertes subies, du moins à court terme, par les propriétaires fonciers. En ce qui concerne les conditions sanitaires et les conditions de travail, observons tout d'abord qu'à l'époque, comme le fait remarquer William Hutt dans son petit livre Le Capitalisme et les historiens, l'état sanitaire de la population était assez indépendant de l'appartenance à une classe sociale. On peut aussi remarquer, comme le fait cet auteur, que si l'apparition de la machine à vapeur a permis d'employer les femmes et les enfants dans les usines, l'idée prévalait alors que ce genre de travail 'était plus facile que les autres. C'est pourquoi, avant toute chose, il convient de comparer les conditions de travail des enfants et des femmes au début de la révolution industrielle, non pas aux conditions actuelles, mais à ce qui leur 'était offert à l'époque dans d'autres emplois, en particulier dans l'agriculture, ou à la situation de semi-errants qui résultait de la surpopulation rurale.

J'ai évoqué précédemment la pratique du paiement différé, ainsi que l'endettement des ouvriers auprès de leurs patrons. Ces pratiques sont le signe, non pas des méfaits du capitalisme, mais d'une insuffisance de capitalisme, je veux dire par là une insuffisance du marché financier: il n'y avait a priori aucune espèce de raison, si le système financier avait été plus perfectionné, que l'ouvrier emprunte auprès du capitaliste. De même, c'est la rareté du capital qui conduisait souvent les petites entreprises à ne pas faire l'avance des salaires : contrairement à ce que colporte la légende, le développement du capitalisme a permis en fait de passer de ce partage des risques entre le patron et l'ouvrier, à une concentration des risques sur le capitaliste, grâce au progrès de l'industrie et à la croissance du marché financier. La rareté du capital obligeait enfin à rentabiliser au maximum les machines, ce qui explique en partie la longueur de la durée du travail : situation aujourd'hui jugée inacceptable, mais qui fut pourtant l'objet, à l'époque, d'un certain consensus, au point que, souvent, les usines qui réduisaient la durée du travail virent partir leurs salariés, lesquels souhaitaient gagner plus en travaillant plus.

L'opinion commune est tout aussi erronée en ce qui concerne la qualification des ouvriers : contrairement à la légende, le problème qui est apparu au cours de la révolution industrielle n'est pas la déqualification, mais le manque de qualification. En fait, la demande pour les produits de luxe, produits exigeant beaucoup de travail qualifié, n'a nullement baissé, bien au contraire; d'autre part, la croissance industrielle a elle-même crée' le besoin de travaux très spécialisés, par exemple pour l'entretien et la fabrication des machines. Ce qui donne l'impression qu'il y a eu déqualification, c'est l'augmentation rapide du nombre des ouvriers et le fait que les nouveaux arrivants, pour la plupart, n'étaient pas qualifiés.

Ce qui est encore moins connu, même des économistes, C'est l'influence perverse que certaines interventions publiques ont eue sur la qualité de la construction et ce que nous appelons aujourd'hui la qualité de la vie. On s'est beaucoup indigné des conditions d'hygiène et d'entassement dans lesquelles vivaient les gens. Or, cela ne résultait pas du tout du capitalisme, mais de l'état de la médecine de l'époque, et aussi de l'effet pervers de la réglementation. En France, en Grande-Bretagne, il existait un impôt sur les portes et fenêtres, qui incitait à ne faire que des ouvertures très petites et favorisait ainsi le manque d'hygiène : air stagnant, humidité, etc. L'effet de cet impôt 'était renforcé par des droits fonciers relativement lourds qui réduisaient l'offre de logements, à une 'époque où la mobilité accrue de la main d'¦uvre avait fortement accru les besoins. On ne doit pas sous-estimer, enfin, l'influence des taux d'intérêt élevés, largement dus aux manipulations financières des pouvoirs publics : c'est vers les années 1820, en Angleterre, que l'on a observé le plus grand nombre de constructions mal faites ou dangereuses, alors que le gonflement de la dette publique avait considérablement restreint l'offre de capital. Tout cela montre que les accusations portées contre le capitalisme « fauteur de misère et d'exploitation » manquent en réalité leur cible. Elles procèdent plus de réactions passionnelles que d'une analyse lucide et argumentée. Elles n'ont pas plus de valeur que les protestations de certains pasteurs ou moralistes britanniques qui s'indignaient de la régression morale engendrée par le système industriel, de l'indépendance que le salariat donnait aux femmes, et des « goûts de luxe » que l'enrichissement donnait aux ouvriers : par exemple, boire du thé plutôt que de la bière, ou abandonner leurs vêtements de laine, si avantageux, pour se vêtir de coton...

J'en viens maintenant au problème des crises économiques. Il est regrettable que l'on connaisse si peu aujourd'hui l'explication qui en 'était donnée par les économistes de 1'époque, explication qui a d'ailleurs été reprise plus récemment par l'école autrichienne avec Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Dès le XIX° siècle, des gens comme Charles Coquelin, dans son livre Le Crédit et les banques, ou Frédéric Bastiat, avaient compris que c'était au privilège d'émission des billets de banque par les banques centrales que l'on devait l'instabilité financière. Ce privilège rendait possible une émission excessive de monnaie qui baissait artificiellement les taux d'intérêt, faisant croire que certaines entreprises 'étaient plus rentables à long terme qu'elles ne l'étaient réellement. A la longue, ces entreprises finissaient par ne plus pouvoir honorer leurs engagements, et les pertes qui apparaissaient brutalement se traduisaient par des effondrements périodiques du système financier. Ce privilège de la banque centrale détruisait en fait une information essentielle pour la régulation du marché financier: l'information permettant de savoir ce que l'on doit produire comme monnaie, et en quelle quantité. Là encore, rendre le capitalisme coupable de ce genre de phénomènes, c'est passer complètement à côté de la question.

Il y aurait, de même, beaucoup à dire sur l'origine des monopoles, qui ont bien souvent été le fruit de l'interventionnisme étatique. C'est vrai, par exemple, pour les chemins de fer aux Etats-Unis, où la restriction artificielle de la concurrence et les privilèges attribués par les Etats ont conduit à la construction de nombreuses lignes ne correspondant pas à un vrai besoin, et par là même fortement déficitaires.

Remarquons d'autre part que, dans une société où les innovations sont extrêmement nombreuses, il est naturel qu'une nouvelle activité, à ses débuts, soit propice aux positions de monopole, tout simplement parce que très peu de gens ont pense a s y engager en même temps. Ce phénomène s'est produit pour l'industrie du pétrole, que l'on invoque si souvent comme « preuve » de la tendance irrépressible du capitalisme à la concentration. La vérité, c'est que des investissements et des innovations d'organisation considérables ont 'été réalisés initialement, conduisant à ce qu'une seule entreprise occupe 90 % du marché. Mais cela S)est produit alors que l'industrie du pétrole se trouvait encore dans l'enfance, et rien ne permet de penser que cette situation 'était vouée à se pérenniser. Au demeurant, une simple réflexion logique sur les fondements du capitalisme permet de se rendre compte de l'incohérence de la plupart de ces accusations. Prenons le cas de ces images frappantes du « renard libre dans le poulailler libre », ou de la « concurrence sauvage ». L'image du renard libre traduit l'action d'un individu qui se livre à une agression violente. Or qu'est-ce que le laissez-faire, sinon, comme je l'ai indiqué, un état social dans lequel l'agression violente est précisément proscrite? En revanche, cette image. n'est pas sans rapport avec l'attitude de certains politiciens ou bureaucrates enclins à se considérer comme des animaux d'une espèce différente de celle des simples citoyens; des animaux qui pourraient s'arroger le droit de faire des choses considérées comme des délits, lorsque ce sont des gens ordinaires qui les commettent. De la même façon, l'idée de « concurrence sauvage » est une parfaite contradiction. La vraie question est de savoir si la concurrence s'exerce par la confrontation des capacités productives ou par la possibilité d'entraver la capacité productive des autres. Or, ce deuxième mode de fonctionnement de la concurrence est, trop souvent, celui qui prévaut sur ce que l'on appelle le « marché politique ».

L'incohérence n'est pas moindre dans cette expression plus élaborée de l'anti-capitalisme qu'est le marxisme. Adhérer à la thèse marxiste de l'échange inégal, de l'exploitation, C'est prétendre qu'un contrat qui est accepté de part et d'autre est malgré tout injuste, qu'il est malgré tout le signe d'une « exploitation ». C'est là récuser toute logique, puisque, dans ce sens, il ne peut y avoir d'exploitation sans violence ou fraude. C'est aussi nier toute responsabilité personnelle, puisque l'on suppose implicitement que les agents ne sont pas autonomes. Quant à la théorie de la plus-value, qui donne une forme prétendument scientifique à la notion d'exploitation, elle n'aurait dû, à la rigueur, être réellement prise au sérieux que pendant quatre ans; c'est-à-dire entre la parution du tome 1 du Capital et la résolution du paradoxe de la valeur en 1871. Marx lui-même, dans le premier tome du Capital, reconnaissait que sa démonstration pouvait paraître contradictoire avec les données de l'expérience et annonçait de plus amples explications dans la suite de son ouvrage. Or, ces explications ne sont jamais venues.

J' évoquerai, pour terminer, quelques explications que l'on peut avancer de cet extraordinaire succès de la légende anti-capitaliste. Remarquons tout d'abord que le changement social conduit à considérer comme anormales des situations qui allaient de soi dans le passé. Ce qui distingue le XIXe siècle du XVIII° siècle de ce point de vue, ce n'est pas l'augmentation de la pauvreté, mais la plus grande conscience que l'on en avait: la question sociale a été mise à l'ordre du jour au XIX° siècle parce qu'il y a eu suffisamment de progrès matériel pour que l'idée de faire disparaître la pauvreté devienne autre chose qu'une chimère.

Deuxième remarque, le développement économique est un mouvement complexe, qui n'est pas uniforme dans l'espace ni dans le temps. A certaines périodes, on voit apparaître des gens dont la situation s'est détériorée, d'autres dont le sort est meilleur, d'autres aussi dont la situation s'est améliorée mais qui souffrent d'une sorte de déracinement culturel. Et il est vrai que, généralement, ce qui marche mal est plus visible que ce qui marche bien, que l'on s'intéresse plus aux problèmes à résoudre qu'à ceux qui sont en voie de solution.

Une autre explication de l'expansion du mythe est à rechercher dans les rapports de forces politiques. Il faut ici évoquer l'influence d'un courant politique très puissant à 15 époque, que l'on peut appeler « conservateur », et qui était tout à fait opposé à l'industrie. Les « conservateurs » de l'époque étaient des propriétaires terriens qui voulaient de la main-d'¦uvre à bon marché et des prix élevés, et qui s'inquiétaient fort de la concurrence que pourraient leur faire les salaires plus élevés de l'industrie. Ce qui est remarquable, ce sont les procédés auxquels certains d'entre eux se livraient pour dénigrer les industriels, allant jusqu'à exhiber un jeune homme difforme de naissance, lequel expliquait à qui voulait l'entendre que cela 'était dû aux conditions de travail à l'usine. Ajoutons à cela, bien entendu, l'influence des divers mouvements intellectuels débouchant souvent sur des conceptions politiques hostiles au capitalisme : non seulement le marxisme, mais aussi l'école historiciste allemande, ou en Grande-Bretagne les intellectuels du mouvement « fabien », tels que Sydney et Béatrice Webb.

Mais au-delà de ces quelques explications, ce qui est aussi en cause, c'est tout simplement l'ignorance et la paresse intellectuelle. Trop souvent, les gens ne cherchent pas à s'informer complètement de ce qui s'est réellement passe, mais préfèrent s'en remettre à l'opinion d'autrui ou écouter seulement ce qu'ils ont eux-mêmes envie de croire. Ils préfèrent céder au mirage des mots creux ou aux séductions de la « langue de bois »! C'est par là que se propagent le plus facilement les mythes anticapitalistes. Et c'est par là qu'il nous faudra commencer si nous voulons combattre la culpabilisation à. propos du capitalisme, qui conduit à l'affaiblissement moral et à l'incapacité de promouvoir des politiques authentiquement libérales.