Scientistes et socialistes

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par François Guillaumat

Texte présenté sous le titre : "Scientists and Socialists: What you Feel Like Saying After Ralph Raico and Madsen Pirie". Réunion Générale de la Mont Pèlerin Society à Cannes, septembre 1994 sur le thème : The Legacy of Hayek. Session 3.1 : Intellectuals and the Marketplace.

J'entends traiter la question particulière du scientisme comme explication des tendances de l'intellectuel à faire du socialisme (dont vous savez que Hayek les a traitées dans la première partie de sa Counter-Revolution of Science*). J'établirai aussi le lien avec les tendances redistributrices de la Démocratie sociale. Vous apprendrez que les scientifiques sont des gens bien plus dangereux qu'on ne vous l'avait laissé croire : non seulement ils ont une tendance naturelle à penser socialiste, mais les préjugés qui sont les leurs imprègnent notre milieu intellectuel à un point tel que nous-mêmes courons le risque, sous leur influence, de partager leurs prémisses collectivistes. En fait, ils constituent un élément essentiel du consensus mou de la Démocratie sociale. Pour Chafarevich, le socialisme était un phénomène universel[1]. Pour Hayek, comme Ralph Raico nous l'a rappelé, c'était un sous-produit de la révolution scientifique des Temps modernes. Vous serez peut-être surpris qu'on vous dise que ces deux opinions sont également justes pour l'essentiel. Le socialisme règne chaque fois que l'idéologie dominante fournit aux hommes de pouvoir des prétextes pour faire comme si la capacité rationnelle de l'homme n'existait pas, mépris qui tend à détruire tout système de droit[2]. Fondé sur une négation de la nature humaine, c'est un système profondément irrationnel. Il est également irrationaliste[3], dans la mesure où il refuse de laisser la plupart des êtres humains se servir de leur propre cerveau dans des domaines entiers de leur existence.


Il n'en est pas moins vrai qu'en présentant le scientisme comme la source essentielle de l'irrationalité socialiste actuelle, Hayek était parfaitement dans le vrai. Le scientisme, bien entendu, n'a rien à voir avec la science authentique. Ce qu'il exprime, c'est l'application naïve à d'autres domaines de recherche de méthodes qui se sont révélées efficaces dans l'étude de la nature, erreur dont les savants authentiques sont parfaitement capables de se préserver[4]. Cependant, si nous observons le résultat final, il nous faut bien expliquer ce paradoxe que la science moderne, avec tout son prestige, a pu être invoquée pour justifier la pire des tyrannies, donnant une nouvelle jeunesse à une forme primitive de pensée magique. C'est elle qui a fourni ses prétextes au nouvel irrationalisme socialiste pour détruire la morale et le droit. Et bien entendu, elle continue à le faire, à un degré parfois insoupçonné. Le scientisme était probablement une tentation irrésistible pour certains : il faut vous rappeler quelle libération c'était de pouvoir dépasser l'autorité d'Aristote dans les sciences physiques, et quelle sorte de supériorité automatique cela donnait. Si j'ai bien compris Madsen Pirie, un sentiment de supériorité est une des choses que recherchent les intellectuels. Or, le postulat heuristique du déterminisme volait de succès en succès dans les sciences de la nature. Il déplaçait constamment les limites de la régularité identifiable : il a donc semblé à certains qu'aucune autre méthode n'était applicable[5].


Il est vrai que, si l'anthropomorphisme est anti-scientifique quand on traite d'objets inanimés, il pourrait bien l'être un peu moins quand il s'agit d'action humaine intentionnelle. Mais les êtres humains aussi sont des objets matériels, et en tant que tels sont soumis aux lois de la nature (pour reprendre l'exemple de Murray Rothbard, essayez seulement de voler jusqu'à la Lune en battant des bras). Il était donc tout naturel que l'on cherche à appliquer les méthodes des sciences physiques à l'étude de la société. Laisser de côté ces aspects spécifiquement humains du comportement de l'homme que sont : la recherche d'informations nouvelles, la prise de décisions ou l'invention de nouveaux projets, en somme, le choix authentique, c'est là une abstraction parfaitement légitime. A condition, bien sûr, qu'on ne la confonde pas avec l'ensemble de la réalité. Et même si la prévision économique "scientifique" affiche des résultats accablants, cela ne fournit pas la "preuve" empirique que celle-ci ne pourra jamais marcher[6].


La plupart des libéraux sont économistes, et la plupart des économistes compétents sont libéraux. Mais si vous mesurez à quel point le scientisme a envahi les sciences sociales, vous vous attendrez presque aux dithyrambes que Paul Samuelson déversait sur la planification soviétique aussi tard que dans l'édition de 1989 de son fameux manuel. Regardez seulement ce qui passe pour de l'enseignement économique dans nombre de milieux, que celui-ci soit "élémentaire" ou "avancé". L'économie "élémentaire" y est le plus souvent présentée en termes mécanistes, avec de prétendues "courbes d'indifférence", lesquelles réduisent l'esprit de l'homme à un appareil indigent, purement réactif. Les études de troisième cycle y sont faites d'économétrie avancée et de théorie de l'équilibre général : en guise de moyens de preuve, une discipline qui entend ne garder de l'action humaine que ce qui est strictement routinier et déterministe ; en guise de "théorie", une représentation soi-disant "générale" de l'économie qui exclut par hypothèse toutes les raisons pour lesquelles la morale et le Droit sont au cœur des choix humains et de l'interaction sociale. Voilà donc une théorie dominante qui traite les actions de l'homme comme les réflexes d'un robot élémentaire et ses jugements de valeur —qui sont des actes de la pensée— comme s'il s'agissait d'objets mesurables. Comment s'étonner que la théorie en question finisse par inspirer une pratique politique qui traite effectivement les gens comme des objets à manipuler indéfiniment ? Celle-ci ne fait que reproduire le même complet mépris de leur capacité de penser, et de tout ce qu'elle implique :


— la propriété naturelle (propriété des biens qui résulte de la propriété de soi-même et de l'acte productif), — les opinions raisonnées et — les projets personnels.


Le socialisme est donc un sous-produit spontané du mode de pensée scientiste en économie, c'est-à-dire l'incapacité pratique (acquise) à comprendre le rôle de l'esprit humain dans la société. C'est que dans les manuels, on ne trouve guère ce que von Mises appelait à juste titre la question la plus intéressante de la théorie économique : à savoir, la manière dont l'information est créée, traitée et transmise dans la société. Discipline, soit dit en passant, que Hayek a portée à une perfection inégalée. Et cela veut dire que les questions essentielles auxquelles l'Economie politique prétendait trouver une réponse :


— quelle est la nature de la production, — d'où elle provient,

— l'origine  et la légitimité  des Droits  de propriété,


n'y sont, comme dans le monde d'Orwell, littéralement plus pensables[7]. Produire, c'est transmettre à la matière l'information créée par l'esprit humain pour servir un projet personnel. On conviendra que l'économie mathématique, dont la seule raison d'être est de singer les méthodes dont on se sert pour étudier la matière inanimée[8], est plutôt mal équipée pour intégrer des notions telles que la création, l'information, ou le projet. Etant incapable de rendre compte de ce qui résulte d'une pensée, ni d'une action au service d'un projet, la pseudo-rationalité du scientisme est obligée de les abandonner aux "conditions initiales", espèce de no man's land qu'il s'interdit à jamais d'explorer, perpétuel point aveugle qui fait du passé une sorte de décharge publique épistémologique, terrain nourricier des pires erreurs scientifiques — généralement au service du socialisme. Car nous allons voir que leur nécessaire complément dans ce rôle est "l'Etat", qui se trouve alors être le seul agent moral dont l'existence soit jamais reconnue dans des modèles de ce genre.


L'incapacité caractéristique des modèles mécanistes et déterministes à rendre compte de la production passée et plus généralement à faire le lien entre le passé, le présent et l'avenir explique ainsi la persistance du mythe des "ressources naturelles", ainsi que l'incroyable faveur dont jouit encore la malheureuse condamnation par Ricardo de la "rente" du sol[9] (alors que celle-ci avait été réfutée par Henry Charles Carey et Frédéric Bastiat dès le milieu du XIX° siècle[10]). Ceux dont la foi réside dans le déterminisme doivent nécessairement attribuer l'existence de toute ressource à un stock initial donné par la nature, lequel doit aussi être limité, même si certains peuvent avouer leur ignorance quant à l'emplacement exact de cette limite.


On peut aussi observer directement les absurdes conséquences collectivistes du matérialisme scientiste dans les prétendues normes de politique économique déduites de la théorie de l'équilibre général, dans la ritournelle éculée des "externalités", "biens publics", "monopoles naturels" et autres "rendements croissants". A l'examen, celles-ci s'avèrent totalement incapables de fournir aucun critère observable permettant de savoir quand les hommes de l'Etat devraient commencer d'agir... ni surtout quand ils devraient s'arrêter. De sorte qu'il ne s'agit de rien d'autre que de rationalisations automatiques et pseudo-scientifiques pour n'importe quelle politique. Pire, les Etats (c'est-à-dire les hommes de l'Etat), que leurs conclusions autorisent déjà à faire tout ce qui leur plaît, sont nécessairement élevés par leurs hypothèses au statut d'entités quasi-divines, de Dei ex machinis. En effet, ils y sont implicitement présentés comme les seules causes authentiques de tout ce qui pourrait arriver dans cette fantasmagorie économique. De tels raisonnements ne postulent pas seulement l'omniscience (et l'omnipotence) des hommes de l'Etat, y compris la capacité de lire dans la tête des autres ces fameuses "courbes d'indifférence" dont ceux-ci pourraient bien ne pas être eux-mêmes conscients. En fait, le postulat crucial sur lequel ils reposent, la prétendue existence de "fonctions d'utilité" stables, définies (et implicitement mesurables), implique la réduction de l'esprit humain à un automate tout juste capable de réactions réflexes.


Cette négation de la capacité de penser des personnes ordinaires est évidemment une inversion de la réalité : ce sont les hommes de l'Etat qui sont bien moins capables de penser droit que des individus normaux, étant irresponsables par définition[11]. En outre, elle éjecte d'emblée la seule contribution directe que la théorie économique puisse faire à l'analyse normative : faire savoir que c'est l'esprit des producteurs individuels pacifiques, et non l'ingérence des hommes de l'Etat, nécessairement violente et donc destructrice, qui est la source —la vraie cause— de la richesse. Bien au contraire, en traitant l'Etat comme le seul agent moral, elle le présente comme le seul détenteur possible de quelque droit que ce soit[12].


D'où le caractère inébranlablement collectiviste de la pseudo-analyse normative des adeptes de l'Equilibre Général : son impudence à supposer froidement que "la société" "possède" les ressources, auxquelles il s'agirait de donner une "allocation optimale" sous l'égide bienveillante de l'Etat[13]. D'où cette inquiétante mentalité esclavagiste pour laquelle la "souveraineté du consommateur" autoriserait à fouler aux pieds les Droits des producteurs, pourvu qu'on les accuse de se conduire en "monopoles" sur le marché libre, conformément aux critères fallacieux de l'analyse scientiste. Si cela, ce n'est pas du socialisme, qu'est-ce donc qui en est[14] ?


Ceci ne signifie pas que les "fonctions d'utilité" soient des abstractions absolument inutilisables. Elles peuvent, en effet, servir à examiner certaines questions sur l'ajustement des choix à des conditions changeantes. J'emploie seulement cet exemple pour illustrer certains pièges caractéristiques où les intellectuels ont tendance à tomber, surtout lorsqu'ils sont formés dans les sciences de la nature.


Le premier est la tendance universelle des intellectuels à se laisser emporter par leurs propres abstractions. Les abstractions excluent nécessairement la plupart de la réalité, et ne peuvent par conséquent jamais sans examen ni critique être automatiquement acceptées comme normes de cette réalité. Des simplifications de la théorie de l'équilibre général comme la "concurrence parfaite" se concentrent sur certains aspects de la réalité économique. Ceci leur permet d'étudier certaines relations logiques, et de servir éventuellement d'élément de comparaison pour étudier ce dont elles ont choisi de ne pas tenir compte, en particulier les problèmes d'information. Elles n'en sont pas moins impossibles : à tel point que, comme Mises nous l'a rappelé, on ne peut même pas les penser jusqu'au bout sans contradiction. Or, ces abstractions impensables, nous sommes bien obligés de constater qu'on les prend à tort pour une sorte d'idéal, et même qu'elles exercent à ce titre une incroyable fascination[15].


Une telle erreur provient à l'évidence d'une surestimation naïve de leurs modèles favoris par des économistes de formation scientiste. Permettez-moi cependant de faire aussi remarquer qu'elle trouve sa source dans le mépris d'une règle élémentaire de la logique, dans un "vol de concepts" pour reprendre l'expression d'Ayn Rand : le scientisme prétend typiquement proposer des règles à l'action humaine tout en oblitérant les conditions essentielles à une telle entreprise. La règle logique dont le scientisme ne tient pas compte, et que je commencerai par énoncer dans son propre vocabulaire, est la suivante :


"aucun modèle qui nie par hypothèse l'existence d'un phénomène ne peut être utilisé seul pour décrire, et encore moins pour juger, les conséquences de ce phénomène."


Le propos de l'analyse normative est de découvrir ce que l'homme doit faire et ne pas faire, ce qui implique qu'il possède la capacité de découvrir et de choisir effectivement l'action appropriée. Par conséquent, aucune norme de comportement ne peut être déduite de constructions intellectuelles qui ne laissent aucune place à la pensée, au libre arbitre et à un choix authentique chez les individus étudiés. Pas plus qu'on ne peut déduire une norme d'"efficacité productive" d'un modèle qui n'est même pas capable de rendre compte de la nature de la production[16].


Il existe une discipline intellectuelle qui sait, elle, comme l'a dit une grande philosophe, "pourquoi l'homme a besoin d'un code de valeurs", et fait donc partir son analyse normative du fait que l'homme est capable de penser. Cette discipline n'est bien entendu nulle autre que la "Philosophie morale". Or cela, c'est peut-être la chose que le scientisme entend le moins ; bien au contraire, on voit ses adeptes colporter partout leurs jugements de valeur tout en refusant de reconnaître qu'ils piétinent les plates-bandes des philosophes moralistes —au point, d'ailleurs, de balayer ces derniers comme "irrationnels". Bien entendu, ce n'est pas le camouflage verbal qui manque à cette usurpation : rien n'est jamais bon, mais "positif", "efficace" (voire "efficient"), "optimal", et (le summum) "scientifique" ; et rien ne saurait être mauvais, mais "négatif", "inefficace", "suboptimal" et (l'excrément) "non-scientifique". Et comme les scientistes ont toutes les chances de juger plus particulièrement "non-scientifiques" les énoncés moraux qui se présentent expressément comme tels, il serait fort déraisonnable de s'attendre à une pertinence quelconque, ni même à une cohérence minimale dans une analyse normative dont ils auraient choisi les prémisses. Ne soyons donc pas surpris de l'inconscience ordinaire avec laquelle ils manipulent des notions dont par ailleurs ils nient formellement les fondements philosophiques (leurs vols de concepts), et présentent l'impensable en guise de norme (leur idéalisme de fait, paradoxe caractéristique de leur matérialisme méthodologique[17]).


Cela explique aussi le fabuleux vide moral où le socialisme prolifère. Non seulement parce qu'une telle confusion trouble l'esprit confronté aux agressions socialistes, mais aussi parce qu'elle fournit le fertile terreau sur lequel s'épanouiront les conceptions morales idéalistes, strictement inconcevables, de la croyance collectiviste. Murray Rothbard, dans son essai sur "L'égalitarisme comme révolte contre la Nature" décrit la manière dont un idéal moral irréalisable corrompt n'importe quelle société.


Il me reste à souligner à quel point la Démocratie sociale a besoin de couper la morale sociale de toute référence à l'objectivité, c'est-à-dire à la loi naturelle et à toute obligation de cohérence interne. Le principe de base de la Démocratie sociale, la contrainte inéluctable qui pèse sur ceux qui y aspirent au pouvoir, et domine toute stratégie dans la vie démocrate-sociale est que :


"La bête doit être nourrie en permanence. [...] toute liberté ou propriété des sujets sur laquelle l'Etat arrive à mettre la main doit être redistribué aux autres [...] la concurrence politique [...] signifie que [ni l'Etat ni l'opposition] ne [peuvent] se permettre d'offrir un gain redistributif net sensiblement plus faible que la perte nette qu'ils estiment pouvoir sans risque imposer aux autres." (A. de Jasay : L'Etat)


Qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition, les politiciens de la Démocratie sociale ne peuvent survivre politiquement que s'ils inventent sans arrêt de nouvelles combines redistributives. La Démocratie sociale est un incessant processus de spoliation légale imaginative. D'où le rôle central du Progrès dans le parler démocrate-social. Si l'entrepreneur politique est incapable de surenchérir sur l'offre de son adversaire, il est cuit. De sorte qu'il faut sans cesse distribuer de "Nouveaux droits", ce qui veut dire bien sûr qu'on doit toujours découvrir de nouveaux prétextes pour dépouiller les faibles au profit des puissants. Rappelez-vous la citation de George Stigler dans le discours de Ralph Raico :


"perpétuellement on découvre, imagine et proclame un torrent de critiques"


contre le capitalisme, c'est-à-dire contre les Droits de propriété des victimes du socialisme. Le scientisme fournit les prétextes désirés, ainsi que les exigences impossibles —les normes idéalistes— qui nourriront perpétuellement les critiques en question.


Il est vrai que la Démocratie sociale en elle-même ne manque pas d'anti-concepts en béton, d'inébranlables fausses valeurs sur lesquels construire sa propagande.


L'"Egalité[18]" est bien sûr le Fétiche Central, dont les centaines d'interprétations également défendables autorisent autant de pillages organisés par l'Etat. La "Justice sociale" a le même avantage inhérent d'être totalement dépourvue de sens identifiable. La "Démocratie" est un autre concept imprécis, dont certains croient encore qu'il implique une sorte de respect pour les Droits individuels, ce qui permet de promouvoir encore davantage de confiscations sous couleur de "démocratiser"[19].


Cependant, de telles absurdités ne pourraient guère survivre sans une idéologie qui intimide sans arrêt les critiques comme autant de béotiens obscurantistes. Il y faut aussi une espèce de Grande Prêtrise qui entretienne la fiction rêvée d'un progrès collectivement garanti alors que la réalité trop visible est celle d'une abjecte incompétence de l'Etat. Je soutiens que le scientisme fournit une telle idéologie, grands-prêtres compris. Le scientisme disqualifie d'emblée la morale commune et la propriété naturelle, fourvoyant la recherche normative rationnelle vers des voies sans issue. Le pseudo-rationalisme de la méthodologie scientiste invite à traiter les êtres humains comme des robots, et leurs jugements de valeur —leurs pensées— comme des marchandises bonnes à être empilées, comparées et redistribuées ("la science, c'est la mesure"[20]). Le pseudo-expérimentalisme de la méthode scientiste déconsidère le sens commun à tel point que nous assistons depuis plus d'un demi-siècle à des tentatives pour "prouver expérimentalement" que la violence agressive des hommes de l'Etat pourrait faire autre chose que détruire et voler, absurdité que l'on peut démasquer à tout moment rien qu'en se représentant les actions envisagées. Tout cela afin de prouver que, de tous les intellectuels, les expérimentalistes restent les plus dangereux, demeurant une source potentielle des erreurs les plus fondamentales concernant la société. D'autant plus dangereux peut-être que le progrès des sciences de la nature rend possible d'extraordinaires réussites économiques. Celles-ci semblent garantir le "progrès social" indéfini dont les politiciens démocrates-sociaux entendent usurper le mérite[21], et promettre de miraculeuses avancées si l'on voulait seulement faire taire les obscurantistes qui s'imaginent que les gens ordinaires sont capables de penser et enfin traiter la société comme l'ingénieur traite sa machine.


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  • Traduite par Raymond Barre sous le titre : Scientisme et sciences sociales. Paris, Plon, 1952.

[1] Cf. Igor Chafarevitch, Le Phénomène socialiste (Cjwbfkbpv rfr vbhjdjt zdk­tybt). [2] Empêcher les gens de choisir leurs propres projets et les soumettre à la volonté arbitraire d'autres personnes équivaut, dans cette mesure même, à traiter en animaux une partie de l'humanité, les autres se complaisant dans un sentiment illusoire de supériorité. [3] Cela pour dire que Hayek était beaucoup trop généreux en appelant "rationaliste" l'erreur du constructivisme. On est libre d'appeler cela du "rationalisme", si par "rationalisme" on entend la surestimation, voire l'idolâtrie, de sa propre capacité de penser. Mais ce n'est pas moins absolument une négation de la capacité des autres à penser. Et cette négation conduit à une méprise sur la manière dont la société fonctionne que nous sommes bien obligés d'appeler, à la suite de Hayek lui-même, une superstition. [4] Hans-Hermann Hoppe, dans Kritik der kausalwissentschaftlichen Wirtschaftsforschung et dans The Economics and Ethics of Private Property a magistralement développé l'idée de von Mises dans L'Action humaine, consistant à dire que la méthode expérimentale, pour être valide, présuppose la capacité de penser et d'apprendre des êtres humains, laquelle condamne à l'avance toute tentative pour découvrir dans l'action humaine les régularités que recherche la méthode expérimentale (Cf. aussi Juan Carlos Cachanosky, "La ciencia económica vs. la economía matemática", Libertas, Buenos Aires, 1986). De sorte qu'au prix d'un peu de réflexion logique, les vrais savants, non seulement en économie mais aussi dans les sciences expérimentales, sont tout à fait capables d'échapper aux pièges du scientisme. Michael Polanyi avait d'ailleurs utilisé l'analogie même de leur propre découverte scientifique pour faire comprendre aux expérimentalistes le processus de marché (Logique de la Liberté, Paris, Presses Universitaires de France). Quant au mathématicien John von Neumann, il comparait la croyance dans le socialisme avec l'incapacité à comprendre une équation du premier degré. Et bien sûr, Hayek décrivait le socialisme comme bien davantage inspiré par l'interprétation que certains amateurs faisaient de la science que par d'authentiques savants réfléchissant sur leur profession. [5] Quel moyen d'aiguillonner les chercheurs ! A ce titre, il n'y a guère que le postulat de rationalité en économie avec lequel nous puissions le comparer. Les scientistes se sentent en fait justifiés de l'utiliser comme un axiome incontestable. Cela ne les gêne nullement, par exemple, de maintenir des explications douteuses pour les phénomènes observés, pourvu qu'elles soient seulement compatibles avec le dogme déterministe. Dès les années 1920, G. K. Chesterton s'émerveillait de la manière dont la génération spontanée —la métaphysique passablement inconcevable de l'information "émergeant" mystérieusement du chaos— avait pu perdurer, une fois étirée sur des millions d'années par le camouflage néo-darwiniste. [6] La seule démonstration que nous en ayons est fournie par la logique, c'est-à-dire par le raisonnement philosophique. Par les Scolastiques, par exemple, qui avaient démontré le libre arbitre. Ou encore par Karl Popper, lequel avait fait remarquer que l'histoire future, c'est-à-dire l'action à venir des hommes, sera forcément inspirée par des informations que personne ne peut encore posséder. Cependant, nombre de méthodologies contemporaines affirment que la logique ne saurait plus désormais être considérée comme de la connaissance "scientifique" (ce qu'elles ont un intérêt vital à dire, étant connues pour violer leurs propres normes). [7] L'indépendance d'esprit et l'amour de la vérité sont désormais indispensables pour maintenir au sein de la profession économique le reliquat de ce qu'on appelait jadis "les sciences morales". Cela tient généralement à des lectures personnelles, à l'expérience ou à la réflexion, et demeure une sorte de garniture intellectuelle, pour ainsi dire le glaçage sur le gâteau. [8] En toute rigueur, il n'y a qu'un projet de recherche behavioriste qui pourrait en avoir besoin. Les démonstrations ne manquent pas qu'un tel projet est par nature voué à l'échec, surtout chez Hayek dans Scientisme et sciences sociales : aucune analyse économique ne peut avoir de sens sans référence à un dessein, notion qui se trouve aussi être plutôt courante chez les biologistes. [9] Il y a même de parfaits libéraux pour croire au sophisme ricardien. Il y a quelques années, j'ai eu le curieux et parfois désagréable honneur de publier la traduction d'un livre par ailleurs excellent dont l'auteur, apparemment, adhérait à la lubie ricardienne. L'auteur a droit à notre indulgence, parce qu'il est physicien de formation initiale et qu'il m'a fait découvrir G. K. Chesterton. [10] Quiconque a suivi les sessions de la Conférence de Rio ou du Caire (1994) sait quelles erreurs de politique économique le scientisme peut inspirer. L'incapacité fondamentale à comprendre que l'esprit de l'homme est la seule source de la richesse entretient le mythe des "ressources naturelles", censées "appartenir à l'humanité dans son ensemble". D'où les prétentions sur les "richesses de la Terre", à gérer soi-disant au nom de "l'ensemble des hommes", avancées par diverses engeances de super-bureaucrates. Nous savons, bien entendu, que la possession est nécessairement une relation singulière entre un individu et des biens spécifiques, de sorte que l'"humanité" en tant que telle ne peut rien posséder, encore moins de mythiques "ressources naturelles", surtout quand elles n'ont pas encore été découvertes. Nous savons aussi qu'un objet n'a aucune valeur, et par conséquent pas d'existence économique (par opposition à l'existence physique) à moins que l'action de quelqu'un ne la lui ait donnée, ne serait-ce qu'en commençant à le traiter dans son esprit comme un moyen futur de servir un projet personnel. Pour citer Ayn Rand dans Atlas Shrugged : "Une 'ressource naturelle', bien entendu, ça n'existe pas. Toute richesse est produite par quelqu'un, et elle appartient à quelqu'un". Adhérer au mythe des "ressources naturelles" conduit naturellement à croire que, puisque le monde physique est limité, les ressources économiques doivent aussi être finies. (dans The Counter-Revolution of Science, Hayek avait recensé diverses tentatives scientistes pour trouver une équivalence entre la production et des phénomènes physiques observables, tels que la consommation d'énergie libre, ce qui bien sûr renforce l'idée des prétendues "limites à la croissance"). A partir de quoi les socialistes ne sont que trop contents de conclure que les hommes de l'Etat devraient intervenir pour empêcher la croissance économique et démographique (on peut leur faire confiance). Comme dans le cas de la prévision économique "scientifique", la montagne des preuves empiriques contraires ne prouvera jamais définitivement que l'idée est fausse. Il n'y a que le raisonnement logique, c'est-à-dire philosophique, qui démontre son absurdité. [11] On pourrait dire que, dans leur (in)capacité d'agents publics, les hommes de l'Etat sont des sous-hommes (fonctionnels) qui se prennent pour des surhommes. Pour paraphraser Hayek :


"Les hommes de l'Etat n'adoptent pas des règles stupides parce qu'ils sont idiots. Ils deviennent idiots parce qu'ils doivent suivre des règles stupides". [12] La prétendue "théorie des défaillances du marché" apparaît donc comme une théocratie, mais dans une variante quelque peu hérétique : car elle implique une encore plus grande distance entre l'Etat et les autres agents économiques qu'entre Dieu et Sa créature humaine. La théologie orthodoxe (du moins dans le Catholicisme romain) reconnaît à l'Homme la dignité d'être cause, même si c'est à titre secondaire. Rien de tel n'existe dans un modèle par ailleurs totalement mécaniste qui introduit l'Etat comme la seule entité qui agisse réellement. [13] On pourrait certes prétendre qu'il est possible de tirer des conclusions authentiquement libérales de tels postulats. C'est d'ailleurs ce que Hayek a fait, dans l'espoir de rendre ses conclusions plus acceptables pour les adeptes de la croyance socialiste dominante. On pourrait accorder que, comme Louis Pasteur le disait de Dieu, qu'"un peu de science économique éloigne du libéralisme, beaucoup de science y ramène". Mais la plupart des intellectuels (au sens de Hayek) ne sont qu'à moitié formés et n'ont donc guère de chances d'apprendre "beaucoup de science" économique. Cela ne met donc pas sérieusement en cause la conclusion que j'avance, à savoir que le scientisme conduit à un préjugé socialiste chez ceux qui se voudraient rationnels. [14] Cf. Ayn Rand : "un industriel —silence— ça n'existe pas… une usine est une 'ressource naturelle', comme un arbre, un caillou ou une mare de boue" (Atlas Shrugged). Si nous avions plus de temps, je vous aurais expliqué que cette croyance absurde dans de prétendus "monopoles-sur-un-marché-libre" n'est pas seulement la conséquence du pseudo-expérimentalisme d'une méthodologie empiriste employée en-dehors de son domaine d'application valide. Elle est aussi inspirée par une métaphysique particulière, quoique implicite, de l'ordre moral et du Péché Originel, que l'on pourrait lier à l'erreur de Ricardo concernant la rente du sol. [15] Comme le seul cas observable de réalisation d'un "équilibre final" est la mort, je vous laisse penser à quoi ressemblerait l'"équilibre final de long terme", tout "Pareto-optimal" qu'on puisse l'imaginer. [16] La "production de marchandises au moyen de marchandises" pourrait être le slogan le plus symbolique de cette épuisante regressio ad infinitum à laquelle le matérialisme doit conduire en économie. [17] que Hayek avait déjà démasqué, puisque dans The Counter-Revolution of Science, il associait déjà Hegel et Comte. [18] Les fausses valeurs de la démcratie sociale sont toutes des dévoiements de normes authentiques, assassinées et, comme des zombies, réemployées pour tourmenter les vivants. A tout seigneur tout honneur, c'est de la norme centrale de la philosophie politique que la fameuse et fallacieuse "égalité" est le zombi : celui du respect de la logique, qui implique l'universalité des normes : celle-ci conduit inéluctablement à la seule norme politique qui soit universelle et pensable sans contradiction (et de ce fait, exclusive de toute autre), à savoir la propriété naturelle : on a le droit de faire tout ce qu'on veut de ce qu'on n'a pas pris à un autre sans son consentement. Définition objective du vol, de la possession usurpée, et sa condamnation absolue (Cf. Murray Rothbard : L'Ethique de la Liberté, Paris, les Belles Lettres, 1991). L'égalitarisme assassine effectivement cette norme universelle, puisque pour faire mine d'imposer une prétendue, impensable et irréalisable "égalité" de fait, l'homme de l'Etat doit forcément faire de la redistribution politique, c'est-à-dire voler aux uns pour donner aux autres, divisant l'humanité en (au moins) deux castes : la caste supérieure, celle des maîtres (dont il sera), qui vivront par cette violence sur le dos des autres, et la caste inférieure, celle des esclaves, qui devront se laisser dépouiller. La redistribution politique érige donc en système —avec des rationalisations plus élaborées— l'anthropologie dualiste qui règne dans la Pègre, laquelle distingue les "hommes", qui vivent par le vol, et les "caves", qui devraient travaillent au profit exclusif des premiers. Et que l'on emploie cette perversion d'une norme essentielle de pensée et de justice pour installer les brutes au pouvoir est la meilleure illustration possible du vampirisme normatif qui caractérise l'idolâtrie démocratie-sociale de l'Etat. [19] La "Tolérance", ou plus précisément la dénonciation violente de l'"Intolérance", la répression de l'"Extrémisme" ou la promotion du "Pluralisme" sont aussi des thèmes favoris de la Démocratie sociale : une fois surmontée l'appréhension qu'inspire leur caractère évidemment contradictoire en tant que valeurs, elles fournissent aux gens en place des substituts à l'argumentation rationnelle merveilleusement polyvalents et autant de prétextes pour étouffer toute opposition qui tiendrait encore un langage articulé. [20] C'est bien entendu tout ce que prétend faire l'utilitarisme. L'utilitarisme repose sur un postulat parfois implicite mais néanmoins essentiel : à savoir que les jugements de valeur de l'homme, c'est-à-dire les actes de sa pensée, pourraient "d'une manière ou d'une autre" être mesurés. C'est là tout ce dont on a besoin pour fonder le mépris de ce qu'est la pensée humaine qui est nécessaire pour signer l'"autorisation de bricoler" la société décrite dans L'Etat par Anthony de Jasay. Mais cet utilitarisme, comme Jasay nous le rappelle, Bentham lui-même avait spontanément reconnu son incohérence. Aurait-il pu y survivre si longtemps si l'économie mathématique n'avait pas eu besoin de traiter les jugements de valeur "comme si" on pouvait les mesurer, ce qui est implicitement nécessaire pour qu'elle puisse les fourrer dans ses équations ? [21] Ce progrès, les savants, les ingénieurs et les entrepreneurs-capitalistes en sont les seuls auteurs. Les politiciens ne font que confisquer une part croissante de ses fruits pour s'en attribuer le mérite en les redistribuant.