Le Risque moral et la régulation des systèmes financiers

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Par François Guillaumat, Institut Euro-92 et Georges Lane, Université Paris-IX Dauphine, 2002-2003

Ce texte vise à mettre en forme certaines réflexions sur l'incertitude. Notre expérience nous a convaincus que la praxéologie, réflexion conceptuelle systématique sur l'action humaine, permet d'y résoudre certains problèmes que l'approche scientiste, mathématique et pseudo-expérimentaliste, avait soulevés.


On parle traditionnellement de "risque moral" à propos du marché de l'assurance pour désigner un risque d'entreprise que les assureurs sont censés encourir parce que certains assurés, pour employer un terme cher aux juristes, adopteraient des conduites "pathologiques".

La théorie de l'assurance en déduit que ce "risque moral" compromettrait l'activité des assureurs, voire l'existence même du marché de l'assurance. Certains ont diagnostiqué un problème de stabilité qui lui serait associé, et qui mérite d'être élucidé.

La question se pose alors de savoir si le phénomène est général, et si l'on doit envisager qu'il existe un "risque moral" dans n'importe quelle forme de partage des risques, sur n'importe quel marché incertain. Dans ce cas, ou bien le marché aurait de la  peine à émerger alors, ou alors une fois apparu, il serait instable. Dans la mesure où on interpréterait ces phénomènes comme des "échecs du marché", on pourrait y voir une bonne raison pour que les hommes de l'état se chargent de trouver l'origine de ce risque moral, de savoir qui y est exposé, ou qui y échappe, pour mieux le faire disparaître.

Les lignes qui suivent se proposent de montrer que le risque moral ne pose pas de problème propre insurmontable dans un régime de liberté des contrats, qui justifierait une intervention des hommes de l'état. En revanche, elles expliquent qu'il engage ces derniers, désireux malgré tout de "stabiliser" le marché, dans un véritable "parcours du combattant" ou dans une "partie de mistigri" avec ses participants (offreurs et demandeurs), et que son effet principal est, contrairement à leur propos affiché, de créer le risque moral. et de l'aggraver

1 De la stabilisation possible et désirable d'un marché libre
2 Les moyens de la stabilisation
3 Risque moral et instabilité dans le cadre de la liberté des contrats
4 Objections résiduelles  ; sur le marché libre il est inutile de lutter contre le risque moral.

1 De la stabilisation possible et desirable d'un marché libre

L'idée de "stabiliser" un système financier, voire la notion d'"instabilité” elle-même, impliquent bien souvent, dans l'esprit de ceux qui s'en servent, plus de présupposés qu'ils n'en exposent formellement. Peut-être pourrait-on éviter des erreurs et des malentendus si on essayait de voir ce que signifient précisément ces notions, plutôt que de s'attacher directement à la fabrication de stabilisateurs supposés.

Avant de prétendre "stabiliser" le système financier, il faut en effet établir d'abord :

1.1 Ce qu'on entend par "instabilité"

En matière d'instabilité", on cite généralement la variation des taux de change, celle des taux d'intérêt, et celle des prix en monnaie. Le concept décrit en fait les changements des valeurs observées dans le passé, dont on pense qu'ils ont de fortes chances de se perpétuer à l'avenir. Les financiers parlent de "volatilité", terme emprunté à la physique, qu'ils associent à des grandeurs statistiques, telles que les écarts-types, calculées sur  certaines périodes.

1.2 Ce qu'est le risque et distinguer en particulier le risque associé à l'instabilité.

Au travers de la notion usuelle de "risque", on juge habituellement la variabilité des valeurs envisagées ; celle-ci implique que les intérêts de quelqu'un soient en jeu : il y a donc un jugement de valeur implicite. Le risque qu'on associe à l'instabilité tient à l'insuffisance de l'information qu'elle est censée engendrer. La variabilité imprévisible des valeurs a pour conséquence que l'on commet des erreurs, et celles ci sont par définition indésirables. Quand on parle de risque d'instabilité, on considère que la variabilité des valeurs qu'on prévoit dépasse ce qu'on jugeait acceptable, et c'est à ce moment là qu'on parle de "danger" ou de "risque".

Les hommes de l'état prétendent augmenter l'information disponible par leurs instances de planification et réduire les risques d'instabilité par leurs règlements.

1.3 Pourquoi l'instabilité n'est pas désirée :

A C'est essentiellement l'affaire d'une théorie de l'aversion au risque.

L'"aversion au risque" est un terme qui désigne un type particulier d'attitude face au risque, essentiellement une moindre valeur donnée aux objets de l'action risquée, toutes choses égales par ailleurs ; elle a l'inconvénient d'avoir été utilisée par des économistes mathématiciens qui raisonnent en termes de "fonctions d'utilité" et de "courbes d'indifférence", ce qui réduit la description des "états psychologiques" à des primaires irréductibles par l'analyse. Or si l'on accepte de raisonner dans les termes mêmes qu'utilisent ceux qui agissent, on peut y trouver des raisonnements de nature économique qui permettent d'aller plus avant dans cette analyse.

Il semble d'abord que si on admet une fois pour toutes que des propositions nécessairement vraies sont scientifiques (pace Karl Popper), on peut en faire une bonne axiomatique que ne démentirait pas l'expérience du réel. Von Mises l'a fait de la préférence temporelle dans Human Action, mais il l'a aussi fait de l'utilité marginale décroissante de toute action donnée. Or, comme le rappelle de Jasay dans L'État, l'utilité marginale décroissante du revenu équivaut à l'aversion pour le risque relative à ce revenu. (1)

Comment peut-on déduire l'aversion pour le risque de l'utilité marginale décroissante? Logiquement, on accorde plus de valeur à ce qu'on risque de perdre qu'à ce qu'on a des chances de gagner. Ainsi, il vient toujours un moment au cours de l'action où on donne une valeur à ce qui permet d'échapper au risque. Comme quelqu'un qui n'a aucune préférence pour le temps ou dont l'utilité marginale pour une action déterminée n'est pas décroissante, quelqu'un qui n'a aucune aversion pour le risque ne vit pas longtemps pour en parler.

B L'analyse en termes de coûts d'adaptation

Il y a d'autres explications possibles, qu'on peut juger concurrentes ou présenter comme les différentes lois de la réalité qui font que l'utilité marginale, justement, est décroissante:

On peut expliquer cela par les coûts d'information : si je gagne, je dois me demander que faire de ce gain. Si je perds, je dois aussi m'accommoder de cette perte. Cela expliquerait ces "anomalies" qui gênent tellement ceux qui veulent à toute force définir des "fonctions d'utilité". Il suffit par exemple que je considère l'argent joué au casino comme une dépense, et que j'aie donc parfaitement pris en compte la perte probable, pour que l'"aversion pour le risque" ne soit plus observable.

L'observation d'Allais (la "prime à la certitude") s'expliquerait de la même façon par le fait qu'on répugne à devoir se soucier d'un aléa, et qu'on est prêt à payer pour avoir la paix.

On peut comparer cela aux résultats de la psychologie expérimentale (Brehm 1966, 1981) selon lesquels une perte est plus fortement ressentie qu'un gain. Il l'a étudié d'une façon compatible avec des explications rationnelles (encore que certains automatismes de la pensée aient des apparences de déterminisme), particulièrement en ce qui concerne la recherche et l'utilisation de l'information (Cialdini, 1987) . (2)

Un autre coût capable d'expliquer l'aversion au risque est lié aux investissements. Il faudrait s'adapter à des pertes éventuelles. En effet certains investissements dépendent de conditions régulières d'exploitation et peuvent perdre de la valeur si elles sont perturbées. Il y a donc une perte éventuelle du fait que les investissements sont spécifiques et qu'on ne peut pas les liquider sans les détourner de l'utilisation qui leur donnait le plus de valeur.

Est-ce là une explication concurrente de celle des coûts d'information? Cette dernière dit tout simplement que lorsqu'une éventualité se réalise, dans un sens ou dans l'autre, il faut apprendre comment y faire face et que cela est coûteux. L'anticipation de ces coûts, voire les dispositions prises pour se préparer aux éventualités, affecte les jugements de valeur. La recherche d'information fait aussi partie des investissements spécifiques qui deviennent caducs si le risque se réalise .

En tous cas, pour notre sujet, cela nous permettra de déduire ce qe l'on considère comme un risque (d'où il vient), pour qui, et ce que l'on gagne à "prendre des risques" du fait que ça coûte quelque chose. Il faut que le risque soit identifiable.

1.4 Définir la stabilisation

La stabilisation est une intervention, ou un système d'interventions délibérées, qui vise à réduire la variabilité (ou pour reprendre une métaphore à la physique, la "volatilité"). On pense naturellement, dans notre siècle inflationniste, à une intervention violente des hommes de l'état. Mais il peut s'agir d'entrepreneurs privés qui s'organiseraient pour intervenir sur les marchés. C'est notamment le cas des cartels. Une question essentielle est de savoir si la stabilisation privée n'est pas suffisamment rémunérée pour rendre inutile celle des hommes de l'état (à supposer que cette dernière puisse tenir ses promesses).

1.5 Prouver que la stabilisation est désirable :

Sur le marché financier, les hommes de l'état ont cessé d'interdire le recours aux instruments de couverture qui permettent de réaliser un placement sans risque. Chacun y a donc le choix des risques qu'il prend, et de la rémunération qu'il recevra en conséquence (cf. toute la théorie financière actuelle). On peut se demander si vouloir la stabilisation, ce n'est pas demander à la fois le beurre et l'argent du beurre (et à qui), en demandant la rémunération du risque sans le subir.

1.6 Prouver que la stabilisation est possible.

Comme l'avenir dépend de l'information qui sera créée demain par les agents et de leurs décisions, les unes et les autres dépendant de leur libre-arbitre, il est très difficile à prévoir (cf. Karl Popper 1955). Si l'avenir est très difficile à prévoir, il n'y a que deux moyens d'y faire face:

S'en accommoder, alors qu'on a renoncé à prévoir, en limitant les risques ou en les subissant contre une prime de risque (ce qui en soi limite la prise des risques), ou les réduire en obtenant par des moyens de droit (on pense à la règlementation, mais le contrat le fait bien mieux) que le comportement des autres soit plus prévisible.