Temp1234

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par Ayn Rand

Discours donné à la classe diplômée de l’Académie Militaire des États-Unis de West Point, 6 mars 1974. Traduit de l’américain par François-René Rideau, version revue et corrigée par nos soins.

Puisque je suis un écrivain de fiction, commençons par une petite histoire. Imaginez que vous êtes un astronaute. Vous avez perdu le contrôle de votre vaisseau spatial, et vous vous écrasez sur une planète inconnue. Quand vous reprenez vos esprits, et après avoir vérifié que vous n’avez pas de blessure grave, les trois premières questions à vous venir à l’esprit seraient sans doute: Où suis-je ? Comment le découvrir ? Que dois-je faire ?

A l’extérieur, vous voyez une végétation peu familière, et il y a de l’air respirable; la lumière du soleil vous semble plus pâle que dans vos souvenirs, et plus froide. Vous levez la tête pour voir le ciel, mais vous vous arrêtez net. Vous êtes frappé par un sentiment soudain: si vous ne regardez pas, vous n’aurez pas à savoir que vous êtes, peut-être, trop loin de la terre et que tout retour est impossible; tant que vous ne le savez pas, vous êtes libre de croire ce que bon vous semble — et vous ressentez une vague sorte d’espoir, agréable mais quelque peu coupable.

Vous vous tournez vers vos instruments: ils sont peut-être endommagés, dans une mesure que vous ignorez. Mais vous vous arrêtez, frappé par une peur soudaine : Comment pouvez-vous leur faire confiance ? Comment pouvez-vous être sûr qu’ils ne vont pas vous tromper ? Comment pouvez-vous savoir s’ils fonctionnent dans un monde différent ? Vous vous en détournez donc.

Vous commencez alors à vous demander pourquoi vous n’avez aucune envie de faire quoi que ce soit. Il est tellement plus rassurant d’attendre que quelque chose survienne d’une manière ou d’une autre; il vaut sans doute mieux, vous dites-vous, ne pas trop bouger pour éviter de faire tanguer le vaisseau. Au loin, vous voyez des figures d’êtres vivants qui s’approchent ; vous ne savez pas s’ils sont humains, mais ils se déplacent sur deux jambes. Eux me diront quoi faire, décidez vous.

On n’entend plus jamais parler de vous.

Voici une histoire purement imaginaire, me dites-vous ? Vous ne vous conduiriez pas ainsi, et aucun astronaute ne le ferait jamais non plus ? Peut-être pas. Mais c’est de cette façon que la plupart des hommes vivent leur vie, ici, sur terre.

La plupart des hommes passent leurs jours à tout faire pour éviter trois questions, dont les réponses servent de fondation à toute pensée, tout sentiment, toute action de tout homme, qu’il en soit conscient ou non: Où suis-je? Comment le sais-je? Que dois-je faire?

Quand ils atteignent l’âge où ils sont capables de répondre à ces questions, les hommes croient qu’ils connaissent les réponses. Où suis-je? Disons, à New York. Comment le sais-je? C’est une évidence. Que dois-je faire? Là, ils ne sont pas trop sûrs, mais la réponse habituelle est: faire comme tout le monde. Le seul problème semble être qu’ils ne sont pas très actifs, pas très confiants, pas très heureux, et qu’ils ressentent parfois une peur qui n’a pas de cause précise et une culpabilité qui n’a pas d’objet défini, qu’ils ne peuvent pas expliquer, et dont ils ne peuvent pas se débarrasser.

Ils n’ont jamais découvert le fait que le problème vient des trois questions laissées sans réponse — et qu’il n’y a qu’une seule science qui puisse apporter ces réponses: la philosophie.

La philosophie étudie la nature fondamentale de l’existence, de l’homme, et de la relation de l’homme à l’existence. À l’opposé des sciences particulières, qui ne se préoccupent que d’aspects particuliers, la philosophie se préoccupe de ces aspects de l’univers qui touchent tout ce qui existe. Dans le domaine de la cognition, les sciences particulières sont les arbres, mais la philosophie est le terreau sur lequel pousse la forêt.

La philosophie ne vous dira pas, par exemple, si vous êtes à New York ou à Zanzibar (par contre, elle vous donnera le moyen de le découvrir). Mais voici ce qu’elle peut vous dire: êtes-vous dans un univers qui est régi par des lois naturelles et, par conséquent, est stable, fixe, absolu — et connaissable? Ou êtes-vous dans un chaos incompréhensible, le domaine de miracles inexplicables, un flot imprévisible, inconnaissable, que votre esprit est incapable de saisir? Les choses autour de vous sont-elles réelles — ou ne sont-elles qu’une illusion? Existent-elles indépendamment de tout observateur — où sont-elles créées par l’observateur? Sont-elles l’objet ou le sujet de la conscience humaine? Sont-elles ce qu’elles sont — ou peuvent-elles être changées par un simple acte de votre conscience, tel qu’un souhait?

La nature de vos actions — et de votre ambition — sera différente, selon l’ensemble de réponses que vous aurez fait vôtre. Ces réponses constituent la province de la métaphysique — l’étude de l’existence en tant que telle ou, pour reprendre les mots d’Aristote, de « l’être en tant que tel » — la première branche de la philosophie.

Quelle que soit la conclusion à laquelle vous parveniez, vous serez confrontés à la nécessité de répondre à une autre question, corollaire: Comment le sais-je? L’homme n’étant pas omniscient ni infaillible, vous devez découvrir ce que vous pouvez prétendre savoir et la façon d’établir la validité de vos conclusions. L’homme acquiert-il la connaissance par un processus rationnel — ou par révélation soudaine de par une puissance surnaturelle? Est-ce que la raison est la faculté qui identifie et intègre la matière fournie par les sens de l’homme — ou se nourrit-elle d’idées innées, implantées dans l’esprit de l’homme avant sa naissance? La raison est-elle compétente pour percevoir la réalité — ou l’homme possède-t-il quelqu’autre faculté cognitive qui est supérieure à la raison? L’homme peut-il atteindre la certitude — ou est-il condamné au doute perpétuel?

La mesure de votre confiance en vous-même — et de votre succès — variera, selon l’ensemble de réponses que vous aurez fait vôtre. Ces réponses constituent la province de l’épistémologie, la théorie de la connaissance, qui étudie les moyens de cognition de l’homme.

Ces deux branches sont la fondation théorique de la philosophie. La troisième branche — l’éthique — peut être considérée comme sa technologie. L’éthique ne s’applique pas à tout ce qui existe, seulement à l’homme, mais s’applique à tous les aspects de la vie de l’homme: son caractère, ses actions, ses valeurs, sa relation à l’ensemble de l’existence. L’éthique, ou la morale, définit un code de valeurs pour guider les choix et les actions de l’homme — les choix et les actions qui déterminent le cours de sa vie.

De même que l’astronaute de mon histoire ne savait pas ce qu’il devait faire, parce qu’il refusait de savoir où il était et comment le découvrir, de même vous ne pouvez pas savoir ce que vous devez faire tant que que vous ne connaissez pas la nature de l’univers auquel vous avez à faire, la nature de vos moyens de cognition — et votre propre nature. Avant d’en venir à l’éthique, vous devez répondre aux questions posées par la métaphysique et l’épistémologie: l’homme est-il un être rationnel, capable d’affronter la réalité — ou est-il un handicapé incurablement aveugle, une brindille emportée par le flux universel? Est-ce que l’accomplissement et l’assouvissement sont possibles pour l’homme sur terre — ou est-il condamné à l’échec et l’insatisfaction? Selon vos réponses, vous pouvez procéder à la considération des questions posées par l’éthique: qu’est-ce qui est bon ou mauvais pour l’homme — et pourquoi? Le premier souci de l’homme doit-il être une quête de la joie — ou un échappatoire à la souffrance? Un homme doit-il tenir l’accomplissement de soi — ou l’auto-destruction — comme but de sa vie? Un homme doit-il poursuivre ses valeurs — ou doit-il placer l’intérêt d’autrui par-dessus le sien propre? Un homme doit-il poursuivre le bonheur — ou rechercher son propre sacrifice?

Je n’ai pas besoin de préciser les différences de conséquences en ces deux ensembles de réponses. Vous pouvez les voir partout — en vous-même et autour de vous.

Les réponses fournies par l’éthique déterminent la façon dont un homme doit traiter les autres hommes, et constituent ainsi la quatrième branche de la philosophie: la politique, qui définit les principes d’un système social correct. Pour illustrer la fonction de la philosophie, la philosophie politique ne vous dira pas combien d’essence rationnée doit être distribuée et en quel jour de la semaine — elle vous dira si le gouvernement a le droit d’imposer quelque rationnement sur quoi que ce soit.

La cinquième et dernière branche de la philosophie est l’esthétique, l’étude de l’art, qui se fonde sur la métaphysique, l’épistémologie et l’éthique. L’art s’occupe des besoins — le réapprovisionnement — de la conscience de l’homme.

Maintenant, d’aucuns parmi vous diront, comme disent de nombreuses personnes: « Oh, je ne pense jamais en de tels termes abstraits — je veux m’occuper de problèmes réels, particuliers, concrets — à quoi bon me soucier de philosophie? » Ma réponse est: pour être capable de s’occuper de problèmes réels, particuliers, concrets — c’est-à-dire, pour être capable de vivre sur terre.

Vous pourrez affirmer — comme le font la plupart des gens — que vous n’avez jamais été influencé par la philosophie. Je voudrais mettre en doute cette affirmation. Avez-vous jamais pensé ou dit l’une des choses suivantes? « Ne soyez pas si sûr — on ne peut jamais être certain de rien. » Vous avez reçu cette idée de David Hume (et de bien, bien d’autres), même si vous n’avez jamais entendu parler de lui. Ou: « C’était une action méprisable, mais c’est humain, personne n’est parfait en ce bas-monde. » Vous l’avez reçu de Saint Augustin. Ou: « C’est peut-être vrai pour vous, mais ce n’est pas vrai pour moi. » Vous l’avez reçu de William James. Ou: « Je n’ai pas pu m’en empêcher! Personne ne peut s’empêcher de faire ce qu’il fait. » Vous l’avez reçu de Hegel. Ou: « Je ne peux pas le prouver, mais je sens que c’est vrai. » Vous l’avez reçu de Kant. Ou: « C’est logique, mais la logique n’a rien à faire avec la réalité. » Vous l’avez reçu de Kant. Ou: « C’est mal, parce que c’est égoïste. » Vous l’avez reçu de Kant. Avez-vous jamais entendu des activistes modernes dire: « Agir d’abord, penser ensuite »? Ils ont reçu cette idée de John Dewey.

D’aucuns pourront répondre: « Bien sûr, j’ai dit ces choses à un moment ou un autre, mais je n’ai pas besoin de croire ces choses tout le temps. Ça peut avoir été vrai hier, mais ce n’est pas vrai aujourd’hui. » Ils ont reçu cette idée de Hegel. Ils pourront dire: « La cohérence est le démon des esprits mesquins. » [1] Ils l’ont reçu d’un esprit particulièrement mesquin, Emerson. Ils pourront dire: « Mais ne peut-on pas faire des compromis et emprunter différentes idées à diverses philosophies selon les convenances du moment? » Ils l’ont reçu de Richard Nixon [2] — qui l’a reçu de William James.

Maintenant demandez-vous: si vous n’êtes pas intéressés aux idées abstraites, pourquoi vous sentez-vous (comme tous les hommes) forcés d’y faire appel? Le fait est que les idées abstraites sont des intégrations conceptuelles qui reprennent un nombre incalculables de choses concrètes — et que sans ces idées abstraites vous ne seriez pas capables de traiter de problèmes réels, particuliers, concrets. Vous seriez dans la situation d’un nouveau né, pour qui chaque objet est un phénomène unique, sans précédent. La différence entre son état mental et le vôtre réside dans le nombre d’intégrations conceptuelles que votre esprit a effectuées.

Vous n’avez pas le choix quant à la nécessité d’intégrer vos observations, vos expériences, votre savoir en idées abstraites, c’est-à-dire, en principes. Votre seul choix est entre des principes vrais ou faux, qui représentent vos convictions rationnelles, conscientes — ou un tas informe de notions prises au hasard, dont les sources, la validité, le contexte et les conséquences vous sont inconnus, des idées que, le plus souvent, vous abandonneriez bien vite si vous saviez.

Mais les principes que vous acceptez (consciemment ou inconsciemment) peuvent entrer en conflit ou se contredire l’un l’autre; eux aussi doivent être intégrés. Qu’est-ce qui les intègre? La philosophie. Un système philosophique est une vue intégrée sur l’existence. En tant qu’être humain, vous n’avez pas le choix quant au fait que vous avez besoin d’une philosophie. Votre seul choix est entre définir votre philosophie par un processus de pensée conscient, rationnel, discipliné et par une délibération scrupuleusement logique — ou de laisser votre subconscient accumuler un tas d’ordure de conclusions infondées, de fausses généralisations, de contradictions indéfinies, de slogans non digérés, de vœux non identifiés, de doutes et de peurs, rassemblés au hasard, mais intégrés par votre subconscient en une sorte de philosophie bâtarde et fusionnés en un seul poids écrasant: le doute de soi, comme une chaîne et un boulet là où les ailes de votre esprit auraient dû pousser.

Vous pourrez dire, comme de nombreuses personnes, que ce n’est pas toujours facile d’agir selon des principes abstraits. Non, ce n’est pas facile. Mais n’est-il pas beaucoup plus difficile d’agir selon ces principes sans savoir desquels il s’agit?

Votre subconscient est comme un ordinateur — plus complexe que tout ordinateur que les hommes peuvent construire — et sa fonction principale est l’intégration de vos idées. Qui le programme? Votre esprit conscient. Si vous laissez faire, si vous n’atteignez aucune conviction ferme, votre subconscient est programmé au hasard — et vous vous livrez au pouvoir d’idées que vous avez acceptées sans le savoir. Mais d’une façon ou d’une autre, votre ordinateur vous donne des sorties, tous les jours et toutes les heures, sous la forme d’émotions — qui sont les estimations instantanées du monde qui vous entoure, calculées selon vos valeurs. Si vous avez programmé votre ordinateur par une pensée consciente, vous connaissez la nature de vos valeurs et de vos émotions. Sinon, vous ne la connaissez pas.

Nombreux sont ceux, surtout de nos jours, qui prétendent que l’homme ne peut pas vivre de la seule logique, qu’il faut considérer l’élément émotionnel de sa nature, et qu’ils font confiance à leurs émotions pour les guider. Eh bien, ainsi le faisait l’astronaute de mon histoire. D’où sa perte — et d’où la leur: les valeurs et les émotions d’un homme sont déterminées par sa vue fondamentale de l’existence. Le programmeur ultime de son subconscient est la philosophie — la science qui, selon les émotionnalistes, est incapable d’affecter ou de pénétrer les mystères ténébreux de leurs sentiments.

La qualité des sorties d’un ordinateur est déterminées par la qualité de ses entrées. Si votre subconscient est programmé au hasard, ses sorties auront un caractère en conséquence. Vous avez probablement entendu parler de ce terme éloquent des informaticiens, « GIGO », — qui veut dire « garbage in, garbage out », n’importe quoi en entrée, n’importe quoi en sortie. La même formule s’applique à la relation entre les pensées et les émotions d’un homme.

Un homme qui se laisse diriger par ses émotions est comme un homme dirigé par un ordinateur dont il ne sait pas lire les résultats en sortie. Il ne sait pas si sa programmation est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, si elle le mène au succès ou à la destruction, si elle sert ses propres buts ou ceux d’une puissance maligne inconnue. Il est aveugle de deux façons: aveugle au monde autour de lui et à son propre monde intérieur, incapable de saisir la réalité et ses propres motivations, et il éprouve une terreur chronique pour l’une comme pour les autres. Les émotions ne sont pas des moyens de cognition. Les hommes qui ne se soucient pas de philosophie sont ceux qui en ont le plus besoin: ils sont le plus sûrement en son pouvoir.

Les hommes qui ne se soucient pas de philosophie absorbent ses principes dans l’atmosphère culturelle ambiante — les écoles, les universités, les livres, les magazines, les journaux, le cinéma, la télévision, etc. Qui donne le ton de la culture? Une petite poignée d’hommes: les philosophes. Les autres suivent, soit par conviction, soit par absence de conviction. Depuis à peu près deux siècles, sous l’influence d’Emmanuel Kant, la tendance dominante de la philosophie a été dirigée dans un seul but: la destruction de l’esprit humain, de la confiance de l’homme en le pouvoir de la raison. Aujourd’hui, nous pouvons voir cette tendance à son zénith.

Quand les hommes abandonnent la raison, il s’aperçoivent non seulement que leurs émotions ne peuvent pas les guider, mais qu’ils ne savent plus éprouver qu’une seule émotion: la terreur. La diffusion de l’addiction à la drogue parmi les jeunes gens élevés dans les modes intellectuelles du jour, démontre l’insupportable état intérieur d’hommes qui sont privés de leurs moyens de cognition et qui cherchent à s’évader de la réalité — de la terreur de leur propre incapacité à affronter l’existence. Observez l’effroi chez ces jeunes gens à l’idée d’indépendance et leur désir frénétique de « faire partie », de s’attacher à quelque groupe, clique ou gang. La plupart d’entre eux n’a jamais entendu parler de philosophie, mais ils sentent qu’ils ont besoin de certaines réponses fondamentales aux questions qu’ils n’osent pas poser — et ils espèrent que la tribu leur dira comment vivre. Ils sont prêts à se laisser diriger par le premier guérisseur, gourou ou dictateur venu. Une des choses les plus dangereuses qu’un homme puisse faire est d’abandonner son autonomie morale au soin d’autrui: comme l’astronaute de mon histoire, il se sait pas si ces autres sont humains, même s’ils marchent sur deux jambes.

Maintenant, vous demanderez peut-être: Si la philosophie peut être si vicieuse, pourquoi l’étudier? En particulier, pourquoi devrions-nous étudier ces théories philosophiques qui sont évidemment fausses, qui n’ont aucun sens, et qui n’ont aucun rapport avec la vie réelle?

Ma réponse est: pour votre propre défense, — et pour la défense de la vérité, de la justice, de la liberté, et de toute valeur que vous avez jamais tenue en estime ou tiendrez jamais en estime.

Toutes les philosophies ne sont pas mauvaises, bien que de trop nombreuses le sont, surtout dans l’histoire moderne. D’un autre côté, à l’origine de tout accomplissement de la civilisation, comme la science, la technologie, le progrès, la liberté, — à l’origine de toutes les valeurs dont nous jouissons aujourd’hui, y compris la naissance de ce pays — vous trouverez l’accomplissement d’un seul homme, qui a vécu plus de deux mille ans auparavant: Aristote.

Si vous ne ressentez que de l’ennui en lisant les théories pratiquement inintelligibles de certains philosophes, vous avez toute ma sympathie. Mais si vous les rejetez négligemment, en disant: « pourquoi devrais-je étudier ces choses quand je sais que ce sont des absurdités? » — vous vous trompez. Ce sont des absurdités, mais vous ne le savez pas — pas tant que vous continuez d’accepter leurs conclusions, et tous les slogans vicieux produits par ces philosophes. Et pas tant que vous n’êtes pas en mesure de les réfuter.

Ces absurdités concernent les questions les plus cruciales de l’existence de l’homme, des questions de vie ou de mort. À la base de toute théorie philosophique importante, il y a une question légitime — au sens qu’il y a un besoin authentique de la conscience de l’homme, que certaines théories s’efforcent de clarifier, cependant que d’autres s’efforcent de les obscurcir, de les corrompre, d’empêcher l’homme de jamais les découvrir. La bataille des philosophes est une bataille pour l’esprit de l’homme. Si vous ne comprenez pas leurs théories, vous êtes vulnérables aux pires d’entre elles.

La meilleure façon d’étudier la philosophie est de l’approcher comme une enquête policière: suivre chaque piste, indice et implication, de façon à découvrir qui est un meurtrier et qui est un héros. Le critère de l’enquête est dans ces deux questions: Pourquoi? et Comment? Si une thèse donnée semble juste — pourquoi? Si une autre thèse semble fausse — pourquoi? et comment y a-t-on fait croire? Vous ne trouverez pas toutes les réponses tout de suite, mais vous acquerrez un talent appréciable: la capacité à penser en termes de l’essentiel.

Rien n’est donné automatiquement à l’homme, ni la connaissance, ni la confiance en soi, ni la sérénité intérieure, ni la bonne façon d’utiliser son esprit. Chaque valeur dont il a besoin ou qu’il désire doit être découverte, apprise et acquise — même la bonne posture de son corps. Dans ce contexte, je dois dire que j’ai toujours admiré la posture des diplômés de West Point, une posture qui projette l’homme en avant par un contrôle fier et discipliné de son corps. Eh bien, la pratique philosophique donne à l’homme la bonne posture intellectuelle — un contrôle fier et discipliné de son esprit.

Dans votre propre profession, dans la science militaire, vous connaissez l’importance de suivre l’évolution des armes, stratégies et tactiques de l’ennemi — et d’être prêt à les contrer. La même chose est vraie en philosophie: vous devez comprendre les idées de l’ennemi, et être prêts à les réfuter, vous devez connaître ses arguments fondamentaux et être capable de les anéantir.

Dans une guerre physique, vous n’enverriez pas vos hommes sur une mine: vous feriez tous les efforts pour découvrir son emplacement. Eh bien, le système de Kant est la mine la plus grande et la plus élaborée dans l’histoire de la philosophie — mais il est tellement plein de trous que quand vous avez compris son truc , vous pouvez le désamorcer sans problème et avancer par dessus en toute sécurité. Et une fois que vous l’avez désamorcé, les Kantiens de second ordre — les sous-officiers de son armée, les sergents, deuxièmes classes et mercenaires philosophiques d’aujourd’hui — s’écrouleront sous leur propre vacuité, par réaction en chaîne.

Il y a une raison particulière pour laquelle vous, les futurs dirigeants de l’Armée des États-Unis, avez besoin d’être armés philosophiquement aujourd’hui. Vous êtes la cible d’une attaque particulière par l’establishment Kantien-Hegelien-collectiviste qui domine nos institutions culturelles à notre époque. Vous êtes l’armée du dernier pays semi-libre qui reste sur terre, et pourtant vous êtes accusés d’être un outil de l’impérialisme — et « impérialisme » est le nom donné à la politique étrangère de ce pays, qui ne s’est jamais engagé dans la conquête militaire et n’a jamais profité de deux guerres mondiales, qu’il n’a jamais initiées, mais dans lesquelles il s’est engagé et a vaincu. (C’était, soit dit en passant, une politique stupide par sa générosité exagérée, qui a fait que ce pays a gâché ses richesses à aider ses anciens ennemis autant que ses anciens alliés.) Une chose appelée « le complexe militaro-industriel » — qui est un mythe ou pire — est accusée d’être responsable de tous les problèmes de ce pays. La racaille brutale des universités vocifère ses exigences que les unités de formation d’officiers de réserve soient expulsées des campus universitaires. Le budget de notre défense est attaqué, dénoncé et coupé par des gens qui prétendent que la priorité financière devrait être donnée à des jardins de roses écologiques et à des classes d’expression esthétique pour les résidents des bas quartiers.

Certains parmi vous sont sans doute interloqués par cette campagne et se demandent, en toute bonne foi, quelles erreurs vous avez commises pour la susciter. Si c’est le cas, alors il est d’une importance urgente que vous compreniez la nature de l’ennemi. Vous êtes attaqués, non pour vos erreurs ou vos défauts, mais pour vos vertus. Vous êtes dénoncés, non pour vos faiblesses, mais pour votre force et votre compétence. Vous êtes pénalisés parce que vous êtes les protecteurs des États-Unis. À un niveau moindre du même problème, une campagne similaire est menée contre les forces de police. Ceux qui veulent détruire ce pays, cherchent à le désarmer — intellectuellement et physiquement. Mais ce n’est pas une simple affaire de politique: la politique n’est pas la cause, mais la conséquence dernière des idées philosophiques. Il ne s’agit pas d’une conjuration communiste, même si des communistes sont impliqués — comme les asticots qui profitent d’un désastre qu’ils n’ont pas le pouvoir de provoquer. Le motif des destructeurs n’est pas l’amour du communisme, mais la haine de l’Amérique. Pourquoi une telle haine? Parce que l’Amérique est la réfutation vivante de l’univers Kantien.

De nos jours, le souci mièvre et la compassion pour les faibles, les handicapés, les souffrants, les coupables, est un masque pour la haine Kantienne profonde de l’innocent, du fort, du capable, du couronné de succès, du vertueux, du confiant, de l’heureux. Une philosophie qui cherche à détruire l’esprit de l’homme est nécessairement une philosophie de haine envers l’homme, envers la vie de l’homme, et envers toute valeur humaine. La haine envers le bien parce qu’il est bien, est la marque distinctive du vingtième siècle. Voilà l’ennemi que vous affrontez.

Une bataille de ce genre demande des armes particulières. Elle doit être menée avec une pleine compréhension de votre cause, une pleine confiance en vous-même, et la plus grande certitude de la justesse morale de l’une et de l’autre. Seule la philosophie peut vous fournir ces armes.

La mission que je me suis donnée pour ce soir n’est pas de vous faire vous intéresser à ma philosophie, mais à la philosophie en tant que telle. J’ai, cependant, parlé implicitement de ma philosophie à chaque phrase — car aucun d’entre nous et aucune de nos affirmation ne peut échapper à nos prémisses philosophiques. Quel est mon intérêt égoïste en cette affaire? Je suis assez confiante pour penser que si vous acceptez l’importance de la philosophie et de la tâche de l’examiner avec un esprit critique, c’est ma philosophie que vous viendrez à accepter. Formellement, je l’appelle l’Objectivisme, mais informellement, je l’appelle une philosophie pour vivre sur terre. Vous en trouverez une présentation explicite dans mes livres, et tout particulièrement dans Atlas Shrugged [3].

En conclusion, permettez-moi de parler en termes personnels. Cette soirée a une grande signification pour moi. Je suis profondément honorée par cette opportunité de parler devant vous. Je peux dire — non pas comme un poncif patriotique, mais avec une pleine connaissance des fondements métaphysiques, épistémologiques, éthiques, politiques et esthétiques — que les États-Unis d’Amérique sont le plus grand, le plus noble et, dans ses principes fondateurs originels, le seul pays moral dans l’histoire du monde. Il y a une sorte de rayonnement serein associé dans mon esprit au nom de West Point — parce vous avez préservé l’esprit de ces principes fondateurs originaux et vous en êtes le symbole. Il y avait des contradictions et des omissions dans ces principes, et il y en a peut-être en vous — mais je parle de l’essentiel. Il y a sans doute eu dans votre histoire des individus qui ne se sont pas montré à la hauteur de vos standards élevés — comme il y en a dans toutes les institutions — puisque qu’aucune institution et aucun système social ne peut garantir la perfection automatique de tous ses membres; elle dépend du libre arbitre de chaque individu. Je parle de vos standards. Vous avez préservé trois qualités de caractère qui étaient typiques au temps de la naissance de l’Amérique, mais qui font cruellement défaut de nos jours: l’ardeur — la persévérance — et le sens de l’honneur. [4] L’honneur est le respect de soi-même rendu visible dans l’action.

Vous avez choisi de risquer vos vies pour la défense de ce pays. Je ne vous insulterai pas en disant que vous vous êtes consacrés à un service désintéressé — ce n’est pas une vertu selon ma moralité. Selon ma moralité, la défense de son pays signifie qu’un homme refuse personnellement de vivre comme l’esclave conquis d’aucun ennemi, étranger ou domestique. Voilà une vertu énorme. Certains parmi vous n’en êtes peut-être pas pleinement conscient. Je veux vous aider à vous en rendre compte.

L’armée d’un pays libre a une grande responsabilité: le droit d’utiliser la force, mais non pas comme un instrument de compulsion et de conquête brutale — comme les armées des autres pays l’on fait dans leur histoire — seulement comme un instrument de l’auto-défense d’une nation libre, ce qui signifie: la défense des droits individuels de l’homme. Le principe de l’emploi de la force seulement en réponse à ceux qui initient son utilisation, est le principe de subordination de la force au droit. La plus haute intégrité et le plus grand sens de l’honneur sont requis pour une telle tâche. Aucune autre armée au monde n’y est arrivé. Vous, si.

West Point a donné à l’Amérique une longue lignée de héros, connus et inconnus. Vous, les diplômés de cette année, avez une tradition glorieuse à porter — ce que j’admire profondément, non pas parce qu’il s’agit d’une tradition, mais parce qu’elle est glorieuse.

Comme je viens d’un pays coupable de la pire tyrannie sur terre, je suis tout spécialement capable d’apprécier le sens, la grandeur et la valeur suprême de ce que vous défendez. Aussi, en mon propre nom et au nom de nombreuses personnes qui pensent comme moi, je voudrais dire, à tous les hommes de West Point, passés, présents et futurs: Merci.

Notes

[1]: Traduction tentative d’une formule répandue aux États-Unis: « Consistency is the hobgoblin of little minds. » (Note du traducteur)

[2]: Nixon était alors président des États-Unis, et englué dans l’affaire du « Watergate ». (Note du traducteur)

[3]: Atlas Shrugged, publié en 1957, est l’œuvre ultime d’Ayn Rand en tant que romancière, après quoi elle n’a écrit que des essais. Il n’est toujours pas traduit en français, Ayn Rand ayant à l’époque répudié un projet de traduction. Il existe actuellement un projet pour compléter une traduction de cette œuvre monumentale, mais même s’il aboutit, rien ne sera disponible en librairie avant de nombreux mois voire des années. Le roman, dont le titre pourrait être traduit en « Atlas laisse tomber », possède des éléments de roman policier, de roman de science-fiction, mais est bel et bien un roman philosophique. (Note du traducteur)

[4]: J’ai rendu plutôt mal que bien ces vertus qui dans la version originale sont earnestness, dedication, a sens of honor et qui n’ont pas d’équivalent en français moderne — la traduction de la dernière vertu étant d’ailleurs d’autant plus trompeuse qu’elle semble évidente. (Note du traducteur)