« Interview de Leonard Liggio par Christian Hocepied » : différence entre les versions
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LIGGIO : Non, je suis un libéral aristotélico-thomiste depuis l'époque de mes études. C'est aussi ce que sont les Randiens, mais ils y ajoutent à cela une sorte de culte religieux, fondé sur l'interprétation par Rand de ces grands philosophes. Je préfère les philosophes d'origine à une synthèse de seconde main de ce qu'ils ont pensé ! | LIGGIO : Non, je suis un libéral aristotélico-thomiste depuis l'époque de mes études. C'est aussi ce que sont les Randiens, mais ils y ajoutent à cela une sorte de culte religieux, fondé sur l'interprétation par Rand de ces grands philosophes. Je préfère les philosophes d'origine à une synthèse de seconde main de ce qu'ils ont pensé ! | ||
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Het Vrijbrief, janvier/février 1990 [1].
Les partisans de Ayn Rand forment une sorte de culte religieux.
VRIJBRIEF : Comment êtes-vous parvenu à la pensée libérale ? Est-ce un auteur particulier qui vous a mis sur la voie ?
LIGGIO : Je n'ai jamais changé d'opinion. J'ai approfondi mes idées au cours du temps. J'avais toujours été hostile au néo-fascisme façon New Deal et à l'interventionnisme étatique, mais je n'étais pas conscient des racines intellectuelles de mes idées. C'est surtout l'oeuvre de Ludwig von Mises qui m'a aidé à approfondir ma compréhension. J'ai lu pour la première fois dans L'Action humaine une présentation systématique et complète de ce que c'est que l'économie. Il m'a bien sûr beaucoup influencé, surtout parce que les opposants à l'ingérence étatique ne voulaient pas en entendre parler, de l'économie. Il y avait alors une espèce de passéisme écolo. Des gens qui voulaient surtout conserver en l'état les valeurs du passé : les petites villes, pas d'industrie, pas de croissance. Mises, lui, offrait une remise en cause intellectuelle de l'interventionnisme.
VRIJBRIEF : Vous avez personnellement connu von Mises...
LIGGIO : Oui, j'ai été un de ses étudiants dans les années cinquante, il enseignait alors à la Graduate School of Business de New York University. C'est là qu'il donnait des cours, depuis son arrivée en Amérique en 1940. Auparavant, il avait été rattaché à Institut des Hautes Études Internationales de Genève.
La version anglaise de L'Action Humaine est parue en 1949. L'ouvrage avait déjà été publié en 1940 sous le titre de Nationalökonomie, mais Mises avait presque entièrement réécrit cette édition en allemand. Yale University Press avait aussi publié son Socialisme à la même époque. C'est donc à ce moment que j'ai connu ses deux Grandes Oeuvres, tout comme sa Theory of Money and Credit. Mises était extraordinairement bienveillant. Il admettait par exemple des lycéens doués et des étudiants non inscrits à l'université à ses séminaires de jeudi soir. Je connais des gens qui ont régulièrement assisté à ces séminaires pendant vingt ans. C'est plutôt par hasard que les étudiants "officiels" choisissaient sa branche, souvent parce qu'il donnait ses cours le soir. Cependant, les participants les plus actifs ont toujours été ses étudiants non inscrits.
VRIJBRIEF : Vous avez continué à suivre ces séminaires pendant plusieurs années ?
LIGGIO : Au cours des années pendant lesquelles je suivais les séminaires en question, Mises était en train d'écrire sa Theory and History [paru en 1957]. Ces séminaires-là étaient donc surtout consacrés à la méthodologie des sciences sociales. C'était une chance pour moi, parce que ce débat méthodologique portait justement sur le sujet qui m'intéressait le plus en tant qu'historien. L'approche de Mises se fondait sur les contributions de savants comme Carl Menger ou l'École dite d'Allemagne du sud-est à laquelle je rattache Heinrich Rickert (de Heidelberg), [Wilhelm] Dilthey et Max Weber. Ils mettent l'accent sur le caractère autonome des sciences sociales : les sciences naturelles ont leur méthodologie, les sciences de l'homme ont aussi la leur propre. On ne peut pas appliquer les mathématiques aux sciences de l'homme. Rickert parlait de la césure entre les sciences de la nature et celles qui se rapportent à l'histoire de la civilisation. Mises traite déjà de cette distinction dans L'Action humaine mais la développe dans Theory and History [et The Ultimate Foundation of Economic Science].
VRIJBRIEF : À ce moment, vous étudiiez l'histoire ?
LIGGIO : En effet, l'histoire et les Sciences politiques, mais pas à la même université.
VRIJBRIEF : Comment avez-vous connu Mises ?
LIGGIO : J'ai entendu son nom pour la première fois par des amis - et plus particulièrement par Ralph Raico — dans ma fédération étudiante ; fédération étudiante qui avait milité contre la [participation des États-Unis à la] deuxième guerre mondiale et la politique étrangère qui a suivi. Nous militions activement contre la fondation de l'OTAN et autres violations semblables des droits constitutionnels. C'est au cours de cette entreprise que nous avons découvert la contribution théorique de Mises : cette politique, il l'avait abordé de manière scientifique. Alors nous avons lu L'Action humaine. Par le même processus, nous sommes aussi entrés en contact avec la Foundation for Economic Education à Irvington on Hudson, avec laquelle Mises avait des liens étroits. C'est pourquoi on nous a invités à assister aux séminaires de la Foundation. C'est comme ça que moi-même et Ralph Raico en sommes venus à y assister. Ralph Raico, à la demande de Mises lui-même, allait traduire Liberalismus, l'oeuvre ultérieure de Mises.
VRIJBRIEF : Vous dites que Mises était particulièrement bienveillant, mais cela ne ressort pas toujours de son style…
LIGGIO : Cela ne se traduisait jamais dans les rapports personnels.
VRIJBRIEF : Ceci a-t-il un rapport quelconque avec le fait que les milieux scientifiques l'avaient marginalisé ?
LIGGIO : Non, cela provient de ce qu'il venait d'Europe. Il est arrivé en Amérique avec des valeurs européennes telles que la liberté individuelle et les Droits universels de l'Homme, alors que l'ensemble du monde était étatiste, voire fascisant. Il n'était évidemment pas bien reçu par les milieux qui cultivaient les idéaux fascisants du socialisme fabien. D'autant plus que lui-même a toujours refusé de faire des compromis avec des pseudo-idéaux pareils. Les intellectuels et les journalistes ne pouvaient pas accepter sa critique universelle de tous les socialismes — y compris celui de Roosevelt, même si celui-ci l'entortillait dans le drapeau américain. Il rendait leur rêve éveillé effectivement impossible.
Une autre raison était que dans le domaine philosophique, Mises et Hayek étaient disciples de Kant et de l'utilitarisme de Mill, à une époque où, notamment à l'université de Chicago, on redécouvrait Aristote et le thomisme. Nombre de partisans de l'économie de marché se réclamaient déjà de ces idées, mais eux rejetaient leur argumentation. Son intérêt pour l'histoire avait bien persuadé Hayek que les derniers disciples de Saint Thomas d'Aquin faisaient partie des fondateurs du libéralisme : de Vitoria, Suarez, Mariana, Molina et le Belge Lessius — Schumpeter a dit de John Locke qu'il était le dernier des Scolastiques. Mais Hayek et Mises sont demeurés à l'écart de ces approches de Droit naturel de l'économie.
VRIJBRIEF : Est-ce aussi à ce moment-là que vous avez rencontré Murray Rothbard, avec qui vous alliez plus tard écrire une histoire de la Révolution américaine sous le titre de Conceived in Liberty ?
LIGGIO : Oui, et c'est un très important héritier intellectuel de Mises. Rothbard était aussi un savant universel. Mises a un certain nombre de successeurs en ce qui concerne sa contribution pure à l'économie. Tout comme Mises, l'œuvre de Rothbard recouvre également la science politique, l'histoire, la méthodologie, etc..
VRIJBRIEF : Dans le domaine de l'histoire, vous avez aussi fourni une contribution importante à l'approche soi-disant révisionniste de la guerre froide...
LIGGIO : Je n'ai pas développé d'approche qui me soit propre. Mon approche se fonde entièrement sur les faits, sans se laisser influencer par le mythe de l'État. J'ai été fortement marqué par l'approche de Henry Butterfield, de l'université de Cambridge qui s'opposait aux historiens de cour. Il y a les historiens qui prennent le parti de l'état et ceux qui prennent le parti les contribuables. Ces derniers les représentent spontanément et en toute indépendance, ce qui n'est pas le cas des premiers. Or, il y a deux approches historiques : celle des consommateurs d'impôt et celle des payeurs d'impôt. Cependant, étant donné que les consommateurs d'impôt peuvent entretenir davantage d'historiens que les autres, le premier groupe est le plus nombreux. Par conséquent, le fait qu'ils constituent une majorité ne signifie pas qu'ils aient raison. Au contraire l'approche correcte est celle du deuxième groupe.
VRIJBRIEF : En France aussi il y a une école historique "révisionniste". Les historiens en cause soumettent l'histoire officielle des camps de concentration à un regard critique. Ils sont fortement réprimés. Une université a même retiré son titre de docteur à l'un de ces historiens. On a interdit de paraître leur publication. Quelle est votre position à ce sujet ?
LIGGIO : Je ne peux pas me prononcer à ce sujet, mis à part ce qui concerne les universités concernées. Si une université se met à renier un diplôme qu'elle a décerné, elle ferait mieux de fermer ses portes. Si vous vous trompez à ce point, autant en tirer les conclusions qui s'imposent. Je peux difficilement imaginer des universités de ce genre ; c'est comme si l'université elle-même s'en prenait aux libertés universitaires. Or, il n'existe aucun sujet qui doive échapper à la discussion. John Stuart Mill plaidait pour l'idée libérale de la concurrence entre les idées. Les idées doivent pouvoir circuler.
VRIJBRIEF : Vous êtes non seulement un savant, mais aussi un organisateur. Vous êtes co-fondateur de "Fondations" et de "think tanks"...
LIGGIO : Je me suis effectivement engagé auprès d'un certain nombre de fondations : le Liberty Fund, le Cato Institute, l'Institute for Humane Studies. Les dons à ces institutions sont déductibles de l'impôt sur le revenu. Mais c'est la seule chose qu'elles aient en commun avec quoi que ce soit de public.
Après la deuxième guerre mondiale, La Route de la servitude de Hayek avait remporté un grand succès aux États-Unis. Elle était même parue en extraits dans le Readers' Digest. Des millions d'Américains l'avaient lue, dont un certain nombre de capitalistes. L'un d'entre eux a créé le William Volcker Fund, pour soutenir les historiens, les philosophes et les juristes biens disposés envers la liberté individuelle. La création de cette fondation était une conséquence directe de l'article majeur de Hayek sur "Les Intellectuels et le socialisme" paru en 1947 dans la Chicago Law Review. Il y défendait la position comme quoi la politique était une forme inférieure de l'activité intellectuelle, et que celle-ci était sous l'influence des formes les plus élevées. Que c'est l'opinion publique qui fait la politique. Et que l'opinion publique est faite par les journalistes et les écrivains, lesquels empruntent à leur tour leurs idées aux chercheurs qui les créent. La théorie de Hayek revient à une sorte de capitalisme intellectuel. Qui veut peser sur la politique doit d'abord investir dans les idées.
La première activité de cette fondation a été, en 1947, de financer la première réunion de ce qui allait devenir la Société du Mont-Pèlerin. Ceux-ci ont financé la mise en place d'économistes américains, dont Floyd Harper, le fondateur de l'Institute for Humane Studies, Frank Knight, von Mises et deux économistes alors jeunes et encore inconnus, George Stigler et Milton Friedman. Tous deux ont plus tard été chargés de cours à Chicago et le Volcker Fund a fourni des bourses pour leurs assistants. Le Fund a fait venir Hayek à Chicago, et lui a payé son salaire. Il a fait la même chose pour le [beau-]frère de Friedman, Aaron Director, qui est allé enseigner l'économie à la faculté de Droit. Ce fut une innovation qui s'est avérée extrêmement féconde : Director a été à l'origine de la théorie économique du Droit. Le Fund a également soutenu sa publication scientifique, le Journal of Law & Economics. Lorsque cette fondation a disparu, l'Institute for Humane Studies (IHS) a poursuivi son travail. À la même époque, le Liberty Fund a été créé, mais n'a pas été très actif avant le milieu des années soixante-dix. En 1977, le Cato Institute a été institué à les fins similaires. Le CATO et l'IHS se sont donc partagé le travail : la formation universitaire se ferait par l'IHS, CATO se consacrerait à l'étude des politiques. Quant au Liberty Fund, il se borne à sponsoriser des séminaires et des conférences sur des questions libérales. En 1958, l'IHS a été admis au sein de George Mason University à Fairfax en Virginie, à côté d'autres centres indépendants, comme le Center for Study of Public Choice, du prix Nobel [James] Buchanan. L'IHS tente former les jeunes universitaires jusqu'au niveau des chargés de cours. Fairfax est donc un excellent endroit pour entreprendre ces activités . Ce travail se poursuit désormais en Europe. Ainsi, à partir de cette année, l'IHS sponsorise l'Université d'Eté des Nouveaux Economistes à Aix-en-Provence.
VRIJBRIEF : Êtes-vous aussi politiquement actif ?
LIGGIO : Non, je reste fidèle à la position de Hayek comme quoi les hommes politiques flottent comme des bouchons sur l'océan de l'opinion publique. On ne cherche qu'à influencer l'opinion publique qui à son tour pèsera sur la politique. Notre travail consiste d'un côté à former des universitaires et de l'autre à analyser les politiques, indépendamment de toute attache partisane. Le CATO critique également tous les partis politiques. La science doit demeurer libre des préoccupations politiciennes.
VRIJBRIEF : Et quelle est votre position en ce qui concerne Murray Rothbard ?
LIGGIO : je trouve que c'est dommage. Un professeur devrait consacrer toute son énergie à son domaine propre, qui est celui de la science. Son oeuvre pâtit évidemment de ses autres occupations. J'aimerais mieux voir Rothbard terminer son étude sur l'histoire de la pensée économique, qui est un vrai travail novateur et une contribution importante à notre compréhension de l'histoire du libéralisme.
VRIJBRIEF : Beaucoup viennent au libéralisme contemporain par les écrits de Ayn Rand. Personnellement, avez-vous un jour été "randien" ?
LIGGIO : Non, je suis un libéral aristotélico-thomiste depuis l'époque de mes études. C'est aussi ce que sont les Randiens, mais ils y ajoutent à cela une sorte de culte religieux, fondé sur l'interprétation par Rand de ces grands philosophes. Je préfère les philosophes d'origine à une synthèse de seconde main de ce qu'ils ont pensé !