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Revision as of 16 July 2006 à 10:00
PREMIERE PARTIE : LE ROLE DES IDÉES
1 Les idées et les événements
Les réponses les plus difficiles à trouver correspondent aux questions que personne ne se pose jamais, et la manière dont les idées influencent les événements relève assurément de cette catégorie. La supposition générale est qu'il n'y a rien à expliquer, que les actes se conforment gentiment aux idées qui les ont inspirés.
La question
Cette conception peut prendre une forme simplissime, que l'on peut présenter ainsi : le penseur trouve l'idée, et puis hop ! le législateur la fait appliquer. Or, s'il est une vision qui est complètement fausse, c'est bien celle-là. Toutes sortes d'idées sont proposées à tout instant ; et elles se contredisent plus souvent qu'à leur tour. On en remarque certaines d'emblée, d'autres passant totalement inaperçues. Certaines sont mises en œuvre, les autres rejetées. Les sociétés démocratiques foisonnent de débats idéologiques où chacun milite pour une conception de l'ordre social totalement incompatible avec les autres. On conviendra que toute explication doit au moins tenir compte de ce fait d'évidence : il y a des idées qui sont appliquées, et d'autres qui ne le sont pas.
On peut élaborer sur ce modèle trop simple en y introduisant le facteur temps. Dans cette variante, on voit d'abord exposer certaines idées. Au bout d'un certain temps, certaines d'entre elles voient leurs mérites reconnus, et commencent à influencer le processus politique. Cela permet d'envisager une sorte de "dérive aléatoire" dans le domaine des idées : une certaine vision du monde prédomine un certain temps, puis d'autres la supplantent éventuellement par la suite [1].
Contrairement à sa version élémentaire, cette présentation-là ne semble pas totalement fausse a priori ; si l'on n'y regarde pas de trop près, elle peut même fournir quelques éléments d'explication au changement politique. Une fois les idées exposées par les penseurs, certaines finiraient par s'imposer. L'expérience de leur mise en œuvre conduirait alors à les critiquer, conduisant à envisager d'autres conceptions. Ces dernières seraient alors prises en compte, jusqu'à ce qu'à leur tour elles finissent par être contestées. On peut y voir une description plausible de la façon dont, par exemple, des interludes de libéralisme alternent avec des périodes de "conscience sociale".
Le chaînon manquant
Inclure le temps dans le modèle ne suffit cependant pas pour qu'il soit complet. Il faut aussi imaginer quelle procédure rendra compte de l'"émergence" des idées. Etant admis que les intellectuels s'occupent de produire ces dernières, il nous faut expliquer comment, et pourquoi, certaines d'entre elles parviennent à l'attention des politiciens. Les intellectuels s'adressent généralement à un public, c'est-à-dire qu'ils diffusent livres et articles, et donnent des conférences. Nous admettrons donc que leurs idées, en règle générale, sont accessibles aux parties intéressées [2].
Il nous reste donc à retrouver la piste des idées en question, entre leur première publication et la décision du législateur. Comment sortent-elles de leur anonymat ? Bien naïf qui croirait que les politiques passent le plus clair de leur temps dans les publications savantes, dans le seul but de se tenir au courant ; il nous faut donc retrouver l'intermédiaire, le quidam qui aura porté les secondes à l'attention des premiers.
Qui ?
Il existe au moins deux possibilités, d'ailleurs compatibles entre elles : la première serait que certaines personnes passent leur temps à suivre et à diffuser les idées politiques ; un groupe en contact aussi bien avec le monde universitaire qu'avec celui de la politique concrète. Il peut s'agir de militants politiques ou de lobbyistes, ou bien de commentateurs informés, éditorialistes et autres publicistes, comme on les appelait au siècle dernier. Tout ce qu'on leur demande pour jouer ce rôle-là est, tout en suivant le progrès des théories économiques et politiques, de se trouver en position d'influencer ceux qui font vraiment la loi.
La deuxième possibilité mais peut-être y en a-t-il encore bien d'autres serait que les idées parviennent au pouvoir à l'occasion d'un changement de génération. La majorité de nos gouvernants a fait des études supérieures. C'est peut-être à ce moment-là qu'ils ont été initiés aux idées nouvelles, soit directement par leurs professeurs, soit à l'occasion de recherches empiriques ou théoriques entreprises pour obtenir leurs diplômes. Baigner dans le milieu universitaire a pu les ouvrir aux idées, et les avoir assez marqués dans leurs jeunes années pour influencer leur action une fois atteint l'âge d'exercer un pouvoir [3].
Comment les idées sont-elles choisies ?
Il nous reste à expliquer pourquoi ce sont ces idées-là, plutôt que d'autres, qu'ils auront adoptées. Là encore, la réponse la plus simple est de supposer que leurs vertus supérieures auront émergé du processus de la discussion et de la critique savantes. Le poète Milton et l'économiste John Stuart Mill avaient tous les deux adopté la théorie selon laquelle, dans une compétition libre et honnête, la vérité finit par triompher. Tous deux, bien sûr, y voyaient un bon argument en faveur de la liberté de parole et d'expression.
Si le monde réel présentait l'aspect idyllique de cette vision de l’esprit, le problème serrait résolu. Malheureusement, la réalité est toute autre. Dans l'imperfection de notre monde sublunaire, la vérité est souvent réduite au silence par la force. On oblige Galilée à se rétracter ; on condamne au bûcher les ouvrages hérétiques, parfois accompagnés de leurs infortunés auteurs. De nos jours, la force a mis des gants de velours : elle se borne à promouvoir les universitaires qui sont dans la ligne, tout en le refusant aux autres. Les intellectuels au pouvoir font la carrière de leurs courtisans et autres porte-coton, et s'efforcent de réduire au silence ceux qui pourraient remettre en cause les résultats de toute une vie de recherches.
On pourra certes toujours soutenir que les passions vulgaires des hommes ne sauraient empêcher indéfiniment la vérité d'éclater. N'a-t-on pas fini par donner raison à Galilée ? Giordano Bruno n'influence-t-il pas davantage notre monde moderne que l'Inquisition qui l'envoya au bûcher ? De même pourrait-on affirmer que l'intellectuel maudit finira toujours par se faire entendre, pourvu que ses idées aient un tant soit peu de valeur. Réhabilitation et célébrité viendront un jour, quand ce serait à titre posthume. Voilà qui réconforte nos intellectuels proscrits ; mais que ce petit jeu-là ne consiste-t-il pas un peu trop à "prédire" un passé que nous connaissons déjà ?
Nul doute que certaines idées ont fini par l'emporter : ce sont celles que nous connaissons. Mais rien n'empêche que, malgré leur valeur, d'autres idées ne nous soient jamais parvenues : et ce sont celles que nous ne connaissons pas [4].
Croire que la vérité finit toujours par triompher, c'est l'erreur des historiens libéraux du XIXème siècle [5], qui supposaient que le passé n'est finalement là que pour nous amener au présent. Or, si nous voyons ce qui s'est produit, nous ne voyons pas ce qui aurait pu se produire. Les idées qui ont survécu sont celles qui dominent aujourd'hui ; nous ne pouvons pas dire que ce soit forcément "la vérité".
S'il ne suffit pas qu'une idée soit vraie pour qu'elle soit acceptée, alors il nous faut chercher d'autres voies. Si la qualité propre de l'idée n'attire pas l'attention sur elle, peut-être suffira-t-il de vanter ses mérites ? Une fois passée dans le domaine public, certains, séduits par la force de ses arguments, reconnaîtront ses vérités fondamentales. L'ayant adoptée, ils publieront des textes exposant ses avantages ; peut-être même la développeront-ils plus avant que son inventeur ne l'avait fait.
Les lobbies intellectuels
Ainsi l'idée peut-elle obtenir davantage de soutien que sa source unique n'aurait pu lui en assurer. Ceux qui l'ont adoptée forment une communauté d'intérêts. Ils œuvrent de concert pour la promouvoir, s'efforcent d'empêcher qu'elle ne passe à la trappe [6]. Cet engagement lie leur sort à celui de l'inventeur ; ils font leur chemin en marge de l'opinion reçue du moment, et constituent une sorte de groupe de pression intellectuel pour rappeler aux autres que l'idée existe toujours, de sorte que son audience finisse par se développer [7].
Le modèle des "révolutions scientifiques"
De nos jours, le processus par lequel les idées parviennent à influencer les événements ressemble étonnamment à la manière dont Thomas Kuhn a décrit l'apparition des révolutions scientifiques : sous le règne du "paradigme" dominant, seules les recherches faites sous l'égide dudit paradigme peuvent être reconnues. Les idées qui sont explorées, approfondies, développées, sont donc toujours les mêmes. Jamais on ne les conteste directement, car celui qui s'y risquerait n'y gagnerait ni légitimité, ni reconnaissance, ni honneurs. Finalement, explique Kuhn, le paradigme est poussé jusqu'à ses ultimes limites. A mesure que s'accumulent les incohérences et les insuffisances, de plus en plus de gens s'aperçoivent qu'il faut le remplacer par un véritable changement de perspective intellectuelle. C'est alors que l'on assiste à la période la plus créatrice, le paradigme étant toujours en vigueur. Surgit un nouveau modèle, généralement issu de la génération intellectuelle qui suit, dont la carrière n'est pas inextricablement liée à l'ancien. Ce modèle se fraie un chemin et se fait accepter ; on travaille à le développer et à l'élargir, et il établit un nouveau statu quo. On réhabilite les intellectuels qui plaidaient sa cause à l'époque où il n'était pas encore à la mode, et on leur rend l'hommage rétrospectif dû à des pionniers.
Qu'on applique à l'histoire des idées cette théorie des révolutions scientifiques, et on s'apercevra que le processus décrit par Kuhn est très proche du modèle que nous avons présenté jusqu'ici. Il pourrait en principe expliquer la manière dont les idées politiques se succèdent les unes aux autres. Encore faudrait-il qu'un groupe serve de passerelle entre le royaume idéal de la théorie et le monde de la politique pratique. Si ce groupe existe, nous pouvons expliquer comment les idées, qui sont de l'ordre du débat intellectuel, finissent par être acceptées au niveau de la prise de décisions et de l'influence concrète.
L'intérêt tout particulier du modèle de Kuhn tient à ce qu'il repose en fait sur la psychologie. C'est bien pour rendre compte de l'évolution des connaissances scientifiques que Kuhn l'a proposé, mais il ne traite pas des idées elles-mêmes : il montre comment les hommes y réagissent8.
Il n'est pas douteux que la théorie de Kuhn laisse à désirer comme explication des progrès de la science proprement dite ; mais elle nous en apprend beaucoup sur les engouements en la matière. Elle montre de façon très plausible comment certaines théories deviennent à la mode et excitent les chercheurs. Certains de ses éléments nous permettent de comparer le sort fait aux idées politiques avec le processus qu'elle décrit. Quand les idées sont acceptées, elles stimulent la recherche et attirent l'attention sur leurs porte-parole. Quand, au contraire, elles végètent encore dans les oubliettes de l'opposition au consensus du moment, personne ne s'y intéresse, et encore moins à leurs partisans.
Cependant, il existe un phénomène majeur auquel le modèle de Kuhn ne peut plus être appliqué : Kuhn se limite à la façon dont les idées parviennent à dominer une communauté intellectuelle. C'est dans la communauté scientifique que se produisent les "révolutions" auxquelles il s'intéresse, et il n'a donc pas grand chose à dire sur la manière dont les idées sont adoptées par le grand public, ou parviennent à influencer les choix politiques concrets. Même si nous acceptions son modèle pour rendre compte de la victoire des idées dans le monde intellectuel, il nous resterait encore à rendre compte de leur acceptation par la société, et du processus qui leur permet de peser sur les événements et les décisions.
Les "revendeurs d'idées"
Cette passerelle entre les deux univers, c'est peut-être le groupe intermédiaire des disciples et des propagandistes qui pourrait la former. Chaque grand penseur original a des dizaines, voire des centaines de "suiveurs". Ils explorent les ramifications de l'idée originelle, participant par leurs études et leurs critiques à l'élaboration de l'ensemble. Il s'agit souvent de professeurs et autres enseignants d'université. Ensuite, viennent les étudiants qu'ils auront formés, et dont certains seront devenus écrivains, journalistes, ou leaders d'opinion [9].
C'est le groupe que F.A. Hayek appelle "les revendeurs d'idées" [10]. Ils se perçoivent eux-mêmes comme des représentants de commerce au service des points de vue et des principes d'origine, au niveau où ceux-ci peuvent être suivis d'effet. Qu'il s'agisse d'un public de décideurs ou de législateurs, ou bien encore d'un auditoire informé et cultivé, ces "représentants" espèrent ainsi que la pression exercée aboutira à l'adoption des idées défendues.
Tous les éléments du puzzle sont maintenant en place, reconstituant l'image familière de ce que l'on appelle souvent "la bataille des idées". Le décor est planté pour un scénario que nous connaissons bien.
La bataille des idées
Premier acteur : l'intellectuel. Contre les vents et les marées des théories politiques ou sociales de l'époque, on l'a vu prendre le parti d'une position originale, selon laquelle la conception dominante est soit déformée, soit fausse dans ses fondements mêmes. Son œuvre est vaste et ambitieuse, et son approche iconoclaste ; elle implique de déboulonner le paradigme en vigueur. Et ce que lui vaut son audace, c'est l'incrédulité et le scandale. La communauté scientifique rejette ses travaux comme absurdement "dépassés" (toujours une excellente défense contre les idées nouvelles), quand elle n'emploie pas le procédé plus classique, encore plus efficace dans ce milieu : l'omertá, la loi du silence. Ses écrits ? on n'en rend aucun compte. On ne les cite pas, on ne les prend pas au sérieux. Le malheureux est mis au ban de ses pairs. Tout à coup, voilà qu'il a du mal à faire publier ses textes, ou pour se faire inviter à des conférences importantes. La chaire qu'on lui avait promise échoit à un autre, il n'arrive pas à obtenir des subventions. Enfin, pire que tout, ses étudiants ont toutes les peines du monde à se caser. C'est le début de la traversée du désert.
Isolé dans le milieu universitaire, l'intellectuel n'en est pas pour autant absolument seul. Une poignée de collègues, ses jeunes admirateurs, d'autres encore, reconnaissent ce que vaut son travail et commencent à écrire des articles que l'on ne diffuse d'abord que dans des revues confidentielles. Le nombre d'étudiants qu'il influence s'accroît avec les années qui passent. Le groupe est toujours minoritaire, mais c'est une minorité soudée et loyale.
Voici maintenant les vulgarisateurs. Anciens étudiants, intellectuels convaincus par des lectures ou des discussions, ils sont prêts à se dévouer pendant des années s'ils sont persuadés que l'idée en vaut la peine. Ils visent la génération montante des étudiants et enseignants, et cherchent à atteindre le public cultivé en publiant des monographies, des essais et des articles de revue. Parmi ceux qu'ils influencent, certains se lancent dans la politique, où ils passent pour une petite minorité d'excentriques, au service d'une idée mal assimilée, et dont le discrédit est presque universel.
Le scénario standard appelle une "happy end"
Patiemment, notre groupe solitaire œuvre pendant des années, fêtant chaque nouvelle conversion, ne manquant jamais de relever les inadéquations et les échecs des théories qu'ils combattent. Et le scénario standard appelle une "happy end". Les événements exposent l'insuffisance des idées politiques dominantes, au moment où le travail systématique des "maudits" finit par payer. Une nouvelle génération d'intellectuels se range à leurs conclusions. Les idées sont devenues respectables, et les chercheurs se précipitent pour faire publier thèses et essais fondés sur ces conceptions.
Pendant ce temps, le travail des "vulgarisateurs" est allé tellement loin que leurs idées ont pu s'infiltrer jusqu'au sein de la société éclairée. Au moment même où elles deviennent scientifiquement respectables, on assiste à la naissance d'un intérêt populaire pour ces idées nouvelles. Il existe une demande : il faut remplacer l'ancien système, désormais failli. La pression populaire, jointe à la respectabilité scientifique, permet maintenant au législateur d'entrer en scène. Inspiré par les idées nouvelles, il s'empresse de les mettre en application.
Le penseur, s'il est encore de ce monde, se retrouve célèbre. C'est le début des tournées de conférences et des offres de publication à ne savoir qu'en faire. Les premiers partisans sont récompensés de leurs années de vaches maigres par des promotions bien méritées. Une idée aura encore réussi à changer le cours des choses. Pendant ce temps, bien sûr, un autre penseur solitaire, qui n'a pas hésité à défendre un paradigme radicalement opposé, éprouve ce qu'est l'ostracisme.
Les raisons de la "bataille des idées"
Voilà un scénario que nous avons tous entendu mentionner, car il n'est pas seulement familier : il est aussi bien réconfortant. Les intellectuels dont le travail n'est pas reconnu peuvent toujours se consoler en pensant qu'un jour, leur tour viendra. Et même si c'est trop tard pour eux, ils peuvent toujours espérer que leurs idées triompheront à titre posthume. Les petits Marx d'aujourd'hui, peinant à leur British Museum, peuvent rêver d'une gloire comparable à celle de leur illustre aîné. Leurs disciples et partisans, bien que chassés du Paradis des intellectuels et réduits au silence, peuvent eux aussi espérer qu'avec la reconnaissance de leurs thèses viendra la leur propre pour avoir, les premiers, compris ce qu'elles valaient et sacrifié leurs perspectives de carrière pour les faire avancer. Les vulgarisateurs, ces "marchands d'idées de seconde main", peuvent se payer de l'espoir que leur patient travail finira par être rentable. Quand les idées sont devenues suffisamment populaires pour permettre aux hommes politiques d'agir, ceux qui ont participé à leur avènement ont l'immense satisfaction morale d'avoir contribué à influencer l'histoire et à déterminer le cours des événements.
Si ce scénario est populaire, cela tient donc pour une part à ce qu'il est plausible en lui-même, et pour une autre à ce qu'il satisfait toutes les parties en présence. Tout d'abord, il est un moyen de rendre compte du mode d'action des idées et de leurs conséquences. Il montre comment un effort fait dans le domaine des idées peut se traduire par un enchaînement d'influences qui finira par peser sur les choix concrets. Ensuite, il rassure tous ceux qui ont un intérêt dans l'affaire : les penseurs, leurs disciples et les vulgarisateurs. Ceux qui voient triompher ces idées peuvent revendiquer une part de leur gloire. Ceux qui n'ont pas cette chance peuvent espérer qu'un jour, leur tour viendra.
C'est donc la masse de ceux qui veulent croire à ce scénario familier qui donne tellement d'importance à la bataille des idées. S'il est vrai que les événements à venir sont déterminés par les idées dominantes de la génération qui suit, alors quiconque souhaite voir sa vision du monde l'emporter doit exercer son influence dès maintenant. Si c'est la propagation des idées auprès des leaders d'opinion cultivés qui pousse les politiciens à l'action, celui qui souhaite les voir agir dans un certain sens se doit de les convaincre de la justesse de ses thèses.
Une guerre de positions
Voilà donc fondamentalement pourquoi la bataille des idées est menée à deux niveaux par ceux qui veulent déterminer la forme de la société à venir. Les deux niveaux sont liés ; c'est en s'assurant l'adhésion des étudiants d'aujourd'hui que les partisans du changement radical espèrent influencer les leaders d'opinion de demain. L'un des principaux avantages de cette accent mis sur l'éducation est qu'il peut faire boule de neige. Un petit nombre de professeurs peut influencer un grand nombre d'étudiants, et quand ces derniers seront à leur tour devenus professeurs, ils pourront en influencer un nombre bien plus important encore. Il se peut même qu'en fin de compte, la domination soit si forte que toute une génération en restera imprégnée.
Les disciples et compagnons du grand penseur intriguent pour infiltrer le monde universitaire et peser sur lui ; pour influencer aussi bien les publications que les enseignants. La bataille fait rage dans les manuels d'enseignement, ceux qui veulent éliminer totalement le paradigme en vigueur s'efforçant de contrôler le contenu des cours. La presse révèle souvent les tentatives, souvent grossières, faites pour endoctriner de jeunes enfants. Autrement plus âpre est la bataille qui se livre pour mettre la main sur ce qu'on enseigne au niveau supérieur [11].
A mesure que cette activité se développe, les départements d'université et les lycées prennent de plus en plus des allures de colonies. Une personne bien placée sera utile pour recruter les plus jeunes et les plus prometteurs. Les diplômés seront attirés ou orientés vers les lieux d'enseignement qui professent les idées nouvelles. Au bout d'un moment, certains départements se seront faits connaître pour leur dévouement à tel paradigme. Les convertis s'y inscriront, et seront accueillis à bras ouverts ; les autres n'auront qu'à aller ailleurs.
La "bataille" pour les idées porte bien son nom, car la métaphore militaire est bien appropriée. On peut envisager cette lutte pour conquérir la génération d'intellectuels à venir comme une guerre de positions, ponctuée çà et là par des escarmouches, des manœuvres stratégiques et une répartition judicieuse des troupes pour renforcer les positions cruciales ou récemment acquises. De temps à autre la bagarre, occulte dans sa permanence, fait surface à l'occasion de la conquête d'une institution importante. Démissions fracassantes et protestations solennelles donnent alors au spectateur un aperçu de l'âpreté du combat.
La "traversée du désert"
La "traversée du désert" se caractérise notamment par la loyauté tribale des troupes dans leur ensemble. Vu leur statut minoritaire, on pourrait s'attendre à ce qu'elles cherchent à consolider leurs bases en s'assurant des alliés qui acceptent certains éléments de la nouvelle doctrine. En fait, c'est souvent l'inverse qui se produit, car on est bien résolu à ne pas laisser se diluer la doctrine, à ne pas la laisser polluer par des idées déviantes. Il arrive que cela mène à une attitude exclusive, dans laquelle seuls ceux qui acceptent les idées du maître sans compromis ni discussion seront tolérés. On fera usage d'expressions clés codées et d'un jargon spécifique qui donnera à l'observateur l'impression que tout cela n'est pas sans rapport avec les incantations d'un rituel religieux.
Ceux qui se sont chargés de vulgariser auprès des leaders d'opinion et de la communauté intellectuelle, mesurent la réussite en termes de couverture médiatique. Les chiffres de diffusion des écrits prennent alors une importance cruciale. Les ventes de livres sont assidûment décomptées, non pour les droits d'auteur qu'elles rapportent, mais pour l'influence qu'elles traduisent. La publication d'un article de presse sur un intellectuel ou sur ses idées dans un journal ou un magazine important constitue un événement marquant. Les photocopies de l'article en question, diffusées par des partisans, auront probablement plus de lecteurs que l'article original lors de sa publication.
Les émissions sérieuses de radio ou de télévision qui mentionnent les idées en cause sont célébrées comme des victoires majeures, car on les jugeait victimes d'une sorte de conspiration du silence, les commentateurs informés refusant de les prendre au sérieux. Une émission de radio ou de télévision représente une véritable brèche dans cette conspiration, quel que soit le taux d'écoute de l'émission ou la chaîne sur laquelle elle est diffusée.
Les enjeux matériels
Comme dans les révolutions scientifiques, il y a toujours ceux dont la carrière est directement liée au résultat de la bataille. Dans les institutions universitaires, il en est dont les occasions d'avancement dépendent de la victoire des idées nouvelles. D'autres, qui n'ont pas pu se faire un nom dans le cadre du paradigme en vigueur, ont une chance de se faire reconnaître dans le petit cénacle qui s'efforce de le renverser. Car les directeurs des instituts de recherche, tout en travaillant pour faire avancer la cause, gagnent aussi leur vie. Les deux groupes écrivent, ils donnent des conférences, ce qui représente autant de sources de revenus supplémentaires, et d'occasions de participer à des rencontres et séminaires à l'étranger [12].
Les enjeux intellectuels
Ceux qui se rebellent contre l'orthodoxie dominante sont souvent animés par trois convictions bien claires. En premier lieu, ils sont persuadés que les idées originales dont ils se font les avocats sont, par essence, justes. C'est-à-dire qu'ils sont parfaitement conscients des défauts d'analyse qui inspirent le statu quo, comme du fait que leur raisonnement à eux en détruit les fondements. En conséquence, ils sont véritablement habités par leurs principes et, comme la plupart de ceux qui sont dans ce cas, prêts à supporter privations et rejet pour la cause qu'ils estiment juste.
Deuxièmement, ils sont encouragés par la conviction qu'un jour, leur façon de voir finira bien par être reconnue. Pour eux, ce n'est qu'une question de temps et d'efforts pour que les vérités qui leur paraissent évidentes ne se révèlent aux autres. Dans ce désert aride, leur aliment est donc celui de l'espoir. Ils se nourrissent de la conviction qu'un jour viendra, de préférence de leur vivant, où la communauté intellectuelle au sens large reconnaîtra la justesse de ce qu'ils affirmaient depuis le début.
La troisième raison d'agir est peut-être aussi la moins contestée. Elle consiste à penser que, une fois la bataille des idées remportée, les événements feront immédiatement suite à cette victoire. Ils présument que, grâce à la mise en pratique de leurs idées, une victoire dans le monde intellectuel entraînera automatiquement, et peu de temps après, des avancées équivalentes dans le monde réel. Etant convaincus de la justesse de leurs opinions, et certains de gagner un jour la bataille intellectuelle, ils sont également persuadés que leurs efforts finiront bel et bien par changer la vie des gens.
La source de cette troisième conviction n'est pas bien difficile à pressentir. Tous ceux qui prennent part à la "bataille des idées" sont eux-mêmes des hommes d'idées [13]. Ce sont les idées qui les font agir, qui les occupent, qui savent les enthousiasmer. Pour de telles personnes, il est bien naturel de supposer qu'en fin de compte, ce sont les idées qui déterminent toute chose, et que gagner la bataille des idées revient à gagner la bataille des faits.
Une idée d'intellectuels
Les intellectuels ont toujours exalté le rôle et l'influence de l'intellect. On ne sera pas surpris que les ouvrages les plus importants attestent ce rôle, puisque ce sont des intellectuels qui les ont écrits. La plupart des hommes et des femmes d'idées ne doutent guère que leurs pareils soient à l'origine des progrès majeurs de l'histoire humaine. Ils déprécient la contribution des industriels et des marchands, des explorateurs et des soldats, des paysans et des bâtisseurs.
Consciemment ou non, nombre d'intellectuels partagent cette vision des choses. Ce sont ces mots de John Maynard Keynes, homme d'idées autant que d'influence, qui l'expriment le mieux :
- "Les hommes de terrain, qui se croient libres de toute influence intellectuelle, sont généralement les marionnettes de quelque économiste défunt. Les insensés qui sont au pouvoir, et qui entendent des voix dans le ciel, tirent leur frénésie de ce qu'un intellectuel a scribouillé voici quelques années."
Ces mots-là ont donné des ailes aux intellectuels, la principale raison en étant qu'ils exaltent leur condition. S'ils fascinent tellement, c'est largement parce qu'ils abaissent ceux qui paraissent exercer le pouvoir et maîtriser les événements. Elle présente, cette fameuse citation de Keynes, la puissance temporelle comme une illusion. Elle affirme, ni plus ni moins, que ceux qui paraissent exercer le pouvoir ne font que pousser à maturation la graine semée avant eux par un intellectuel. L'homme de pouvoir peut bien brandir le sceptre, c'est l'intellectuel qui dirige sa main.
Trop beau pour être vrai ?
Le charme keynésien est enivrant : il trouble et rassure à la fois ceux qui passent leur vie cloîtrés dans le monde universitaire. Il dit aux intellectuels ce qu'ils ont envie d'entendre, et dont Keynes était persuadé, à savoir qu'ils sont les véritables puissants de ce monde. Il contribue, en quelque sorte, à expliquer pourquoi les intellectuels ne se demandent jamais si une victoire dans le monde des idées se traduira vraiment par une victoire dans le monde réel.
Cependant, aussi séduisante et agréable qu'elle soit pour la communauté des penseurs, la doctrine keynésienne ne va pas de soi, loin s'en faut. Rien ne prouve que ceux qui exercent le pouvoir ne soient que les jouets sans volonté des scribouillards d'autrefois. Le scénario familier que nous avons écrit pour la victoire dans la bataille des idées, ce scénario manque un peu de consistance sur sa fin. On a le droit de douter que ce soit sur le champ de bataille idéologique que se décide l'avenir d'une société. Si l'on veut défendre cette idée, alors il faut apporter la preuve du lien entre la victoire intellectuelle et la victoire pratique. Il faut démontrer qu'il existe un processus liant de façon nécessaire et suffisante l'adoption des idées par les intellectuels et la mise en œuvre des politiques.
Or, il est tout à fait possible d'accepter le rôle de l'intellectuel novateur et de ses années de lutte, de reconnaître l'importance de ce qu'ont accompli les disciples, les partisans et les vulgarisateurs, et malgré tout de douter que tout cela suffise vraiment pour influencer les événements eux-mêmes. Même si l'on admet que le processus que nous venons de dépeindre décrit correctement la victoire ou de la défaite dans certaines batailles intellectuelles, il reste un hiatus crucial entre l'idéologie et la réalité.
Les combattants ne doutent pas que les idées soient suffisantes : une fois qu'elles auront gagné à la fois le respect du monde savant et le soutien du public, les politiciens pourront les mettre en œuvre. Or, c'est là que le bât blesse. En effet, il ne s'agit là que d'une supposition, et non d'une affirmation raisonnée, appuyée sur des preuves et des arguments.
On peut donc toujours prétendre que les changements qui interviennent en politique ne découlent pas directement des victoires remportées dans le monde des idées, et que la relation entre les idées et la politique est plus complexe que le modèle simple que nous venons de considérer.
2 La théorie et la pratique
- Dans tous les domaines des affaires humaines, la pratique précède de loin la science : la recherche systématique de tous les modes d'action des pouvoirs de la nature est le produit tardif d'une longue suite d'efforts pour asservir ces pouvoirs à des fins pratiques.
- John Stuart Mill, The Principles of Political Economy
L'utopie... au pouvoir
La République de Platon est l'un des plus anciens classiques de la science politique. Bien que prenant la forme d'un dialogue ostensiblement destiné à la recherche de la justice, une grande partie du livre décrit comment on pourrait constituer la société idéale, quelles seraient ses règles, ainsi que son éducation et ses mœurs, et même ses mythes.
La conception platonicienne de la société parfaite paraîtra sans doute quelque peu austère, voire brutale au goût moderne. Il en était sans doute de même pour son public athénien. Il fallait élever les enfants tous ensemble, sans qu'ils sussent jamais qui étaient leurs parents naturels ; les exposer dès leur plus jeune âge aux duretés de la vie, afin de leur inculquer les vertus martiales. On ne devait leur autoriser qu'un vêtement des plus grossiers, qu'une alimentation des plus simples. Le pain noir devait suffire aux habitants de ce monde idéal. Une censure stricte devait les empêcher de lire aucun écrit susceptible de les distraire ou de les écarter des chemins de la vertu et de la force. On n'aurait autorisé aucune pièce de théâtre qui dépeigne la faiblesse ou l'abandon sentimental. Même la musique devait être sévèrement réglementée : seules auraient été autorisées les harmonies susceptibles d'entretenir un courage convenable. Tous les aspects de la vie auraient été contrôlés, de telle sorte que l'Etat soit mieux servi par ses citoyens.
Les citoyens auraient vécu en communauté, mangeant à la table commune, ne jouissant d'aucun luxe à l'exception de celui qui, à l'occasion et discrètement, leur permettait d'accomplir leur devoir, c'est-à-dire engendrer la génération suivante. La surveillance de ces règles serait échue à ce que l'on appellerait aujourd'hui une police secrète, mais à laquelle Platon avait trouvé un nom plus philosophique.
Gardiens, Auxiliaires et Travailleurs devraient connaître leur place et l'accepter, soutenus en cela par le "noble mensonge" selon lequel ils descendaient respectivement de l'or, de l'argent et du bronze. On imagine que c'est seulement faute d'une technique adéquate que Platon manqua de faire la même suggestion que Huxley : une voix qui, pendant le sommeil des enfants, leur aurait récité :
- "je suis bien content d'être un gamma ; les alphas doivent réfléchir tout le temps, et les bêtas ont tellement de soucis..."
La société idéale, celle qui engendre (et entretient) le philosophe-roi, est décrite avec une minutieuse précision. Il s'agirait d'un véritable tour de force de l'imagination, si une telle société n'existait pas déjà, au moins dans ses principes fondamentaux. Car ce que Platon décrit est, pour sa plus grande part, l'Etat totalitaire des Spartiates. Lorsque l'on sait que pendant presque tout le début de la vie de Platon, Sparte était l'ennemie d'Athènes, cela nous en dit long sur la tolérance qui régnait dans cette ville, puisqu'il y eut le loisir d'exalter un tel mode de vie et de le présenter comme un modèle de perfection.
Dans son texte, Platon brode et embellit les choses, mais on ne peut s'y tromper : son modèle de base est la vie spartiate. La censure, l'interdiction du luxe, la rudesse des conditions de vie : tout est là. Même chose pour les "éphores" chargés de faire la police des lois. A Sparte, comme dans la République de Platon, les citoyens sont censés vivre, dans le moindre détail, la vie que l'Etat a décrétée pour eux. Sparte existait depuis plusieurs générations lorsque Platon s'avisa de lui offrir le brillant d'une justification intellectuelle. En pratique, ses règles étaient censées gouverner et diriger la vie des citoyens bien avant que Platon n'en eût analysé le fonctionnement et fait une théorie. La pratique était donc première, et c'est la théorie qui a suivi.
Ce qu'avait fait Platon, c'était traduire au niveau théorique la forme essentielle d'une société qui existait déjà, et qu'il trouvait à son goût. Sparte était sans doute brutale, ses citoyens frustes et mal léchés, mais on y pratiquait ce que Platon considérait comme de simples vertus, pas encore corrompues par le luxe, comme l'était Athènes, et elle gagnait les guerres. En fait, toute la société était organisée dans ce seul but. Tout ce que l'on peut considérer comme spécifiquement humain, y compris les arts, la science et la recherche intellectuelle, était subordonné à cette fin, et Platon approuvait ce choix, jugeant que le culte de la vertu devait largement suffire à satisfaire les plus hautes aspirations humaines.
Sparte existait avant que Platon n'écrive. Il ne l'a pas inventée, il n'a pas édicté ses lois. Il se contenta de les décrire et de les justifier, à quelques modifications près. La République de Platon est une rationalisation ex post de l'Etat spartiate. Il décrivit sous une forme théorique ce que les hommes avaient déjà accompli dans la pratique.
La révolution des idées... après la révolution dans les faits
Jusqu'à ce jour, on considère le Traité du gouvernement civil de John Locke comme la théorie classique des limites imposées à l'absolutisme du pouvoir. Ceux qui, avant sa publication, ne disposaient pas des arguments nécessaires pour limiter les pouvoirs d'un Etat trouvèrent dans Locke le support intellectuel qui leur faisait défaut. Locke établit une série de principes selon lesquels le pouvoir découle d'un contrat, et doit être assujetti à des bornes et à des contraintes.
Pour sa part, la défense du pouvoir souverain ne se trouvait pas non plus à court de justification théorique. Depuis les serments d'allégeance des temps féodaux jusqu'à Thomas Hobbes et la nécessité de contrôler la bête chez l'homme, en passant par le pouvoir de droit divin, toutes les rationalisations étaient à portée de main pour les gouvernants en quête de pouvoir absolu. Avec les idées de Locke, l'initiative intellectuelle passait de l'autre côté. Locke proposait des arguments soigneusement pesés et développés, déduits de principes fondamentaux qui niaient la légitimité du pouvoir absolu. Dans le système de Locke, il fallait non seulement contrôler le pouvoir, mais le diviser pour le mieux contenir. En outre, les lois devaient reconnaître sa place à la dissidence, voir à la résistance, qui auraient en d'autres temps passé pour un véritable outrage au représentant de Dieu ou pour la trahison d'un serment solennel. Après Locke, résister devint un choix justifiable en cas de rupture de ses engagements par le souverain.
Cependant, Locke était comme Platon : il décrivait dans ses principes quelque chose qui existait déjà, ne faisant que fournir un cadre intellectuel pour le justifier. La théorie du pouvoir absolu pouvait bien être la doctrine officielle sous la monarchie des Stuart, les Anglais n'avaient pas attendu les "scribouillards" pour lui régler son compte. Car la "Glorieuse Révolution" s'était déjà produite au moment où Locke a écrit son traité [1]. Il existait déjà une monarchie constitutionnelle, acceptant que l'on oppose des limites à son pouvoir, et dont la mise en place avait succédé au renversement d'un souverain légitime que l'on jugeait avoir abusé de ses prérogatives.
Locke ne faisait donc que rationaliser par la théorie ce que la pratique avait déjà réalisé. Les Anglais avaient réussi leur Révolution, et voilà que Locke se faisait son théoricien et porte-parole. Il fournit les concepts et les argumentaires nécessaires pour justifier ce qui était déjà achevé. En glorifiant Locke, les véritables acteurs se justifiaient eux-mêmes. Ce qui aurait pu être interprété comme l'intérêt personnel d'une classe sans légitimité particulière devenait ainsi la défense d'un grand principe, assis sur la nature morale de l'homme et les fondements de la société civile.
La réalité d'abord, les livres ensuite
Dans une large mesure l'œuvre de Locke, comme celle de Platon, s'inspirait d'actions qui avaient déjà eu lieu. Comme celui de Platon, c'est sur un modèle existant que son idéal de société était fondé [2]. La réalité d'abord, les livres ensuite.
La prophétie marxiste
C'est à Vladimir Ilitch Lénine que revient le mérite, si l'on peut dire, d'avoir fondé le premier Etat marxiste. Ayant pris la tête de la révolution bolchévique en Russie en 1917, on le considère généralement comme celui qui a donné son incarnation pratique à la théorie marxiste. Il donnait ainsi quelque crédit aux prétentions de Marx suivant lesquelles ses théories seraient une description scientifique du progrès humain, capables de prédire le devenir historique.
Toutefois, pour mesurer l'étendue de son pouvoir de prédiction, il n'est pas sans intérêt de rappeler quelques-uns des éléments-clés de la prophétie marxiste. Marx affirmait que l'évolution et le développement d'une société étaient déterminés par des facteurs économiques et matériels, notamment les moyens de production disponibles.
- "Le moulin à blé nous a donné le seigneur féodal, la machine à vapeur l'industriel capitaliste."
A l'en croire, les organisations économiques et sociales découlaient étroitement des types de production. Toutes les institutions de la société, y compris son type de gouvernement, son droit et son idéologie, dépendaient de son mode de production et toutes, au bout du compte, étaient à son service.
Les sociétés étaient censées progresser par l'intermédiaire des conflits. Des changements dans le mode de production créaient des tensions dans les institutions apparues pour s'adapter au mode de production précédent. Ces dernières étaient donc devenues inadaptées aux nouveaux procédés. Chaque étape de l'histoire portait en elle le germe de sa remplaçante. Par exemple, les usines exigeaient une concentration de la main-d'œuvre, et cette concentration engendrait la conscience et les antagonismes de classe. A chaque étape une crise violente finissait par opposer l'état précédent (en termes hégéliens, "la thèse") à son concurrent ("l'antithèse"). De ce conflit devait émerger le nouvel état ("la synthèse"), puis le cycle devait recommencer. Le cours de l'histoire devait cesser le jour où les économies auraient atteint le stade où le conflit ultime aurait conduit à une société sans classes.
Cette théorie, de sa conception à nos jours, a engendré nombre d'interprétations plus ou moins ingénieuses du passé. Ses partisans sont contraints à des déformations dignes de Procuste pour essayer de lui faire rendre compte de toutes les étapes de l'histoire humaine. Et ils y sont contraints, parce que la théorie l'exige absolument [3].
Si son principe central est exact, alors l'histoire humaine suit un cours inéluctable, vers une société sans classes. Plus une économie est avancée, et plus elle est proche de ce but. Nous avons là une prédiction capitale. Marx envisageait l'histoire comme un parcours, et présumait que les sociétés avancées seraient les premières à achever le cycle de développement pour atteindre la phase finale. Une des affirmations essentielles de la théorie marxiste est que la révolution se produira d'abord dans les économies qui ont le plus progressé.
La réfutation par le succès
Or, à l'époque de Lénine, la Russie ne pouvait guère figurer au nombre des économies avancées. On n'en était encore qu'aux premiers stades de l'industrialisation, assistant tout juste à l'installation des premières usines en vue d'une production de masse, avec toutes les mutations que cela implique. Si les circonstances avaient été différentes, la Russie aurait très bien pu devenir une société libérale bourgeoise, et la monarchie absolue des Tsars laisser place à un système constitutionnel. Si cela s'était produit, elle se serait conformée, dans une large mesure, au modèle marxiste du progrès économique et social. Or, ce n'est pas ce qui s'est passé.
Si Lénine avait réellement voulu appliquer la théorie marxiste, il se serait d'abord attaqué aux économies les plus avancées, s'efforçant de les amener jusqu'à la phase terminale de la révolution de classe, comme le prévoyait le modèle de Marx. S'il avait voulu réussir en Russie, il aurait été obligé soit d'attendre que le pays ait atteint une étape économique ultérieure, soit d'essayer de le pousser vers la société libérale industrialisée. Ainsi aurait-il hâté le jour où, à en croire les prédictions de Marx, tensions et conflits devaient inévitablement éclater et aboutir à la révolution finale.
Or, Lénine ne fit rien de tout cela. Ce qu'il fit contredisait totalement la théorie marxiste à laquelle il professait son allégeance. Révolutionnaire activiste, il fit tout ce qui était nécessaire pour renverser d'abord le pouvoir tsariste, et ensuite le gouvernement Kerensky afin de s'emparer du pouvoir avec ses complices. C'était un homme d'action. Au lieu d'appliquer la théorie marxiste, il déduisit de son expérience pratique qu'un groupe d'hommes restreint mais déterminé et sans scrupules, pouvait se rendre maître d'un grand pays et y conserver le pouvoir.
Il a fallu réécrire la théorie
L'histoire nous montre qu'il a réussi. Il ne s'agissait pas d'une application de la théorie de Marx ; c'était la mise en place d'une clique imposant son monopole du pouvoir. Lénine fit ce qu'il avait à faire, et réécrivit la théorie après l'événement. Ses "apports" à la théorie marxiste vont si loin qu'on l'appelle aujourd'hui "marxiste-léniniste" en son honneur. Il ne s'agit plus d'une théorie prédisant l'évolution du progrès économique et social, mais d'une théorie qui explique aux élites révolutionnaires comment s'emparer d'une société, et comment la forcer pour pérenniser la dictature exclusive du Parti.
Certes, on trouve de nombreux termes marxistes dans la nouvelle version. La "dictature du prolétariat" est toujours là, ainsi que la "société sans classes". Aucune de ces expressions familières ne suffit à camoufler la réalité nouvelle que Lénine avait créée. Avoir établi ce qui devait passer pour un Etat marxiste dans une économie relativement sous-développée imposait de modifier sérieusement la théorie du départ.
La fonction de ces amendements est d'expliquer, après les événements, pourquoi la révolution ne s'est pas d'abord produite dans les économies les plus avancées, celles dont la prophétie affirmait qu'elles étaient les plus proches de leur inéluctable destin. La théorie de "l'impérialisme" fait partie de ces explications-là. La révolution de Marx se serait d'abord produite dans les pays les plus avancés, si ceux-ci n'avaient pas constitué des empires coloniaux. L'exploitation de ces empires a suffi pour consolider le système capitaliste, en rapportant aux classes inférieures assez de satisfactions supplémentaires pour les maintenir en-deçà de leur potentiel révolutionnaire. Les travailleurs, au lieu d'"exproprier les expropriateurs", étaient en fait devenus leurs complices pour arracher aux travailleurs des colonies le produit de leur travail [4].
La fonction de ce type d'explication et Lénine lui-même n'en était pas avare était de forcer la théorie à s'ajuster aux faits. Jamais on n'a appliqué la théorie pour changer les choses. Les choses ont commencé par bouger, et c'est ensuite seulement qu'on a refait la théorie pour donner à ces changements leur "superstructure" théorique et leur justification intellectuelle.
Le dernier pays au monde pour une révolution marxiste-léniniste
Si la Russie tsariste de 1917 était un candidat peu vraisemblable pour une révolution marxiste, la Chine d'après-guerre l'était encore moins. La Russie, au moins, avait atteint les premiers stades de l'industrialisation. Elle possédait déjà ses concentrations urbaines, ses ouvriers d'usine, ses dockers, son prolétariat urbain. Elle possédait le premier élément de la force qui allait porter les brandons de la révolte et élever les barricades. La Chine à qui Mao Tsé Toung [5] porta la révolution était avant tout une société paysanne, caractérisée par une agriculture primitive. Elle n'avait même pas les concentrations industrielles dont Lénine avait pu tirer parti. Si l'on avait suivi à la lettre la théorie marxiste, jamais la Chine n'aurait pu engendrer la conscience de classe nécessaire pour une action collective. Elle n'était en aucune manière un candidat plausible à la révolution marxiste. En termes de développement économique, elle avait des siècles de retard par rapport aux pays avancés. Les "lois de l'histoire" avaient donc bien du chemin à parcourir avant qu'elle n'atteigne l'ère révolutionnaire.
Même d'après la théorie léniniste, la Chine n'était certainement pas le pays rêvé pour que les cadres du Parti s'emparent du pouvoir et le gardent. Il lui manquait la plupart des instruments que Lénine avait utilisés. Outre les concentrations de travailleurs en usine, qui lui faisaient défaut, sa société rurale était dépourvue de moyens de communication, et il n'y existait pas non plus de classe d'intellectuels aigris pour prendre la tête de la lutte des travailleurs.
Si Mao avait appliqué la théorie marxiste, ou même marxiste-léniniste, il aurait agi bien autrement qu'il ne l'a fait. Et, bien sûr, il aurait très certainement manqué son coup. Il partit au contraire des circonstances existantes. Il agit selon l'opportunité, adaptant sa lutte aux conditions locales. Sa guerre fut donc une guerre rurale ; les militants étaient "comme des poissons dans l'eau" dans les villages, attaquant l'ennemi là où il était faible, et se fondant dans la nature là où il était le plus fort.
Ses tactiques eurent l'effet désiré sur la Chine, en donnant la victoire à son armée. Sa révolution communiste ne pouvait correspondre ni au modèle marxiste ni au modèle léniniste. Mais elle s'adaptait très bien au modèle maoïste car, comme Lénine l'avait fait avant lui, il avait fait sa révolution, et réécrit la théorie après coup. Le communisme marxiste, qui était au départ "le-produit-inéluctable-des-économies-industrielles-avancées-à-leur-dernier-stade-de-développement", n'était plus que le procédé qui avait permis à une clique avant-gardiste de s'emparer du pouvoir sur la plus vaste société rurale du monde [6].
La théorie après les faits
Dans le scénario qui se dessine à partir de ces exemples, l'action a tout l'air de précéder la théorie. Alors que l'évolution des idées était censée déterminer les événements, c'étaient en fait les événements qui s'étaient produits les premiers. Quant aux idées qui les ont rationalisés, elles sont venues après. Au moment où on l'exprimait, la théorie ne faisait que décrire une pratique ; et à dire vrai, elle n'en proposait aucune.
L'histoire de Che Guevara est particulièrement instructive, car elle marche aussi bien dans les deux sens. Après une formation de médecin, Che Guevara se lança dans la lutte avec la bande de Fidel Castro pour prendre le pouvoir à Cuba au nom des masses. L'histoire est aujourd'hui célèbre, de la poignée de partisans qui demandèrent aide et abri aux malheureux paysans opprimés des hauts plateaux, et qui virent leurs effectifs grossir face à un ennemi incapable de résister à leur tactique de coups de main.
Mais ce n'était pas une application du marxisme, du léninisme ni du maoïsme. On y voyait un groupe habilement mené, assez astucieux pour profiter des circonstances locales et pour trouver le moyen de réussir dans la société qu'il voulait soumettre et sur le terrain où il combattait. Le régime de Batista, voyant grandir la force de l'ennemi, comprit que la volonté de résistance de ses forces était sapée par son incapacité à affronter ces insaisissables agresseurs. Prenant la fuite pendant qu'il était encore temps, il laissa aux forces castristes le loisir d'imposer et de verrouiller la loi du Parti, comme en Russie et en Chine.
Guevara était l'intellectuel, le porte-parole, et aussi l'homme d'action. Il reste l'un des mythes accoucheurs de notre époque, car il représente le profond désir d'action de tous les intellectuels, ceux qui ne l'ont jamais connue et ne la connaîtront jamais. Il remue le point faible identifié par Samuel Johnson quand il disait : "Tout homme qui n'a jamais été soldat se sent quelque peu coupable."
Ce fut Guevara qui, à son tour, réécrivit la théorie pour l'adapter à ce qui s'était produit dans la réalité. Et nous voilà donc avec une version latino-américaine du marxisme, à côté de la version russe et de la chinoise. En outre, la marque latino-américaine, comme les deux précédentes, était exportable.
L'échec de la théorie préconçue
Voilà où l'histoire de Guevara devient très instructive : comme tous les véritables héros, il eut de la peine à s'installer dans la routine de la vie quotidienne. Après un bref passage au sein du gouvernement cubain, il partit pour la Bolivie, où il voulut lancer une révolution de type castriste. Mais là, au lieu d'agir comme à Cuba, il voulut appliquer la théorie. Il était en Bolivie, et ce qu'il voyait c'était Cuba. Son petit groupe alla trouver les peones dans les collines, et voulut réitérer l'expérience cubaine. Mais la société et le terrain n'étant pas les mêmes, ils exigeaient des tactiques différentes.
Si Guevara n'avait pas été obnubilé par sa théorie, fournie a posteriori pour justifier la révolution cubaine, il aurait pu discerner un ferment révolutionnaire chez les mineurs boliviens. Voilà une classe à qui l'on pouvait parler d'exploitation, et qui aurait pu gonfler les rangs de son armée. Mais il ne devait pas en être ainsi. Pour les paysans des collines, qu'il prétendait sauver et dont il attendait de l'aide, Che Guevara et sa lutte n'étaient qu'un danger de plus dans une existence déjà difficile. Ils le dénoncèrent contre récompense, et il fut exécuté par des rangers boliviens formés aux Etats-Unis.
Cela avait marché à Cuba parce que les exigences pratiques l'avaient emporté sur toute préoccupation théorique. La bande de Castro fit ce qu'elle avait à faire sans trop se soucier de ce que disait la théorie. Cette dernière fut réécrite après coup, comme c'est toujours le cas après une réussite. L'échec survint en Bolivie parce que c'était la théorie qui dominait. Au lieu de s'adapter aux circonstances et aux conditions locales, on avait voulu mettre en pratique une théorie de la lutte révolutionnaire écrite pour une société et une topographie différentes. En outre, elle avait été écrite rétrospectivement, en sachant fort bien après coup quels étaient les procédés qui avaient marché.
La théorie ? On peut toujours l'écrire quand le succès est venu
La théorie que Guevara aurait pu appliquer en Bolivie, au lieu d'en faire une transposition du modèle qui avait réussi à Cuba, est que la réussite dépend du sens de l'opportunité. Les hommes d'action saisissent le bon moment pour faire ce qui permet de réussir, dans les conditions qu'ils rencontrent. Leur réussite ne repose pas sur l'analyse, ni sur l'application d'une théorie ; elle consiste à savoir saisir les chances quand elles se présentent, à savoir tirer parti de tout événement. Bien souvent, ils apprennent au fur et à mesure, de façon empirique. Parfois leurs écarts leur sont presque fatals, voyez Castro. Le succès leur vient de ce qu'ils savent tirer les conséquences de leurs erreurs, et ne pas les refaire.
Quant à la théorie, on peut toujours l'écrire quand le succès est venu. Une fois que la situation concrète a changé, il est toujours intéressant de s'entendre raconter pourquoi et comment cela s'est produit. Parce que la théorie explique les circonstances de la réussite, qu'elle est écrite dans ce but précis, elle force l'attention des intellectuels en fournissant une rationalisation aux événements.
Le rôle de la théorie dans les événements que nous venons d'évoquer nous intéresse ici dans la mesure où son statut est vraiment mis en cause. Car la théorie est toujours celle qui, si elle avait été mise au point et connue à l'avance, aurait expliqué ce qui s'est effectivement produit. Cependant, au lieu de prédire ce qui se produira, elle fournit seulement une rationalisation ex post de ce qui s'est passé. Sa tâche se borne donc en fait à interpréter les événements une fois qu'ils se sont produits [7].
Un système de rationalisations
Curieusement, il existe une version antérieure à l'approche marxiste qui permet la coexistence des hommes d'action et d'une logique des idées. G. Friedrich Wilhelm Hegel est un des penseurs qui ont le plus influencé Karl Marx. Une génération plus tôt, il avait affirmé que l'histoire humaine suivait un certain trajet vers "l'Emergence de la Raison". Il ne parlait pas de la raison humaine, mais d'une sorte de déterminisme logique qui guiderait l'évolution de l'humanité, lui faisant traverser les étapes inévitables du développement social vers une fin prédéterminée. C'est lui qui énonça la dialectique du progrès, dans laquelle du conflit de la "thèse" et de "l'antithèse" naîtrait la "synthèse" de l'étape suivante.
Marx adopta une bonne partie du système hégélien, en l'adaptant à une conclusion différente, et en y greffant une base de déterminisme économique. Alors que le système de Marx laissait bien peu de place à la volonté individuelle, Hegel avait reconnu le rôle joué dans l'histoire par les grands hommes. Dans sa version, il y avait place pour le "Personnage Historique Mondial" qui a l'honneur de faire passer à l'étape suivante de l'Histoire quand le moment est venu. Ainsi Alexandre, César et Napoléon eurent-ils tous pour fonction d'amener la phase suivante. Qu'il s'agisse de la fin des cités-Etats de la Grèce, de la République de Rome ou de l'émergence de l'Etat moderne.
La version de Hegel a l'intérêt d'être une théorie des déterminations sous-jacentes, tout en laissant à des opportunistes la possibilité de remporter des victoires en son nom pour la réécrire après coup. Hélas pour nous, elle est complètement rétrospective. Il n'y a aucun moyen de prédire quand ces "Personnages Historiques" feront leur entrée, qui ils seront, et lesquels réussiront. Ils ne seront identifiés et reconnus qu'après leur succès. En d'autres termes, la théorie de Hegel est comme celle de Marx : elle est là pour qu'on la change chaque fois qu'il s'est produit quelque chose d'important dans l'histoire. Comme celle de Marx, elle ne permet qu'une rationalisation a posteriori, après que les événements critiques se sont déjà produits.
Et si, en politique, c'était la pratique qui précède la théorie ?
L'analyse qui précède implique une conséquence très claire : c'est que les principaux progrès de la théorie politique ne se font pas avant que la pratique n'ait commencé par établir dans les faits ce qu'ils affirment en principe. Le théoricien qui semble vouloir avancer une innovation radicale est peut-être bien en train de décrire les fondements intellectuels d'un changement qui a déjà eu lieu. Dans ces conditions, ce serait la pratique qui précède la théorie. Les textes ne feraient que décrire une situation existante, même si poser des normes est ce qu'ils prétendaient faire.
Il n'y a rien d'irrationnel à faire cette suggestion. Elle est parfaitement en accord avec cette opinion respectable, suivant laquelle on en apprend plus sur le monde par une succession d'essais et d'erreurs, qu'en imaginant des formules complexes et en les mettant en application. Les formules codifient et assemblent ce qu'on vient d'apprendre. Elles unifient ce qui, sans elles, semblerait n'être que des éléments de savoir disparates et indépendants les uns des autres.
Notre connaissance des progrès de la théorie politique nous suggère qu'en la matière, le processus est comparable. Les intellectuels, qu'ils écrivent ou qu'ils pensent, donnent une forme analytique à ce que l'on sait déjà du monde réel. Mais cette conception soulève une question cruciale : si nous acceptons la primauté de la pratique sur la théorie en tant que source des innovations politiques, où cela place-t-il la lutte pour les idées ?
Si les idées théoriques sont en fait issues de changements pratiques déjà réalisés et qu'elles interprètent, alors gagner la "bataille des idées" perd de son importance en tant que moyen d'influencer les événements. Elle passe du statut de lutte pour déterminer l'avenir de la société, à celui d'une dispute pour savoir comment interpréter les changements. La bataille porte sur des explications, et non sur des projets concurrents.
Ce sont les passions ordinaires qui font agir les hommes politiques
Les événements eux-mêmes se produisent lorsque les hommes saisissent les occasions qui se présentent d'atteindre leurs objectifs. C'est seulement par la suite que la théorie vient replacer ces victoires dans le contexte d'un nouveau cadre analytique. Donner aux raisons d'agir des hommes le nom de "théorie politique" est les placer trop haut. Il peut ne s'agir de rien d'autre que des passions ordinaires qui les animent, comme la cupidité, la volonté de puissance et le goût des honneurs, voire le souci d'aider son prochain ou de construire un monde meilleur. Pour l'heure, il nous suffira de savoir que certaines personnes agissent de façon novatrice, produisant une nouvelle réalité. Ce sont les événements résultants qu'il s'agit de comprendre et d'expliquer.
Reconsidérer le rôle de l'intellectuel
L'intellectuel solitaire, qui dans son désert moral s'efforce de faire connaître l'idée nouvelle et encore inacceptable, est peut-être davantage en train de préparer une base théorique pour interpréter des événements récents, que de proposer un bond dans un avenir inconnu. Il est plus probable que les événements récents ont pris de court les explications et les interprétations existantes. Le chercheur s'en est rendu compte, et il produit une théorie inédite qui s'adapte à ces événements.
La bataille intellectuelle n'en n'est pas moins amère et la lutte, intense et implacable. Cependant la victoire, quand on la remporte dans le monde des idées, ne peut être considérée comme directement responsable des faits. La lutte dans le monde de la réalité a été menée et remportée sur le terrain de la pratique. Or, ce que les intellectuels affirmaient, s'exprimant en cela par la bouche de Keynes, est que lorsque les idées triomphent, les gouvernants leur obéissent automatiquement et sans discuter.
Il est possible que ce soit exactement l'inverse. Il n'est pas impossible que les intellectuels qui se croient vierges de toute influence, soient en réalité les esclaves inconscients de quelque homme d'action défunt. Les intellectuels qui s'imaginent entendre dans le ciel des voix qui leur dictent des idées nouvelles sont peut-être bien tout simplement en train de distiller l'expérience pratique de ceux qui ont mis leur marque sur le monde réel.
3 Exemples démocratiques
Le modèle conventionnel pourrait être applicable à la démocratie
Il ne suffit pas d'observer qu'un grand nombre de changements politiques se produisent avant la théorie qui leur succède et les explique, pour en déduire ne serait-ce qu'une tendance générale. En effet, rien n'empêche de penser que cette succession est absente des sociétés démocratiques. On pourrait soutenir que les hommes d'action conservent l'initiative des événements lorsque l'opinion publique a peu de poids mais que, si les gouvernements ont besoin de l'assentiment populaire pour obtenir les moyens d'exercer le pouvoir, alors il leur faut remporter d'abord la bataille des idées.
Prenons par exemple Platon : il s'était fait le chantre du gouvernement oligarchique de Sparte, mais c'est en Athènes qu'il vivait, démocratie limitée, et ses idées n'y furent nullement adoptées. Idéalisant une forme d'organisation sociale déjà existante, ses écrits ne purent convaincre ses propres concitoyens de l'imiter [1].
Platon s'efforça bien d'influencer une société réelle en devenant conseiller de Denys, puis de Dion de Syracuse. Cependant, dans les deux cas, c'est par une influence directe sur le tyran, et non en tentant de convaincre des citoyens, qu'il essaya de modeler la société en cause. Ses tentatives pour fonder sa République dans l'univers temporel et pas seulement dans le monde des idées échouèrent à ces deux occasions, et il s'en fallut de bien peu que Platon ne subisse le sort dévolu à Che Guevara, et qui guette ceux qui abordent la société avec une théorie préconçue.
La "Glorieuse Révolution" elle-même, qui institua la monarchie constitutionnelle britannique et à laquelle Locke fournit sa justification, n'avait pas été faite non plus par des moyens démocratiques. C'était en fait un coup d'Etat, provoqué par ceux qui craignaient les projets d'un roi catholique prétendant à un pouvoir absolu. L'opinion était divisée. En fait, on dut même inventer la fable suivant lequel Jacques 1er, ayant été contraint de fuir, avait "abdiqué", pour justifier de donner son trône à un autre ; et ce trône, Guillaume III, le monarque constitutionnel protestant, dut en outre le partager avec sa femme Mary, qui était plus proche de la lignée des Stuart. Ces deux précautions n'avaient d'autre but que de calmer les appréhensions suscitées par le coup d'Etat.
Les événements menés par Lénine, Mao et Castro eurent tous lieu dans des sociétés non démocratiques, où il n'était pas nécessaire de l'emporter dans la bataille des idées. Il fallait tout simplement conquérir le pouvoir, puis mettre en place les moyens de le garder, sans égard aucun pour l'opinion publique [2].
Que se passe-t-il quand il faut compter avec l'opinion publique ?
Tous les cas précités ne concernent que des sociétés où l'opinion comptait peu. Si bien que notre formule, selon laquelle l'action précède sa rationalisation, n'est peut-être pas applicable à une société "vraiment" démocratique. Il reste donc possible de soutenir que la victoire dans la bataille des idées est une condition préalable et nécessaire du changement, chaque fois que l'opinion publique est une chose qui compte.
Voire. Quand la Constitution américaine fut adoptée, en 1789, la société avait de solides bases démocratiques, et l'opinion éclairée y comptait certainement. Or, le document qui émergea de la convention constitutionnelle n'était pas, pour sa plus grande part, un texte dont les articles auraient été les conclusions d'un débat préalable. Une bonne partie des délégués n'avaient même pas reçu le pouvoir de faire ce qu'ils firent.
Tout comme la guerre d'indépendance contre l'Angleterre avait été menée et remportée par une minorité d'Américains, ce fut une minorité qui transforma les Articles de Confédération en Constitution fédérale. Là encore, l'affaire eut bien des caractères d'un coup de force, une petite faction poussant le projet d'une Constitution fédérale pour installer aux Etats-Unis un pouvoir puissant et centralisé. Comme dans les autres cas que nous avons examinés, la théorie et sa justification ne vinrent qu'après son succès. Les Federalist Papers ne furent pas écrits pour persuader l'opinion de donner son assentiment ; ils furent écrits après les faits, et pour leur fournir une rationalisation rétrospective. A cet égard, ils entretiennent avec les événements le même rapport que le Traité du Gouvernement Civil de John Locke. Comme à l'époque de Locke, la discussion fit rage après coup, et l'on put assister à une bataille d'idées. Mais, là encore, l'enjeu était tout théorique ; il ne s'agissait que de justifier un fait accompli.
Deux expériences cruciales : Thatcher et Reagan
Deux phénomènes récents, observés dans des sociétés démocratiques, méritent une attention toute particulière. Ce sont le gouvernement de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et celui de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Tous deux trouvent bien leur place dans notre discussion, car chacun est censé illustrer à merveille la manière dont la victoire préalable sur le terrain idéologique aurait permis une prise de pouvoir et la mise en application d'une politique.
Trop de différences séparent la Constitution et l'organisation sociale de ces deux pays pour que l'on néglige tout ce qui sépare ces deux expériences ; mais ce qui les rassemble est par ailleurs si frappant qu'un moderne Plutarque n'aurait eu aucun mal à les dépeindre comme des "vies parallèles". La coïncidence dans le temps invite d'elle-même à la comparaison, Margaret Thatcher ayant été élue en 1979 et Reagan en 1980.
Mais il existe un autre parallèle à faire, plus fondamental et plus instructif. C'est que, dans les deux cas, nos deux impétrants avaient eu des prédécesseurs : des représentants du même parti, élus pour faire à peu près la même chose [3].
Nixon et Heath, tous deux élus dans les mêmes conditions
Il est intéressant de rappeler que Nixon et Heath avaient été élus pour faire ce pour quoi Reagan et Thatcher le furent à leur tour. La différence, c'est que ni l'un ni l'autre ne l'ont fait. Que leurs vies aient ou non été assez proches pour permettre un parallèle à la Plutarque, ni l'un ni l'autre n'appliquèrent le programme pour lequel ils avaient été choisis. Chacun d'entre eux connut quelques réussites notables, et même durables, mais on se souvient davantage de l'un et de l'autre pour leurs échecs que pour leurs succès.
Si l'on examine un peu la rhétorique de leurs campagnes électorales et les manifestes qui leur servaient de programme, on constate des ressemblances étonnantes. Nixon avait clairement pris position contre le tout-Etat ; il s'agissait de libérer les entreprises américaines des réglementations qui les paralysaient. Le fardeau de l'Etat, énormément gonflé par la "Grande Société" de Lyndon Johnson, devait être allégé. Quant à la politique étrangère, elle serait remise au service des seuls intérêts nationaux [4].
Encore aujourd'hui, il est frappant de constater à quel point le discours de Nixon était à droite pendant sa campagne de 1968. On est plus surpris encore quand on examine le manifeste conservateur d'Edward Heath lors de la campagne de 1970, ou celui de Selsdon Park, qui le précédait immédiatement. On y retrouve les appels bien connus au retrait de l'Etat des affaires privées, à la dénationalisation des entreprises publiques, à la réduction des charges de l'Etat et son désengagement de l'activité productive. Au souffle de la libre entreprise, qui avait inspiré le programme de Nixon, répondait l'esprit qui dominait l'élection britannique qui suivit.
Nixon aux Etats-Unis et Heath en Grande-Bretagne furent tous deux élus sur un programme éminemment hostile au collectivisme et favorable à une plus grande liberté d'entreprise, à moins de réglementation, et à un allégement du fardeau fiscal. Nixon fut élu douze ans avant Reagan, et Heath neuf ans avant Thatcher. Toutes ces années n'avaient donc en rien été nécessaires pour convaincre les électorats américain et britannique des beautés de cette doctrine. Dans les deux pays, elle avait été plébiscitée à la première occasion.
Le fait significatif est que Nixon, aussi bien que Heath, avait gagné les élections. Les électeurs étaient suffisamment anti-étatistes et partisans de la libre entreprise pour porter au pouvoir ceux qui s'étaient réclamés de ces idées. Si une lutte idéologique avait été nécessaire pour en arriver là, elle était déjà gagnée en 1968 aux Etats-Unis et en 1970 en Grande-Bretagne.
Etant donné le programme qui les avait fait élire, la claire formulation de leurs idées et le mandat sans ambiguïté confié par leurs électeurs, la manière dont les deux gouvernements se sont conduits par la suite nécessite une sérieuse explication. Car il est de fait que ni l'un ni l'autre n'a fait ce qu'il avait promis. Tous deux, dans une certaine mesure, ont aggravé les politiques qu'ils condamnaient pendant la campagne électorale.
Nixon et Heath ont fait le contraire de ce pour quoi ils avaient été élus
Aux Etats-Unis, Nixon rajouta des entraves à la liberté des marchés, en imposant des contrôles des salaires et de prix aux étapes 1, 2 et 3 de son programme économique. Les ingérences réglementaires furent accrues tout au long de son mandat. L'activisme judiciaire des institutions étatiques, comme l'intégration raciale forcée dans les écoles imposée par le Ministère de la Justice, sous prétexte de lois sur l'"égalité des droits", se poursuivit en étant largement étendu aux villes des états du Nord. Une nouvelle institution fut même créée pour "fournir des services juridiques", c'est-à-dire en fait financer sur fonds publics un accroissement de la réglementation par voie jurisprudentielle.
La taille de l'Etat et son fardeau s'accrurent, et avec eux la pression fiscale totale. L'inflation fit passer nombre de ménages dans les tranches supérieures d'un impôt sur le revenu qui, au départ, n'était censé s'en prendre qu'aux très riches. Bien plus troublant encore, surtout pour ceux qui avaient soutenu les thèses proclamées par Nixon lors de sa campagne, on vit s'aggraver le processus qui permet à des institutions fédérales de légiférer pratiquement sans en référer au Congrès, en interprétant des lois assez vagues par des réglementations très détaillées. Individus, entreprises et sociétés se virent assaillir par une kyrielle de lois édictées par la Food and Drug Administration ou l' Occupational Health and Safety Administration, sans parler de la langue de bois pseudo-juridique qui avait accompagné l'éclosion des institutions fédérales susmentionnées.
Pendant que tout cela se produisait aux Etats-Unis, l'équivalent avait lieu en Grande-Bretagne. Le gouvernement Heath s'était engagé à réaliser de nombreuses dénationalisations. Il se débrouilla pour vendre la brasserie Carlisle, acquise par l'Etat au cours de la première guerre mondiale dans l'espoir de décourager l'alcoolisme chez les ouvriers des arsenaux ; il réussit aussi à brader une agence de voyage d'Etat. Ces dénationalisations ridicules furent largement compensées par la reprise par l'Etat du chantier naval de l' Upper Clyde, pour cause de déficit chronique, et de Rolls Royce, fabricant de moteurs d'avions.
Le gouvernement Heath imposa lui aussi ses contrôles de salaires et de prix. Réorganisant les administrations régionales, il en fit de gigantesques bureaucraties complètement coupées de la population, écartant complètement les personnalités reconnues, avec les attachements personnels qu'elles avaient su mériter. Il démolit la livre sterling par une formidable augmentation de la masse monétaire, soi-disant pour financer un "coup de fouet pour la croissance", ce qui permit à des spéculateurs de se précipiter pour amasser des fortunes de papier. L'expression "tourner casaque" fit son entrée dans le vocabulaire politique, pour désigner un gouvernement qui prenait une direction diamétralement opposée à celle qu'il avait prise au départ.
Ces échecs nécessitent une sérieuse explication
A l'évidence, la grande question est de savoir pourquoi ces deux équipes gouvernementales, qui avaient obtenu lors de leurs campagnes un soutien majoritaire pour un programme de droite limitant le pouvoir et l'influence de l'Etat, non seulement s'abstinrent d'appliquer ce programme, mais en outre firent exactement le contraire. La bataille idéologique était gagnée ; elle s'était traduite par un soutien majoritaire. Alors, pourquoi diable les événements n'ont-ils pas tout naturellement suivi cette victoire ?
Peut-on soupçonner leurs convictions ?
On a mis en avant plusieurs explications, avec des degrés de raffinement variés, pour expliquer que ces deux phénomènes se soient produits en même temps dans deux pays importants. La plus simple, est aussi la moins plausible, est la duplicité. Cette explication sous-entend que Nixon et Heath n'ont jamais cru aux idées qui les avaient fait élire, et n'avaient jamais eu la moindre intention de les mettre en application. Bien au contraire, à en croire cette interprétation, constatant que les partisans d'une non-ingérence de l'Etat et de la libre entreprise avaient gagné la lutte idéologique, ils auraient fait semblant de se rallier à ces thèses dans le but exclusif de se faire élire.
Cet argument n'est guère plausible car dans les deux cas, les chefs de gouvernement avaient essayé, au tout début, d'appliquer quelques bribes de leur programme électoral. C'est seulement plus tard qu'ils ont tourné casaque. Cette constatation nous amène également à démentir la deuxième explication, un peu plus subtile néanmoins que la première, qui consiste à dire que Nixon et Heath appartenaient indécrottablement à la classe dirigeante, dont ils ne pouvaient se défaire ni des valeurs ni des conceptions.
Tout en jouant avec la rhétorique du changement radical, ils auraient été en fait bien résolus à conserver le type de politique qu'attendait la communauté économique et financière, et avec laquelle eux-mêmes se trouvaient plus d'affinités. Cependant, cette version, même si elle est un peu plus raffinée que la première, n'explique pas vraiment pourquoi tous deux avaient commencé par prendre un certain cap, pour en changer ensuite du tout au tout. Car s'il s'agissait de "rassurer" les dirigeants financiers et économiques, n'est-ce pas plutôt au début de leur mandat qu'ils auraient dû le faire ?
Des "poules mouillées" ?
Une troisième explication qui remporte souvent les suffrages des anciens militants frustrés dans leurs aspirations, consiste à dire qu'en fait ni l'un ni l'autre n'était assez résolu. La critique s'accompagne souvent de la conviction qu'ils auraient dû frapper plus tôt, et plus fort, dès le lendemain de leur élection. Peut-être ; mais si l'on examine la personnalité et le passé des deux hommes, tous deux révèlent bel et bien une force de caractère peu commune.
Nixon fit preuve d'une capacité de résistance considérable au cours des dix-huit mois interminables que dura l'enquête sur le Watergate, face aux agressions des médias. Un faible aurait craqué beaucoup plus vite. Quant à Heath, il a prouvé à plus d'une reprise sa force de caractère, montrant parfois une telle volonté qu'il semblait capable de ne jamais céder dans aucun domaine. Il est donc parfaitement injustifié de prétendre qu'ils manquaient de courage. Ce type d'argument est souvent utilisé par des partisans déçus de ce que le Paradis libéral ne soit pas descendu du ciel dès la première semaine de "règne" de leur candidat. On l'a également opposé, sans plus de justification, à Reagan et à Thatcher.
La "révélation du pouvoir"
Une quatrième explication a au moins pour elle l'avantage que M. Heath, entre autres, y souscrit apparemment volontiers. Elle consiste à affirmer que les choses apparaissent sous un jour différent quand on est dans l'opposition. A l'écart du pouvoir, on peut bien avancer des idées, échafauder des projets. Cependant, l'exercice du gouvernement est lui-même un processus d'apprentissage, où les dirigeants s'aperçoivent assez vite de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas. En d'autres termes, il ne faudrait pas prendre trop au sérieux les promesses faites par les dirigeants de l'opposition, car elles ne vont guère au-delà des déclarations d'intention. Une fois au pouvoir, pense-t-on, les dirigeants devront modifier leurs projets afin de se plier aux nécessités du pragmatisme.
Si l'on en croit cette interprétation, Nixon et Heath auraient eu tôt fait de constater qu'une bonne partie de leurs promesses ne pouvaient tout simplement pas être tenues. Il auraient tous les deux compris qu'à notre époque moderne, il n'était pas réaliste de penser en termes de "moins d'Etat". Avec la complexification du monde et de la société, l'Etat se devait d'acquérir davantage de prérogatives. Avec l'intensification des interactions entre pays et leur interdépendance, les Etats ne pouvaient plus se permettre de rester à l'écart des activités nationales.
A suivre ce genre de discours, nous arrivons bien vite à un univers mental où il n'est tout simplement "pas réaliste" d'attendre que des programmes conservateurs comme ceux de MM. Nixon et Heath réussissent à s'imposer dans notre monde moderne. Cette théorie était largement partagée par l'Administration de ces deux pays, et les médias de l'époque, qui se voulaient éclairés, n'étaient pas en reste. Cette explication resta la plus plausible, et sans doute la plus généralement admise, jusqu'à ce que Thatcher et Reagan fissent la preuve qu'une bonne partie des programmes de droite étaient en fait réalisables, de sorte qu'on n'avait plus d'excuses pour traiter par-dessus la jambe ce type de promesses électorales.
L'hostilité des intellectuels
Une version plus complexe de l'explication ci-dessus est que, si la bataille idéologique avait été gagnée, ce n'était pas au bon endroit. Même si les idées étaient suffisamment partagées par le peuple pour permettre à leurs partisans de remporter les élections, la bataille était loin d'être gagnée auprès des leaders d'opinion. Les efforts faits pour les mettre en application, si l'on en croit cette version des faits, se seraient heurtés à la résistance acharnée des intellectuels incrédules, dont le soutien était en fait indispensable au gouvernement.
Ainsi, même si le public et les chefs de partis étaient convaincus, la communauté intellectuelle ne l'était pas. Les politiques de droite étaient rejetées par le monde universitaire, par les hauts fonctionnaires de même que les commentateurs politiques influents dont les administrations buvaient les paroles. Même avec le peuple derrière eux, les gouvernements Heath et Nixon ne pouvaient s'opposer à ce qui passait pour l'élite de l'opinion éclairée. La bataille était encore à gagner sur ce terrain-là pour que le succès fût possible.
L'explication peut séduire parce qu'elle semble confirmée par le divorce complet qu'on pouvait observer entre le peuple, qui soutenait Nixon et Heath, et l'intelligentsia "éclairée". En Grande-Bretagne, John Braine avait pu remarquer un fabuleux contraste entre le mépris où le public cultivé de la BBC tenait les opinions du commun, et les sondages révélant le nombre de ceux qui avaient voté pour elles. Aux Etats-Unis, le vice-président Spiro Agnew fustigeait "la caste décadente du snobisme intellectuel" et les "philosophes sans c...".
Thatcher et Reagan n'étaient pas mieux lotis
Malgré ce fondement de vérité, cette disparité entre l'opinion publique et les intellectuels ne peut être considérée comme une explication satisfaisante de l'échec de Nixon et Heath, car la situation était restée la même du temps de leurs successeurs. La communauté intellectuelle et universitaire n'était pas davantage acquise aux idées conservatrices lorsque Thatcher et Reagan furent élus. Les 364 "économistes" britanniques qui écrivirent au Times pour dénoncer la politique économique de Mme Thatcher, traduisent parfaitement l'opposition des intellectuels de l'époque à ses politiques. Aux Etats-Unis, les sondages reflétaient une différence éclatante entre la popularité phénoménale dont Reagan jouissait auprès des citoyens moyens, et le mépris tout aussi phénoménal dans lequel ses conceptions étaient tenues chez les commentateurs "évolués".
Si l'hostilité de la communauté intellectuelle avait été assez puissante pour mener Nixon et Heath à l'échec en dépit du soutien populaire dont ils jouissaient, comment se fait-il qu'elle n'ait pas suffi à arrêter Reagan et Thatcher? La lutte idéologique, qui avait été gagnée dès 1968 et 1970 auprès des citoyens ordinaires d'Angleterre et d'Amérique, ne l'était toujours pas auprès des classes intellectuelles lors des élections de 1979 et 1980.
Le modèle conventionnel n'explique pas l'échec de Nixon et de Heath
L'histoire des administrations Nixon et Heath est extrêmement révélatrice pour quiconque s'intéresse à la lutte idéologique. D'après le modèle conventionnel, si attirant, l'avènement de Reagan aux Etats-Unis et de Thatcher en Angleterre était la victoire tant attendue. Toutes ces longues années passées au sein d'une minorité méprisée avaient fini par payer ; les efforts patients, diligents, avaient finalement atteint leur but. Les idées dont on se gaussait étaient désormais devenues monnaie courante, et les dirigeants qui les partageaient avaient enfin été portés au pouvoir par un authentique mouvement populaire. Ce n'est qu'à ce moment qu'il était devenu possible d'agir.
Tout cela nous semble illustrer de façon classique la nécessité absolue de faire accepter les idées à tous les niveaux, et l'émulation que cette idée peut engendrer chez les autres ; mais cette impression est hélas démentie lorsque l'on examine les faits de plus près. En effet, si la lutte idéologique n'avait pas été gagnée au niveau populaire en 1968 et en 1970, comment Nixon et Heath avaient-ils pu se faire élire sur un programme inspiré par ces idées mêmes ? Et si la lutte n'avait pas été remportée chez les intellectuels en 1968 et 1970, en quoi la situation était-elle différente en 1979 et 1980 ?
Il manque donc à notre recette un ingrédient fondamental. Nixon et Heath sont élus avec un mandat populaire, à la barbe de l'opinion "éclairée", sur la foi d'un programme qui veut minimiser le rôle de l'Etat et promouvoir la libre entreprise ; et ce programme, ils essaient à peine de le mettre en œuvre. Dix ans plus tard environ, Reagan et Thatcher sont élus de la même façon. Leurs programmes sont semblables, mais ils réussissent à en appliquer une grande partie. S'il est impossible d'expliquer cette contradiction par des différences de personnalité ou de principes, s'il est également impossible d'invoquer ce qui était ou n'était pas réaliste à une époque donnée, alors l'explication reste à trouver.
Qu'est-ce donc que Nixon et Heath ne savaient pas ?
Pour remplir ce "trou" dans l'explication, on pourrait explorer l'hypothèse suivante : imaginons que Nixon et Heath n'aient pas eu les outils intellectuels nécessaires pour faire ce que leurs partisans attendaient d'eux. On pourrait alors supposer qu'ils étaient sincères dans leurs déclarations d'intention et dans leurs programmes et que la force de caractère ne leur a pas fait défaut, mais que ni l'un ni l'autre n'a su apprécier l'ampleur et la complexité de la tâche qu'il allait affronter.
L'opinion dominante à l'époque entretenait la supposition implicite que les changements réels se produisent automatiquement, dès lors que les idées ont changé. Nixon et Heath pensaient tous deux, sans aucun doute, que les réformes se feraient, puisque les gens les souhaitaient, et les avaient votées. Leur programme ayant obtenu l'assentiment général, ils pensaient qu'une fois au pouvoir, ils pourraient l'appliquer en faisant voter les lois nécessaires pour réaliser les changements désirés. Quand ils virent qu'il n'en n'était rien, ils conclurent que leurs idées étaient inadaptées à la réalité, et se mirent à la recherche de stratégies de rechange susceptibles, elles, de réussir.
Tous deux furent les victimes, d'une certaine manière, de notre fameuse théorie de la "bataille des idées", présumant qu'il était suffisant de recueillir l'adhésion générale à la libre entreprise et l'opposition au tout-Etat. Ils souhaitaient tous deux sérieusement rompre avec les pratiques passées et ce, dans un climat général extrêmement favorable à ce projet. Et pourtant en réalité, ni l'un ni l'autre ne savait quoi faire.
Le hiatus entre la théorie et la politique concrète
L'origine du problème est que c'est sur le terrain des généralités que la lutte idéologique se déroule. On oppose des concepts à d'autres concepts, comme le "marché libre" contre le "tout-Etat". Le débat a lieu au royaume de la théorie et de l'abstraction. On ne va chercher les faits matériels dans le domaine de l'expérience pratique que pour affermir ou attaquer des positions prises dans la théorie.
On peut, par exemple, mener des études scientifiques sérieuses pour démontrer que les résultats d'une sidérurgie d'Etat sont plus médiocres que ceux d'une sidérurgie privée. Les chiffres montreraient que l'acier produit par l'Etat coûte plus cher à produire, que le personnel y est employé de façon moins productive, que les délais de livraison n'y sont pas respectés, que le contrôle de la qualité n'y est jamais aussi bon que dans le privé. D'autres savants pourraient prouver par A plus B pourquoi il doit nécessairement en être ainsi, en mettant à jour les causes essentielles des résultats observés.
Une telle entreprise pourrait constituer un véritable argumentaire contre toute sidérurgie nationalisée. Naturellement, des travaux empiriques et théoriques avaient été réalisés en Grande-Bretagne à la fin des années soixante, contre le principe des nationalisations. Aux Etats-Unis, des travaux comparables avaient démontré les effets néfastes de la réglementation sur la production des richesses, et la destruction des activités par la concurrence déloyale des financements publics.
Toutes ces théories peuvent emporter la conviction de l'opinion publique ainsi que des dirigeants politiques, et les pousser à vouloir changer les choses ; mais elles ne leur disent en rien ce qu'il faut faire. Savoir qu'une sidérurgie étatisée est moins rentable et plus mal gérée est une chose ; savoir ce qu'il faut faire dans cette situation en est une autre.
La réponse du libéral de base est de dire : "Y'a qu'à se débarrasser de la sidérurgie d'Etat." Il ne pense pas qu'une telle tâche est difficile et complexe, qu'elle requiert la connaissance approfondie de techniques élaborées. Il vote alors pour un gouvernement qui propose de mettre fin à la nationalisation de la sidérurgie, et s'impatiente de voir les mois et les années passer sans qu'il se produise rien. Il veut savoir pourquoi, et soupçonne faiblesse et duplicité. Il décide que la prochaine fois, il votera pour quelqu'un de plus décidé, qui se lancera dans la bataille dès le premier jour et ira jusqu'au bout.
Pendant ce temps, le gouvernement qu'il a élu désespère de trouver la solution aux problèmes de la sidérurgie. Toutes les propositions semblent ne faire qu'aggraver la situation. Les chiffres des services statistiques montrent qu'il coûterait moins cher de subventionner encore la sidérurgie nationalisée, que d'assumer la charge de milliers de personnes au chômage. On met sous le nez des Ministres des scénarios-catastrophe, dans lesquels les plus grosses usines seront obligées de fermer leurs portes. On leur prédit un effet de "dominos", une cascade de faillites et de fermetures. Le gouvernement hésite, tergiverse, réexamine ses positions.
Le "passage en force"
La stratégie du sevrage brutal préconisée par les plus durs de ses partisans ne lui dit rien qui vaille. Cette stratégie affirme qu'en politique, rien d'important ne se fait sans avoir d'abord des conséquences déplaisantes qui nuisent à la popularité. Selon cette théorie, un gouvernement frais émoulu aurait intérêt à foncer dès le départ, sous le nez d'une opposition furieuse, puis à se barder contre les foudres de l'impopularité et les éventuelles violences. A la longue, les effets bénéfiques à long terme de la nouvelle liberté d'entreprendre auront eu le temps de se produire, et feront connaître au peuple la sagesse des actes de ses gouvernants ; avec un peu de chance, si le programme du gouvernement n'est pas retardé par l'opposition et les processus constitutionnels, cela arrivera avant qu'il soit temps de penser aux prochaines élections.
Ce n'est pas très équitable de la part des partisans de Nixon et de Heath, que de leur reprocher de ne pas avoir adopté une telle stratégie. Tout d'abord, il leur fallait une certaine expérience du pouvoir pour prendre la mesure du problème. Il leur a aussi fallu du temps pour comprendre qu'il leur manquait une certaine technique ; il était alors trop tard pour choisir le "passage en force". Ensuite, il faut dire que dans les sociétés démocratiques, on a mis en place des systèmes de blocage et de contrepoids aux pouvoirs séparation des fonctions, droits de l'opposition qui sont précisément censés empêcher l'utilisation d'une telle tactique.
Savoir pourquoi ne signifie pas savoir comment
Si les gouvernements Heath et Nixon ont laissé plus de souvenirs de leurs échecs que de leurs réussites, ce n'est pas faute d'avoir voulu appliquer leur programme, ni parce qu'ils manquaient de soutien populaire, mais parce qu'ils ne savaient pas comment mettre ce programme en œuvre. Ils pouvaient bien savoir que la liberté des marchés est une bonne chose, ils ne savaient pas comment l'instaurer. Ils avaient beau être persuadés que l'ingérence abusive des hommes de l'Etat est nuisible, ils ne savaient pas comment la réduire.
En somme, il faut acquérir une technique particulière pour combler la brèche entre les ambitions et les réalisations. Apprendre comment appliquer les mesures qui permettront d'atteindre des objectifs politiques n'est pas moins important que de choisir les priorités. D'après cette interprétation, si Reagan a largement réussi dans des domaines où Nixon avait échoué, n'est pas parce que l'opinion avait été convaincue entre-temps, ni que les années quatre-vingts étaient plus favorables que les années soixante-dix. C'est parce que le gouvernement Nixon ne savait pas comment faire, alors que l'équipe de Reagan, elle, le savait.
De même, de l'autre côté de l'Atlantique, les volte-faces du gouvernement Heath auraient été dues à la méconnaissance des techniques capables d'assurer la mise en œuvre de la politique souhaitée. Entre l'élection de Heath et celle de Thatcher, le climat de l'opinion n'avait pas tellement changé, pas plus dans le peuple que chez les intellectuels. Dans les années qui séparèrent ces deux législatures, aucun événement local ou international n'était intervenu qui puisse modifier les attitudes pour ou contre le centralisme autoritaire. La différence était que le gouvernement Thatcher connaissait déjà l'importance des détails. Il savait ce qu'il fallait faire, comme le gouvernement Heath, mais il avait aussi appris comment le faire.
En somme, la différence cruciale entre Nixon et Reagan, entre Heath et Thatcher, était la politique suivie elle-même. Ces gouvernements des années soixante-dix, très ouverts aux principes de l'économie de marché, furent obligés de leur tourner le dos, faute de connaître précisément les moyens de leur mise en œuvre. En revanche, le début des années quatre-vingts vit revenir au pouvoir des gouvernements bien mieux formés aux détails techniques de l'application des principes.
Cela marche, lorsqu'on s'y prend comme il faut
On vit cette différence se manifester dans la prise en compte explicite de l'importance de la technique par les équipes gouvernementales. Les premiers, se voyant incapables d'appliquer leurs programmes, étaient vite retombés dans l'ornière. Leurs successeurs, confrontés aux premiers échecs, essayèrent de nouvelles techniques pour atteindre les mêmes objectifs. A mesure que se révélaient succès et échecs, ils ne firent pas demi-tour face aux obstacles ; ils apprirent à abandonner les procédés qui s'étaient montrés inefficaces, pour adopter ceux qui marchaient le mieux.
Ce qui fait la différence entre l'échec de Nixon et de Heath et la réussite de Reagan et de Thatcher ne tient donc pas à la personnalité des protagonistes, ni à l'évolution des idées, ni aux circonstances de la période, mais à la manière d'appliquer le projet en question. Les nouvelles équipes ont systématiquement mis au point une véritable batterie de techniques politiques, techniques par ailleurs très attentives à ce qui était politiquement acceptable.
De l'avantage d'avoir échoué une fois
Il reste encore à nous demander pourquoi les premiers gouvernements conservateurs n'ont pas su découvrir les techniques qui leur auraient permis d'appliquer leurs programmes, alors que pour leur part, les gouvernants les plus récents avaient ces techniques à leur disposition. L'explication pourrait, dans une certaine mesure, tenir à une relation inverse de cause à effet. Les échecs de Nixon et de Heath auraient suscité chez leurs successeurs un refus farouche de voir se répéter le même processus. Alors, peut-être sont-ce les échecs du début des années soixante-dix qui ont conduit à développer ces techniques, celles qui devaient mener les équipes suivantes à la réussite dans les années quatre-vingts.
L'explication ne peut pas être écartée. A côté de ceux qui, constatant l'échec des premières tentatives pour instaurer un marché libre, en ont conclu que ces idées n'étaient plus valables, d'autres en auraient tiré une tout autre leçon, décidant d'essayer des méthodes différentes à la première occasion.
Il existe peut être une autre raison, liée ou non à la première. Au début des années soixante-dix, on manquait probablement aussi d'une théorie cohérente de la mise en œuvre des politiques ; peut-être pensait-on seulement que la mission des dirigeants politiques était d'"appliquer les idées". A un moment quelconque de cette décennie, sous l'aiguillon des expériences Heath et Nixon, on s'est probablement aperçu qu' il ne s'agissait pas d'appliquer des idées, mais des politiques, et qu'il existait une différence essentielle entre l'idée elle-même et la politique qui permettra sa mise en application.
En d'autres termes, on a commencé à remettre en question le principe fondamental selon lequel les idées, en elles-mêmes, auraient des conséquences. On a compris que la bataille des idées n'est qu'un élément de la démarche et qu'à elle seule, il lui manquera toujours la puissance nécessaire pour changer les choses. Entre la première tentative faite pour appliquer les idées libérales et la seconde, on a donc saisi que les idées et les politiques entretiennent une relation plus complexe et plus interactive qu'on ne le pensait. Si on ne met pas au point, dans le détail, les programmes qui leur permettront d'être mises en œuvre avec succès, les idées pourront peut-être transformer notre manière de penser, mais elles seront impuissantes à changer le monde.
4 Les professionnels du projet politique
A quoi sert un inventeur
Imaginons une société où, des savants ayant découvert des lois fondamentales de l'univers, tout le monde s'attendrait ensuite à ce que les applications pratiques de ces découvertes tombent toutes seules du ciel. On verrait donc Isaac Newton venant d'inventer la mécanique céleste et les lois de l'optique, et le public croyant qu'il suffira de diffuser ses écrits, de faire connaître ses conclusions, pour que les télescopes à miroir, ou les fusées interplanétaires, apparaissent tous seuls. Ou alors on verrait Kelvin venant de découvrir la thermodynamique, et Boyle le comportement des gaz, et tout le monde s'asseyant tranquillement en cercle pour attendre que les locomotives, automobiles et autres engins à moteur, veuillent bien descendre du firmament. Et de commenter, d'admirer, de diffuser ces découvertes, et d'attendre, attendre encore, attendre toujours en s'étonnant que rien ne vienne.
Un tel manège nous troublerait peut-être plus qu'il ne nous ferait rire, car nous le comprendrions à peine : nous savons bien que c'est à un autre type d'inventeur que nous devons tout ce qui marche aujourd'hui. C'est à James Watt que nous devons la machine à vapeur, à James Stephenson que nous devons la locomotive, comme à Isambard Kingdom Brunel le pont suspendu et le paquebot à vapeur. Je dis bien "inventeurs", parce qu'il leur a fallu non seulement comprendre les lois découvertes par ces purs savants, mais encore imaginer ce qu'on pourrait en faire de nouveau. Ils n'étaient en rien de simples exécutants. C'étaient des créateurs, tout aussi géniaux et imaginatifs que les savants eux-mêmes. Et quant à leur importance pour la société, elle n'était pas moins grande, loin de là. Pourrait-on seulement dire que nos savants seraient aussi connus aujourd'hui, si la créativité des inventeurs n'avait pas permis à leurs découvertes de transformer la vie des gens ?
Tout cela est fort connu. Et pourtant... Pourtant, c'est encore largement ce que nous faisons quand c'est la société qui est en cause. Alors que, d'Aristote à Hayek en passant par John Locke, les progrès de la science morale nous permettaient de toujours mieux comprendre comment la société fonctionne, nous n'avons pas toujours reconnu le praticien de la politique comme le créateur qu'il est forcément [1].
En effet, il est un fait dont nous avons de la peine à tirer les conséquences, c'est qu'une politique doit être créée, au même titre qu'une théorie sociale. Une politique réussie n'est pas seulement la récompense d'un travail ou la contrepartie d'un risque assumé, c'est aussi le produit d'un processus d' innovation. L'homme politique peut être un grand homme, voire passer pour un génie. Mais y reconnaissons-nous un inventeur à part entière, titre que nous accorderions d'emblée au plus petit candidat du concours Lépine ?
C'est aux praticiens de changer le monde
Il est pourtant évident que les progrès réalisés au niveau théorique ne se transforment pas comme par magie en une législation qui bouleverse le monde [2]. Pour le faire bouger, un autre type d'activité, totalement différent, est indispensable. Il doit exister des professionnels qui sauront comment interpréter la réalité, s'assureront des faits, et décideront d'agir. Et s'il faut que la société se conforme à une nouvelle norme, il faudra que ces spécialistes de la technique politique se forment, s'organisent, étudient les situations concrètes, et se mettent à élaborer des programmes d'action.
En somme, on aura toujours besoin d'une fabrique de politiques publiques, d'un laboratoire de projets pour faire la jonction entre la réflexion et la pratique, en mettant au point des instruments capables d'agir sur la réalité.
L'enjeu, c'est de gagner ou de perdre le pouvoir
Les intellectuels, comme les politiques, qui sont passés à côté de cette nécessité essentielle ont toujours abandonné le pouvoir concret d'influencer les choses à ceux qui l'avaient plus ou moins perçue. Les intellectuels, parce que leurs discours résonnaient dans le vide ; les politiques, parce qu'ils se laissaient manoeuvrer par des adversaires ayant mieux réfléchi. Les uns et les autres, parce qu'ils ne savaient pas ce qu'il fallait faire. Pourquoi est-il encore nécessaire de le souligner [3] ?
Ce défaut apparaît d'autant plus regrettable lorsqu'on s'est rendu compte que le rôle de la technique dans la mise en oeuvre de la théorie sociale, politique et économique est peut être plus important que son équivalent dans les sciences naturelles [4}.
Le réalisme politique
En effet, l'innovateur politique est justement celui qui aura su faire bouger les choses dans son sens ; et pour cela, il lui aura fallu appréhender le réel au plus juste, en lui appliquant les interprétations les plus pertinentes. C'est donc aussi celui qui aura su adopter l'attitude la plus réaliste, c'est-à-dire la plus intellectuellement active à l'égard du réel. Celui qui aura d'abord recherché la correspondance avec le réel et qui, à la différence de l'intellectuel pur, l'aura d'autant mieux accepté avec ses "imperfections", qu'il aura compris que cette acceptation est la condition nécessaire pour le changer.
D'où la prépondérance des cas, en matière politique, où c'est le praticien qui précède le théoricien, alors que c'est généralement l'inverse en sciences de la nature [5].
L'exemple des économistes
Un exemple contemporain permettra de prendre la mesure du phénomène. De tous les praticiens des sciences sociales, les économistes, du fait qu'ils s'occupent d'abord de la production et des échanges, sont ceux qui ont le plus mis l'accent sur l'autonomie des personnes et la complexité des interdépendances sociales.
Cependant, jusqu'à une période récente, ils en sont restés à une approche théorique qui ne permettait absolument pas de guider des politiques publiques. Ils n'utilisaient pas seulement une abstraction mécaniste au-delà de son domaine d'application valide6 ; ils avaient aussi une vision de l'Etat incroyablement angélique, et qui a curieusement survécu dans leurs jugements normatifs, alors qu'ils l'avaient abandonnée dans leurs études descriptives.
Ainsi, alors qu'ils décrivaient déjà les décisions publiques de façon réaliste, comme le résultat d'interactions entre des décisions personnelles largement intéressées, on a encore vu les économistes demander pendant des années aux hommes de l'Etat de se conduire d'une manière dont ils avaient eux-mêmes démontré qu'elle était intenable dans ce cadre institutionnel.
Le résultat de cette contradiction était que dans les faits, ils abandonnaient le soin d'élaborer les politiques publiques aux fonctionnaires, qui n'ont jamais utilisé de la théorie économique que les abstractions dont ils pouvaient se servir pour rationaliser l'extension de leur pouvoir.
Les économistes n'étaient pas en faute : c'étaient leurs recherches elles-mêmes qui les avaient conduits dans cette impasse. Toujours soucieux de réduire les gaspillages, ils ne pouvaient que recommander une certaine politique, alors qu'en étudiant les processus de la décision publique, ils avaient dû admettre que les institutions représentatives poussent en permanence vers la politique inverse. Comme nous le verrons, ce sont les praticiens qui ont résolu le dilemme, parce que la nécessité leur a donné l'idée de tirer parti de l'analyse économique des choix publics pour concevoir leurs projets de réforme [7].
Thatcher et Reagan avaient des projets tout prêts
La manière dont la Grande-Bretagne et les Etats-Unis8 sont sortis de cette ornière vaut la peine d'être décrite. Si les gouvernements Thatcher et Reagan se sont distingués de leurs prédécesseurs, ce n'était pas, nous l'avons vu, parce que leurs idées étaient mieux reçues, ni parce qu'ils avaient plus mauvais caractère. C'est parce que les équipes de l'un et de l'autre avaient déjà préparé toute une série de propositions pratiques destinées à vaincre certains des obstacles rencontrés par leurs prédécesseurs.
Une réaction de bon sens
La chose s'était faite pour des raisons pratiques : Nixon et Heath s'étaient heurtés à des difficultés insurmontables pour faire passer des propositions qui leur tenaient à coeur, comme la baisse des impôts ou la dénationalisation. A cette occasion, leurs partisans s'étaient aperçus qu'il ne suffisait pas qu'une politique fût bonne, ni approuvée par la majorité, pour l'emporter dans le processus politique.
Ils reconnurent que la société politique était plus complexe que ne l'impliquaient les conceptions officielles de la démocratie, et qu'un projet de réforme rencontrerait toujours des oppositions concrètes bien différentes de ce qu'avaient prévu les institutions. Ces oppositions, il fallait les imaginer à l'avance et concevoir des démarches capables de les neutraliser, si l'on voulait disposer à temps d'une réforme susceptible d'être adoptée.
Raccourcir les délais
L'une des premières raisons de cette nouvelle activité de recherche était la longueur des délais que l'on avait observés entre l'arrivée au pouvoir d'un nouveau gouvernement et la présentation de ses projets de réforme. Le processus pouvait très bien prendre une année entière, plus une année encore pour venir à bout des atermoiements et de l'obstruction des fonctionnaires. Au moment où la législation était enfin prête pour l'application, le mandat du dirigeant touchait à sa fin, et le gouvernement en place rechignait à prendre des risques en adoptant des politiques controversées.
Il s'agissait donc, pour raccourcir tout cela, de mettre au point des politiques clés en mains, de sorte qu'un nouveau gouvernement puisse immédiatement les mettre en oeuvre. On pensait que les plus dures batailles auraient lieu dès le départ, et que le gouvernement devait avoir assez de munitions pour les affronter victorieusement.
Une source de renseignements indépendante et fiable
Une autre idée qui suscita cette recherche pratique fut le souci de mettre fin au monopole virtuel de la connaissance pratique qu'on avait abandonné dans les faits au corps des fonctionnaires. En effet, s'il était toujours possible de se fournir en-dehors des administrations pour ce qui est des idées générales, ce n'était qu'en leur sein qu'on pouvait trouver la connaissance des dossiers et l'expérience nécessaires pour réaliser les réformes. Cette exclusivité avait pour conséquence que les conceptions de l'Administration s'imposaient à tout coup. Le Ministre le plus volontaire, le plus convaincu de ce qu'il fallait faire, se retrouvait isolé en face d'une phalange homogène de professionnels qui prétendaient tous que c'était impossible.
Pour échapper à cette emprise, il était nécessaire que des groupes de recherches indépendants s'emploient à élaborer concrètement les politiques elles-mêmes. En s'y prenant à l'avance et en faisant appel à des experts, ils purent enfin offrir aux Ministres une autre source d'inspiration et d'initiative, lui permettant de passer outre le veto de fait dont disposaient ses subordonnés présumés.
Des alternatives réalistes
Fort lié au précédent, le troisième objectif de cette recherche plus concrète était de franchir la barrière de la crédibilité. Rien de plus facile en effet, que de rejeter un principe seul comme "abstrait", "dogmatique" ou "simpliste", qualificatifs fort utiles à qui est à court d'arguments. En revanche, un programme de réformes concrètes force ses adversaires mêmes à l'examiner plus attentivement. Une fois que l'on a présenté des projets détaillés, avec des procédures capables de les mettre en œuvre, il devient virtuellement impossible de prétendre que certaines mesures sont irréalisables. Ainsi les Ministres, qu'on aurait pu persuader que le paradigme en vigueur était seul valable, se sont vu offrir des alternatives réalistes qui permettaient de prouver le contraire. De sorte que le détail de la mise en œuvre donnait toute sa crédibilité à l'idée directrice elle-même.
Découvrir ce qui marche
L'un des principes essentiels compris par les promoteurs de cette nouvelle démarche était qu' il y a des manières de procéder qui ont plus de chances de réussir que d'autres. Une réflexion systématique, pensaient-ils, permettrait sûrement de découvrir lesquelles. Ayant abandonné l'idée que la victoire électorale serait suffisante pour garantir le succès, ils se mirent à la recherche de méthodes susceptibles de réussir. Il mobilisèrent pour cela toute la connaissance théorique disponible sur les politiques publiques, et imaginèrent des programmes spécifiques pour neutraliser les obstacles qui se allaient se présenter.
Cette approche expérimentale conduisait tout naturellement à mettre plusieurs propositions pratiques en concurrence entre elles, et nos chercheurs en politiques publiques se mirent donc à tester des scénarios hypothétiques, essayant de découvrir à l'avance quelles propositions seraient le mieux acceptées, et lesquelles s'aliéneraient l'opinion. Ils purent ainsi ajuster le tir et affiner les détails.
Ainsi vit-on, au cours de la décennie, apparaître toute une série de propositions concrètes, qui tranchaient avec les défenses et illustrations de la libre entreprise qui, dans les années soixante, s'en étaient tenues aux seuls principes généraux.
Les professionnels du projet politique
Nous voyons donc enfin quel tournant stratégique fut à l'origine de l'innovation politique la plus importante des années quatre-vingts. Des groupes, des associations et des instituts continuaient à convertir les incrédules au marché libre, à ouvrir les yeux de ceux qui nourrissaient encore quelque illusion sur le collectivisme.
Mais à côté, il y avait de véritables mutants. Des idéologues, mais qui manifestaient un intérêt jamais vu pour les détails de la politique elle-même. Des praticiens, mais qui jonglaient aussi bien avec les théories qu'avec les situations concrètes, et qui fascinaient par leur capacité d'illuminer la compréhension des unes par les détails des autres : c'étaient les nouveaux chercheurs en politiques publiques. Et ces gens attiraient aussi bien par leur optimisme, imperturbable et communicatif, que par cette impression qu'ils donnaient d'avoir découvert un secret passionnant avec la certitude de ne pas échouer. Armés des dernières découvertes de l'économie théorique, ils avaient commencé à examiner dans le détail comment les politiques proposées pourraient fonctionner ; ils apprenaient à les affiner et à les polir pour leur donner les plus grandes chances de succès.
Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, on vit donc apparaître des instituts ayant pignon sur rue [9], et dont la fonction n'était plus de plaider pour la libre entreprise, mais de chercher, et de mettre au point dans le détail, les politiques concrètes qui la réaliseraient vraiment dans tous les domaines de l'activité publique.
Ce sont eux qui ont fait la différence entre les années soixante-dix et les années quatre-vingts.
La véritable innovation politique des années quatre-vingts
Car il semble bien, avec l'avantage du recul, que ce soient les détails de la mise en œuvre qui ont été déterminants. Il est exact que Reagan et Thatcher donnaient à leurs partisans l'impression d'être plus déterminés et plus réalistes que leurs prédécesseurs ; mais cela est dû en grande partie à ce qu'ils ne furent pas, pour leur part, obligés d'abandonner leurs projets, voire de faire machine arrière. C'est l'accumulation des succès qui a conduit Reagan et Thatcher à tenir leurs engagements initiaux dans une mesure que leurs prédécesseurs n'avaient pas connue.
Ce n'est donc pas parce que les chefs étaient plus énergiques que les politiques ont pu s'imposer. C'est parce que les nouveaux professionnels du projet politique avaient su leur donner ce dont ils avaient besoin : des politiques réalistes capables de réussir, que l'on pouvait réutiliser et développer, et qui leur permit d'acquérir cette image de personnages plus solides.