Impossibilité du calcul économique en régime socialiste
En 1920, Ludwig von Mises publie Economic Calculation In The Socialist Commonwealth, une critique radicale du socialisme :
- As soon as one gives up the conception of a freely established monetary price for goods of a higher order, rational production becomes completely impossible.
- Ludwig von Mises
Sa démonstration est la suivante : puisque, par définition, le socialisme (« Socialism, as a policy which aims at constructing a society in which the means of production are socialized »[1]) abolit la propriété privée des facteurs de production (capital), alors il n’existe plus de marché libre des facteurs de production, et donc plus de prix des facteurs de production. Sans prix, le calcul économique, soit des choix rationnels d’usage des resources, est tout simplement impossible. L’affectation des facteurs de production s’apparente dès lors à un tâtonnement dans le noir et entraîne les inefficacités, absurdités et pénuries largement confirmées historiquement dans tous les régimes socialistes.
Depuis, cet argument a été confondu en trois degrés, selon que, en dehors d’un marché libre, l’information nécessaire au calcul économique :
- est éparpillée et difficilement centralisable, de sorte que personne ne la connaît (Hayek) ;
- est impossible à connaître ;
- n’existe pas (Mises).
La variante de Hayek
Friedrich Hayek semble ne pas avoir compris la profondeur de l’argument de Mises, et a développé sa propre critique, croyant qu’elle n’en était qu’un approfondissement. Dans L’utilisation de l’information dans la société, de même que dans The Pretence of Knowledge, Hayek développe l’idée que l’information pertinente pour le calcul économique est dispersée, que seul l’ordre spontané du marché permet la coordination de cette myriade d’informations, tandis qu’un planificateur central pourra difficilement l’obtenir et la rassembler.
L’argument est valable, cependant, parmi ces informations, la plus importante et la plus essentielle pour le calcul économique est constituée par les prix, qu’un planificateur central ne pourra jamais obtenir, par définition, puisqu’ils n’existent pas dès l’instauration du socialisme. La critique de Mises va donc beaucoup plus loin.
Développement de l’argument de Mises
C’est presque une tautologie que de constater que sans marché des facteurs de production, ils n’ont pas de prix. Comment dès lors décider si l’usage d’une usine pour produire un certain bien sera rentable, ou conduira à du gaspillage, à de la destruction de capital ? Comment choisir entre deux technologies de production différentes ?
Prix et valeur
Les socialistes croyaient pouvoir s’en sortir par des pseudo-prix, en calculant sans prix mais sur la base de « valeurs intrinsèques », de « prix justes » ou de « prix comptables ». Voire même, en confondant les prix avec une « fonction de demande », qui elle-même — nous ne sommes plus à un tour de magie près — peut être remplacée avantageusement par l’avis éclairé « des autorités » (sic). En somme, des millions de consommateurs qui font leurs courses au supermarché, comparent les prix des différents produits, et laissent faire faillite les entreprises qui ne répondent pas à leurs attentes, ainsi que des milliers d’entrepreneurs et d’actionnaires qui agissent et font des choix en fonction de ces attentes — ou —, un Staline, qui, disposant de (1) « une échelle de préférences », (2) « une connaissance des alternatives », et (3) « une connaissance des ressources disponibles », décide d’exporter massivement du blé tout en laissant des millions d’Ukrainiens mourir de faim (Holodomor), sont des modes de calcul économique et de prise de décision tout à fait équivalents :
- Professor Mises’ contention that a socialist economy cannot solve the problem of rational allocation of its resources is based on a confusion concerning the nature of prices. As Wicksteed has pointed out, the term price has two meanings. It may mean either price in the ordinary sense, i.e. the exchange ratio of two commodities on a market, or it may have the generalised meaning of “terms on which alternatives are offered” ’ Price,’ then,-says Wicksteed-in the narrower sense of ’the money for which a material thing, a service, or a privilege can be obtained,’ is simply a special case of ’price’ in the wider sense of ’ the terms on which alternatives are offered to us.’ “ It is only “prices” in the generalised sense which are indispensable to solve the problem of allocation of resources. The economic problem is a problem of choice between different alternatives. To solve the problem three data are needed: (1) a preference scale which guides the activity of choice, (2) knowledge of the “terms on which alternatives are offered,” and, finally, (3) knowledge of the amount of resources available. Those three data given, the problem of choice is soluble. Now it is obvious that a socialist economy may regard the data under (1) and (3) as given, at least in the degree in which they are given in the capitalist economy. The data under (1) may be given either by the demand schedules of the individuals, or be established by the judgment of the authorities administering the economic system. The question remains whether the data under (2) are accessible to the administrators of a socialist economy. Professor Mises denies this. However, a careful study of price theory and of the theory of production convinces us that, the data under (1) and under (3) being given, the “terms on which alternatives are given” are determined ultimately by the technical possibilities of transformation of one commodity into another, i.e. by the production functions. The administrators of a socialist economy will have exactly the same knowledge, or lack of knowledge, of the production functions as the capitalist entrepreneurs have.
Or, c’est bien ce sens « ordinaire » du prix qui est le seul conceptuellement valide, et les autres possibilités s’effondrent dès lors qu’on abandonne les théories erronées de la valeur, qui ne saurait justement pas être confondue avec le prix. Et c’est non seulement (2) qui est impossible à connaître au planificateur, mais bien les 3 points, contrairement à la légèreté de type « argument de l’ouvre-boîtes » de Lange, qui ne fait ici qu’étaler son ignorance complète des fondements de la science économique en tant que science de l’action, notamment en parlant de « choix » sans se demander du choix de qui il est question, et en passant comme si de rien n’était des choix de l’ensemble des acteurs du marché libre (consommateurs et entrepreneurs, responsables, par définition), qui expriment leurs préférences par l’action, aux choix capricieux, arbitraires et irresponsables (par définition) du « jugement des autorités » (sic).
Ainsi, il n’y a pas de (1) « échelle de préférence » autre que celles de chacun des milliards d’individus qui interagissent sur le marché, telles qu’exprimées par leurs actions sur le marché ; il n’y a pas de (2) « termes des alternatives » si aucune n’est offerte ni aux consommateurs ni aux entrepreneurs, elles n’existent pas de manière exogène dans le néant mais n’apparaissent que de par les actions incrémentales et itératives des consommateurs et des entrepreneurs ; il n’y a pas de (3) « quantité des resources disponibles » [2], les « resources » ne sont pas non plus exogènes et statiques mais dépendent, par définition, du coût à les découvrir par l’action entrepreneuriale, les obtenir et les utiliser, et de savoir si cela vaut la peine de les créer en fonction de la demande exprimée par les consommateurs et anticipée par les entrepreneurs (le calcul économique et le risque entrepreneurial, justement), autrement dit, encore une fois, des prix et des risques que des entrepreneurs responsables sont prêts à prendre, donc autant d’éléments par définitions absents d’un système sans entrepreneurs, sans propriété privée des moyens de production, sans actionnaires, sans bourse.
Une théorie de l’action
Comme le rappelle Jörg Guido Hulsmann dans Knowledge, Judgment, and the Use of Property [ Connaissance, jugement et usage de la propriété ] :
- « Moreover, and this is the crucial point, we should not overlook that prices are always the outcome of an action ».
Ce n’est pas pour rien que Mises est l’auteur de Human Action : les prix de marché résultent d’actions faites par des propriétaires lors d’échanges (achat et vente sur un marché) ; si ces actions ne peuvent avoir lieu, il ne peut y avoir aucun prix pertinent ; pas de prix porteur d’information, pas de calcul économique.
De même, si les prix relatifs des facteurs de production proviennent des préférences relatives des consommateurs pour les biens de consommation, celles-ci ne sont démontrées, elles aussi, que par l'action. Ainsi, la « valeur » de quelque chose n’est que la valeur de quelque chose pour quelqu’un, à un moment donné, confronté à une alternative donnée.
Les préférences n’ont donc pas d’existence propre, flottante, mesurable, calculable, elles ne sont observables que dans l’action, on ne saurait donc faire d’hypothèses technologiques sur l’éventuelle possibilité de rassembler ces informations, puisqu’elles n’existent pas, chez des êtres humains réels dans le monde réel, tant qu’elles ne sont pas exprimées dans le cadre de choix, d’une action effectivement prise dans le cadre d’une alternative effective. Au-delà de ces choix, elles ne fournissent aucune information utilisable pour aboutir à une hypothétique « valeur » et en « imputer » le meilleur usage des facteurs de production :
- Values are not directly “imputed” the imputation process works only indirectly, by means of money prices on the market.
Le piège des pseudo-prix
Des prix fixés par coercition étatique ne sont que des pseudo-prix, par définition une imitation du marché de type culte du Cargo (Новая экономическая политика, Хозрасчёт...)
Le texte de Lange relève d’une forme de sophisme de l’épouvantail inversé : défendre une estimation scientifique des préférences des consommateurs (prétendument équivalente au capitalisme), puis passer à un choix politique du « jugement des autorités » pour décider de la production (prétendument équivalent à ladite estimation).
Or, pourquoi s’évertuer à chercher à deviner les préférences des consommateurs, à théoriser des fonctions de demande, alors qu’un système qui par définition y répond existe déjà, si le but était de leur répondre également ? Cela relève d’un autre sophisme, le rasoir de Schrödinger : produire des produits qui à la fois seraient identiques au capitalisme mais en même temps seraient différents.
Le but réel n’est ainsi pas de répondre de manière identique ou meilleure aux mêmes désirs des consommateurs, mais bien de répondre à d’autres désirs, d’autres consommateurs :
- Collettivizzando la soddisfazione di alcuni bisogni, si specula sempre sulla compartecipazione ai costi di economie che volontariamente non avrebbero compartecipato. [3].
La prétention « scientifique » de justifier le socialisme ne repose dès lors sur rien du tout : aucune justification n’est proposée pour expliquer pourquoi un consommateur A aurait le droit d’utiliser la violence contre un consommateur B pour satisfaire ses propres préférences, ni comment cela pourrait être « efficace » (impossibilité des comparaisons interpersonnelles d’utilité).
Destruction de l’information
Et enfin, comme le relève encore Jörg Guido Hulsmann dans Knowledge, Judgment, and the Use of Property [ Connaissance, jugement et usage de la propriété ], même si les préférences étaient connaissables, elles ne sauraient se substituer à l’action entrepreneuriale :
- as there exists no general relationship between past and future prices one cannot deduce the latter from the former. Thus, it is not knowledge but entrepreneurial judgment that drives the market process.
- Most importantly, all relevant information (in the economic sense) about technology is not the cause but the outcome of action. The market process is not a learning but essentially a selection process.
Sans marché libre donc, le problème n’est donc pas seulement que les planificateurs centraux n’obtiendraient pas l’information nécessaire au calcul économique, mais que cette « information », qui ne peut émerger qu’en tant que résultat de l’action entrepreneuriale, n’existerait tout simplement plus, puisqu’ils l’auraient, par définition de leur action, en interdisant par la violence les possibilités de son émergence, détruite.
Socialisme partiel
- Every step that takes us away from private ownership of the means of production and from the use of money also takes us away from rational economics.
- Ludwig von Mises
L’argument peut être élargi à des systèmes de prix partiels (prix contrôlés), à des industries partiellement nationalisées, services publics, etc.
Les formes partielles du socialisme, les économies mixtes, des prix partiellement fixés (minimaux ou maximaux), les services publics, les subventions etc. sont autant d’entraves au calcul économique reposant sur des prix de marché, et entraînent donc par définition inefficacités, pénuries et chômage.
Le système soviétique lui-même pouvait se reposer sur les prix des pays capitalistes, et n’était donc pas, en effet, un pur communisme. Autrement dit, un communisme mondial et intégral se serait effondré encore bien plus rapidement, puisque l’impossibilité de calcul économique aurait été encore plus intégrale : seul le socialisme dans un seul pays a pu donner l’illusion aussi longtemps.
Illustrations empirique
- - Что будет, если в Сахаре построить социализм?
- - Там начнуться перебои с песком.
- Qu’arrivera-t-il au Sahara s’il passe au socialisme ?
- - Une pénurie de sable.
- blague soviétique
Selon les calculs « scientifiques » des socialistes soviétiques, le communisme, stade suprême utopique du socialisme, devait être atteint en 1980 (Мы руководствуемся строго научными расчетами. А расчеты показывают, что за 20 годы мы построим в основном коммунистическое общество [4]). Au lieu de cela, le socialisme allait s’effondrer 10 ans plus tard.
Impossibilité du calcul économique
- - Скажите, у вас нет рыбы?
- - Рыбы нет в магазине напротив. А у нас нет мяса.
- - Dites, vous n’auriez pas du poisson ici ?
- - Ah non, ça c’est au magasin d’en face. Ici c’est la viande qu’on n’a pas.
- blague soviétique
L’impossibilité pour un régime socialiste à ajuster offre et demande, à planifier la production à long terme, à organiser l’économie, a largement été confirmée par l’expérience désastreuse de l’ensemble des régimes socialistes : URSS, Cuba, Venezuela, Corée du Nord, tous ont imposé à leurs populations famines et pénuries, allant des listes d’attente pour acquérir une voiture à la pénurie de papier toilette, en passant par le pain et les médicaments.
Voir par exemple, pour les comparaisons de pouvoir d’achat d’un ouvrier moyen, [5].
Ou encore : The Trabant Was an Awful Car Made By Communists
En 1985, une Trabant (en production jusqu’en 1990) représentait environ un an de salaire moyen — disponible après liste d’attente de 10-15 ans. [6] [7]
pour le même salaire annuel moyen, le travailleur américain pouvait s’offrir une Corvette C4 [8] [9]
Ou encore, avec les taux de change approximatifs du marché noir de l’époque :
- un salarié américain moyen pouvait se payer 50-100 Trabants pour un an de salaire ; - un salarié est-allemand moyen aurait pu se payer une Corvette avec 50-100 ans de salaire (en admettant qu’il ait pu l’importer, bien entendu).
Dépendance du capitalisme pour ses produits
- Вопрос, на который армянское радио не смогло ответить:
- — если все страны станут социалистическими, то где мы будем покупать зерно?
- La seule question à laquelle Radio Arménie n’a pas pu répondre :
- Si tous les pays deviennent socialistes, où obtiendrons-nous le blé ?
- blague soviétique de la série « Radio Arménie »
Confirmant le socialisme dans un seul pays, tous les régimes socialistes ont également été largement dépendants du reste du monde pour ne pas s’effondrer encore plus rapidement : aide internationale, espionnage, marché noir en dollars, importations illégales, aide des exilés à leurs familles (Cuba), etc. [10]
Imitation gauche du capitalisme
Des prix fixés par coercition étatique ne sont que des pseudo-prix, par définition une imitation du marché de type culte du Cargo (Новая экономическая политика, Хозрасчёт...)
Dépendance du capitalisme pour ses prix
- Illustration concrète de cette impossibilité, c’est en recopiant les prix des catalogues occidentaux que les planificateurs soviétiques affectaient les biens de production, comme le socialiste André Philip avait pu le constater à son grand dépit lors d’une visite en URSS dans les années 1950 [11]
- Philip, André. Rapport sur l’URSS. Bulletin de la SEDEIS. Etudes P 4° 1418. 1956-07 n° 658, 25 pages, Rapport présenté au Conseil économique à la suite de la délégation socialiste en URSS.
- Mises’s insight was confirmed as early as the mid-1950s, when the British economist Peter Wiles visited Poland, where Oskar Lange was helping to plan Polish socialism. Wiles asked the Polish economists how they planned the economic system. As reported, ”What actually happens is that ‘world prices’, i.e. capitalist world prices, are used in all intra-[Soviet] bloc trade. They are translated into rubles ... entered into bilateral clearing accounts.[12]
- Lorsque les archives du Gosplan furent enfin accessibles et que les anciens économistes soviétiques qui avaient participé à sa mise en œuvre furent autorisés à s’exprimer, il devint impossible de nier l’évidence : point par point, la condamnation à mort prononcée par Mises en 1920 s’était révélée exacte. On découvrit, par exemple, qu’en l’absence de marché libre, les responsables du Gosplan était littéralement incapables d’établir une échelle de prix et en étaient réduits à utiliser les espions du KGB pour récupérer les catalogues de La Redoute ou de Sears. La plus grande entreprise de planification économique jamais conçue n’avait ainsi dû sa survie… qu’à l’existence d’économies de marché à ses portes et les écrits de Mises, formellement interdits par le pouvoir soviétique comme naguère par les nazis, circulaient de mains en mains au cœur même de l’appareil de planification (anecdote rapportée, notamment, par Yuri Maltsev, un des économistes chargés par Mikhaïl Gorbatchev de mettre en œuvre la perestroika).
Voir aussi
- https://mises.org/sites/default/files/Mises%20The%20Last%20Knight%20of%20Liberalism_2.pdf The Incomplete Revolution, pp. 399-404.