La Micropolitique : cinquième partie

From Liberpédia
Révision datée du 16 July 2006 à 07:15 par Turion (discussion | contribs)
(diff) ←Older revision | view current revision (diff) | Newer revision→ (diff)






CINQUIEME PARTIE : POUR CONCLURE

Champ d'application, limites et origines

La micropolitique peut-elle servir à autre chose qu'à privatiser les décisions ?

Jusqu'à présent, nous avons envisagé la micropolitique comme une technique ; notre analyse de ses mécanismes et procédures tenait pour allant de soi qu'elle introduirait dans la société davantage de disciplines marchandes. En effet, parmi les caractéristiques de la décision publique identifiées par la théorie, la plupart font prévaloir des considérations politiques sur le souci de bien produire. Nous avons vu pourquoi et comment le système conduit l'ensemble des citoyens à se piéger eux-mêmes, les souhaits du consommateur (qui s'imposeraient au privé) étant squeezés par le secteur étatique, dont les procédures de décision leur nient les droits nécessaires. La micropolitique, en somme, nous l'avons uniquement présentée comme un moyen de corriger ces tares, de neutraliser les pressions de la politique en leur opposant des contrepoids, ou en les réorientant pour qu'elles conduisent à des résultats plus proches de ceux que les marchés privés nous permettent d'obtenir.


Et si la micropolitique tombait dans de mauvaises mains ?

Or, on peut se demander si la micropolitique va nécessairement dans le sens de tels objectifs, et si ses techniques ne pourraient pas être appliquées avec un succès égal dans la direction opposée. S'il s'agit d'une pure technique, absolument vide de toute norme implicite, elle pourrait tout aussi bien servir d'autres fins. On pourrait s'en servir pour inventer des politiques nouvelles, qui travailleraient avec les groupes de pression, mais iraient dans le sens du centralisme, d'un mépris plus grand encore pour les désirs du consommateur et les disciplines de la responsabilité, et d'un secteur public plus bouffi que jamais.


La "macro"-politique contemporaine est bien suffisante pour mener à la servitude

Pourtant, cela n'aurait pas grand intérêt. Pour parvenir à ces résultats-là, l'approche traditionnelle s'est révélée bien suffisante. Dans les sociétés démocratiques, c'est tout naturellement que le système politique subvertit les procédures de décision. Il n'a pas besoin, pour détruire la responsabilité et violer la justice, de recourir aux extraordinaires détours dons nous avons dévoilé le secret. Les découvertes de l'école des choix publics ont bien montré comment les citoyens-consommateurs perdent peu à peu la liberté de choisir leurs propres produits, à mesure que ceux-ci font l'objet d'un accaparement par le processus politique. Les groupes d'intérêt qui s'engagent sur le marché politique y ont un poids écrasant face aux individus isolés, même si, considérés dans leur ensemble, ces derniers se trouvent constituer la majorité. Dans les marchandages de la décision "collective", les intrigues des lobbies l'emporteront toujours sur les projets que les particuliers voudraient réaliser par des contrats librement consentis.

Qu'il utilise ou non les techniques d'exception que nous avons examinées, le processus démocratique livré à lui-même finira de toutes façons par remplacer les choix responsables par le privilège politique. C'est l'une des principales implications de l'analyse des choix publics. Celle-ci énonce les lois d'un processus et, ce faisant, implique une tendance. Une part sans cesse croissante de la production sera arrachée à ses propriétaires naturels pour être livrée aux marchandages des factions. A cette occasion, le processus concentrera le pouvoir, de la périphérie vers le centre, où il trouvera des amateurs pour l'utiliser. Rien n'empêche que les socialistes et autres jacobins finissent par atteindre leur rêve d'une société planifiée par paliers successifs , n'étant pas arrivés à tout accaparer d'un seul coup. C'était d'ailleurs l'objectif de la Société Fabienne, le germe de la social-démocratie : imposer l'inacceptable, mais à un rythme tel qu'il soit progressivement toléré.

Ainsi, la première conclusion est que la micropolitique ne sert à rien dans l'optique centraliste ; la macropolitique conventionnelle est largement suffisante pour cette tâche. Dans un conflit à l'échelle "macro", les partisans de la liberté doivent avoir le dessous face à ceux qui prônent toutes sortes de "services publics". La raison en est que les idées qui fondent la liberté personnelle apparaissent contraires à l'intérêt des groupes impliqués dans le processus politique'. Cette forme de cercle vicieux est ce que les sociologues appellent un "dilemme des prisonniers" : chaque groupe s'accroche farouchement à ses privilèges, même s'il souhaite aussi que les autres perdent les leurs. Ainsi, plutôt que d'accepter une abolition générale qui serait dans l'intérêt de presque tous, tout le monde se bat au contraire pour conserver et accroître sa part du butin.


Dans son inspiration comme dans ses procédures, la micropolitique est inséparable de l'initiative et de la responsabilité

La micropolitique a été conçue comme un moyen d'inverser cette dérive vers toujours plus d'arbitraire politique et d'étouffement de la responsabilité personnelle. Elle fournit les techniques et les instruments qui permettent de retourner le processus dans l'autre sens. Toutes ses techniques consistent au fond à transformer les systèmes d'incitations, de telle sorte que les personnes et les groupes trouvent un plus grand avantage à ce que s'étendent les disciplines de la liberté.

Dans certains cas, cela conduira un grand nombre d'entre elles à chercher d'autres fournisseurs sur les marchés privés ; dans d'autres, cela passera par l'introduction de procédures quasi-marchandes à l'intérieur même du secteur public. La cible de toutes ces politiques nouvelles, c'est la préférence concrètement exprimée, aussi bien celle des groupes d'intérêt que celle des individus qui les composent.


La décision personnelle forme la base du raisonnement

La micropolitique applique à la politique un raisonnement bien établi sur l'utilité marginale. Elle s'efforce d'influencer les décisions à la marge, là où les gens finissent par conclure qu'un certain choix leur rapportera plus qu'un autre. Ce choix, elle veut le faciliter, l'encourager. Etendre la gamme des décisions sur lesquelles il peut porter, et disposer ses enjeux de manière à en faire émerger certains comme préférables à d'autres. Ce qui animera l'ensemble de ce dispositif sera le choix lui-même. Si les gens n'ont pas la possibilité de choisir, ils ne pourront pas opter pour les solutions présentées à leur avantage par les procédés de la micropolitique. Cette dernière cherche donc toute occasion de multiplier les occasions de faire des choix. Et chacun de ses succès lui permet de soumettre un élément supplémentaire du secteur public à l'impact des préférences individuelles.


Utilisée conformément à son inspiration, la micropolitique s'entretient elle-même. Dans le sens contraire, elle se détruit

En effet, la réussite tangible est ce qui nourrit sa progression. A mesure que les décisions personnelles transforment progressivement la réalité sociale, les avantages directs apportés par ces choix en deviennent d'autant plus perceptibles. Et chacun de ces gains perçus devient à son tour une vitrine pour les avantages de la liberté de choisir ; plus les gens gagneront à l'exercer, plus volontiers ils accepteront qu'elle s'étende à d'autres domaines. Imaginons par exemple qu'en l'introduisant dans le domaine du transport, on ait obtenu un meilleur service en même temps qu'une baisse des prix. Elle n'en deviendra que plus facile à introduire dans d'autres industries. En outre, plus l'on s'habitue à faire ses propres choix, et moins on se laisse berner par l'étatisme du discours dominant. L'exercice de la liberté développe de lui-même l'indépendance du jugement.

Utilisée pour ouvrir le secteur public aux choix de la personne, la micropolitique peut faire boule de neige. En revanche, si l'on essayait d'asservir ses techniques à des objectifs opposés, elle finirait par se détruire elle-même. Elle rencontrerait bien quelques succès initiaux, mais ces victoires mêmes mutileraient ipso facto la liberté de choix qui les avait rendues possibles. Cela voudrait dire qu'une partie du marché économique, régi par les préférences individuelles, aurait été "avalée" par le secteur public, et serait alors exclusivement soumise à l'arbitraire des groupes de pression. Le résultat serait une diminution des possibilités de choix, qui restreindrait d'elle-même le domaine d'application possible pour d'autres stratégies micropolitiques.


Un embarras pour les centralistes

La micropolitique n'est donc pas seulement inutile, mais carrément contraire aux objectifs centralistes. Si le but est la liberté de choisir, alors chaque fois qu'on l'applique avec succès, on rend plus facile la mise en œuvre de nouvelles politiques. Avec des objectifs centralistes, ce serait exactement l'inverse ; chaque réussite rendrait des tentatives ultérieures plus difficiles à réaliser. Même s'il était possible de se servir de cette approche pour gonfler le secteur public, ce seraient des efforts gaspillés en pure perte.

En somme, la micropolitique ayant été conçue par des adeptes de la liberté du choix, sur des procédures qui impliquent cette liberté du choix, et avec pour tâche spécifique de réduire l'emprise des décisions collectivisées, les valeurs impliquées par cette tâche sont inhérentes à sa nature. Les éléments qui lui permettent de fonctionner sont du type décision responsable, recherche des améliorations, esprit d'entreprise. Tous traits radicalement incompatibles avec la mentalité du "service public".

Si les centralistes s'emparent de la micropolitique pour essayer d'accroître la taille du secteur public, ils s'engageront dans une course où la nature des choses sera pour eux un handicap permanent. Ils ont tout loisir d'exploiter la volonté qu'ont les groupes d'intérêt de se tailler des privilèges aux dépens de tout le monde, et le système politique est justement fait pour les pousser à réclamer ces privilèges en échange de leur soutien. Pourquoi chercheraient-ils à se battre avec des armes qui n'ont pas été faites pour cela ? Des instruments conçus pour d'autres fins ne feront jamais que les embarrasser.


Le parti des gens ordinaires

Sa micropolitique descend à l'échelle des petites décisions, c'est parce qu'elle a compris que c'est à ce niveau, le niveau où les gens font leurs choix, qu'elle est capable de l'emporter. Elle sait créer les conditions qui accentueront l'intérêt à faire certains choix pour ceux qui sont en situation de les faire. Ayant fait ce choix, ils forment déjà, dans un certain sens, un groupe d'intérêt qui s'opposera à ceux qui fonctionnent déjà à l'échelle "macro".


Champ d'action : l'ensemble du secteur "public"

Ainsi la micropolitique produit-elle un ensemble de techniques, dont l'application a pour résultat de transformer les prestations politisées du "service public" en production marchande et privée. Si elle se juge en mesure de privatiser le "service public" lui-même, c'est ce qu'elle fera. S'il est difficile de le faire, elle aura recours à des solutions de remplacement. Ces dernières substitueront une variété de concurrents privés à l'uniformité du service étatisé, ou introduiront dans le système d'Etat lui-même des caractéristiques libérales telles que la diversité et la liberté du choix.

Le champ d'action de la micropolitique est donc l'ensemble du secteur "public" de l'économie. Elle couvre toutes les entreprises et les services "publics", y compris les programmes de transferts délibérés tels que la politique "sociale" et l'activité réglementaire des hommes de l'Etat. Elle met au point des tactiques pour toutes ces cibles, avec pour objectif stratégique d'aboutir à une société où ce sont les personnes qui feront les choix pour elles-mêmes et pour ceux qui l'auront vraiment accepté, et non des cliques de petits potentats prétendant faussement agir en leur nom. Une société qui sera là pour servir les projets des particuliers et non la tranquillité des gens en place.


Unité d'analyse, et d'objectif

Et même si les techniques qui résultent de cette démarche intellectuelle semblent n'être inspirées que par les circonstances, ce n'est là, justement, qu'une apparence.

A un niveau plus profond, l'unité d'analyse et d'objectif est patente. La micropolitique ne se soucie pas seulement d'avoir le dessus dans des épisodes où les ambitions s'affrontent. Si toutes ses méthodes sont conçues pour fonctionner dans l'univers des groupes de pression, toutes visent à faire prévaloir les choix de personnes responsables sur les errances de la décision "collective". La diversité des politiques ne fait que répondre à l'innombrable variété des façades que présente le secteur public, chacune traduisant un rapport complexe entre des groupes et des forces différentes. Pour le micropoliticien, ces différentes façades annoncent autant de portails à ouvrir, comme ces portes et ces épreuves que le héros doit franchir pour délivrer enfin la prisonnière : la liberté des personnes et le véritable souci de leurs besoins propres sont au bout. La micropolitique fournit les clés pour les déverrouiller. Il s'agit de trouver, parmi l'ensemble des techniques micropolitiques, celle qui permettra de franchir l'obstacle. Il n'existe pas deux clés identiques, mais l'expérience accumulée pour ouvrir l'une de ces portes peut servir à ouvrir les autres.


Le sursaut né de l'échec

C'est grâce à cette multiplicité de techniques, au service d'une pensée stratégique, que les professionnels qui entouraient Reagan et Thatcher ont réussi à lever l'espèce de malédiction qui avait affligé Nixon et Heath. Ce double échec, succédant à une double victoire idéologique et électorale, avait dû les secouer sérieusement pour qu'ils remettent en cause les idées reçues qui avaient fait l'essentiel de leur existence.

"Non," avaient-ils fini par admettre, "les idées ne suffisent pas. Non, la démocratie réelle ne fonctionne pas comme on voudrait qu'elle le fasse, et ne le fera probablement jamais. Il faut non seulement le comprendre, mais s'en accommoder. Alors, que faire ?"

"Eh bien," se dirent-ils, "que les intellectuels continuent à exposer les échecs et les crimes du socialisme, à prôner la liberté et la responsabilité personnelles. Ainsi, on ne perdra de vue ni la norme, ni sa raison d'être. Mais nous, nous aurons désormais d'autres priorités. Le gros travail, le travail urgent, c'est d'apprendre à retourner les mécanismes du marché politique dans le bon sens."

"Les autres ne comprennent pas le raisonnement économique que nous connaissons ? Profitons de cette supériorité pour les battre sur le terrain de la politique. Justement, les théoriciens des choix publics nous ont préparé le terrain. Grâce à eux, nous savons pourquoi nous avons échoué. Servons-nous de leurs analyses pour réussir. Leurs descriptions ne constituent qu'une critique ? Soyons assez malins pour en faire un outil de production, et battons le marché politique à son propre jeu ; apprenons ses lois, et faisons-le travailler pour la liberté."

"Les groupes de pression ? Achetons-les, neutralisons-les. Apprivoisons-les. Ce grand jeu de la spoliation légale, que ceux qui l'ont percé à jour, et le savent pervers et nuisible, tirent enfin parti de leur connaissance supérieure pour le dominer. Pour cela, bien sûr, nous devons d'abord accepter ses règles. Les économistes disent toujours de l'économie, comme Bacon de la nature, que pour lui commander, il faut se soumettre à ses lois. Commençons donc par nous mettre à l'école de la politique. Reconnaissons ce qui est possible, et faisons-le. Le réalisme n'est pas un abandon : nous tenons toujours la liberté des personnes pour l'objectif final. Notre réalisme est un approfondissement, la prise en compte de faits que nous avions auparavant négligés ou refusé d'admettre."


Réagir à l'obstacle par un surcroît de créativité

La conséquence de cette attitude ? Si l'entreprise privée ne pouvait pas "passer" politiquement, on n'était plus obligé de rester les bras ballants avec le bec dans l'eau. On allait chercher, et on trouvait la faille. L'endroit où il serait possible d'introduire un peu de liberté du choix, un peu de responsabilité. On ne pouvait pas transférer l'intégralité d'un service au secteur privé ? Alors, peut-être pourrait-on le faire de la seule production. Les bénéficiaires actuels du système classique étaient trop puissants pour être affrontés ? Alors, on ne touchait pas à leurs privilèges, mais interdisait qu'il s'en constitue de nouveaux. Les profiteurs d'un "service public" étaient trop nombreux pour qu'on puisse, en le privatisant, le remettre au service du public ? Fort bien. Mais on s'arrangeait alors pour encourager de plus en plus de gens à le quitter. Les gens se faisaient trop d'illusions sur le "service public" pour qu'on puisse y toucher ? Alors, on développait des techniques qui y feraient naître la concurrence interne et le droit de choisir. Si le secteur d'Etat prenait l'allure d'une véritable forteresse, hérissée de défenses, on essayait de réorganiser son financement pour qu'il se conforme aux besoins du consommateur.

Une telle démarche, si éloignée de l'approche politique traditionnelle et pourtant tellement plus proche du réel, ne pouvait manquer de produire de la nouveauté. Et de la nouveauté, on en a vu. Cette stratégie, évitant l'affrontement et ne paraissant jamais avoir que des objectifs limités, échappait à la classification et, dans une large mesure, à toute parade de ses adversaires.


Les compromis apparents

Dans certains cas, ce raisonnement impliquait d'admettre un rejet de la solution libérale habituelle, parce qu'elle tenait insuffisamment compte des forces à l'œuvre sur les marchés politiques. Dans d'autres cas, il a pris la forme de solutions partiellement marchandes, à partir de l'idée que non seulement elles seraient acceptées, mais créeraient une base sur laquelle, plus tard, on pourrait rajouter d'autres disciplines de responsabilité.

Il s'est trouvé des gens aux yeux de qui ces procédés, utilisés pour contourner l'opposition automatique des groupes d'intérêt, prenaient l'allure de compromis inutiles et injustes. L'idéal de la liberté, leur semblait-il, avait abandonné le terrain à l'opportunisme politique à court terme. Loin d'abolir les privilèges que des féodaux avaient tirés du marchandage politique, les nouveaux tacticiens semblaient décidés à les échanger contre d'autres. Sur ce dernier point, à défaut des autres, c'était assez bien vu.


Ces politiques sont complexes parce qu'elles sont réalistes

Ni les adversaires de l'étatisme, ni ses partisans, ne semblaient généralement comprendre que les nouvelles politiques n'étaient pas que des versions incohérentes ou timides des anciennes. C'étaient des adaptations spécifiques, conçues pour fonctionner dans la réalité politique concrète où elles se trouvaient. Contrairement aux projets qui avaient refusé de tenir compte de cette réalité ou cherché à l'abolir, les nouvelles techniques s'en étaient saisis... et en avaient finalement eu raison. Ayant repéré ses points forts et ses faiblesses, elles avaient choisi les points faibles pour y proposer de nouvelles possibilités de choix, soigneusement calculées pour neutraliser les forces qui lui permettaient de se conserver en l'état. L'objectif final était la même liberté que par le passé, mais il y avait quelque chose de plus : une vision implacablement précise de ce qu'on pouvait faire, où, quand et comment.


Le travail de recherche doit absolument être permanent

Il est bien entendu que pour réussir, les gouvernements des années quatre-vingt n'auraient pas pu se contenter de mettre en œuvre les politiques produites par la nouvelle approche durant leur passage dans l'opposition. Bien des politiques appliquées avec succès n'ont été inventées qu'après l'arrivée au pouvoir, grâce aux idées inspirées par l'expérience accumulée, et ce n'est pas du vieux fonds commun de la sagesse libérale qu'on les avait tirées. On avait certes, durant cette période, beaucoup progressé vers une définition de l'approche générale et des caractéristiques fondamentales de certaines méthodes. C'est toutefois au cours même de l'exercice du pouvoir que la plupart des détails ont été mis au point. Il est bien souvent arrivé que les nouvelles techniques aient été inventées sur le coup, pour faire face à des situations inattendues rencontrées dans la pratique. Par exemple, plusieurs plans ont été modifiés in extremis au vu de l'expérience réelle. C'est grâce au retour d'information sur les essais et les erreurs de l'expérimentation pratique que la plupart des techniques utilisées ont été mises sur pied et progressivement affinées. Inspirées par la théorie, elles sont filles de l'expérience.


Les politiques réussies sont toutes filles de l'expérience

En fait, il est rare qu'une méthode caractéristique de la micropolitique contemporaine n'ait pas été inspirée par une expérience concrète réussie. Comme certaines l'emportaient alors que d'autres échouaient, on ajoutait les premières à l'arsenal, en éliminant les autres pour l'avenir. Et si elles ont si bien marché, ce n'est pas seulement parce qu'on les avait faites sur mesure pour chaque situation, mais aussi parce qu'on avait su les modifier en cours de route, comme on ajuste un vêtement en cours d'essayage.

Car une grande force de la micropolitique est sa souplesse : elle sait utiliser les idées qui lui viennent, changer ses plans quand elle découvre un obstacle, se retirer lorsqu'elle rencontre une opposition trop forte. Elle n'en a que plus d'entrain pour explorer d'autres manières de la contourner. Si une tentative échoue, elle sait qu'elle finira par trouver pourquoi, et qu'elle découvrira un jour, peut-être à une autre occasion et sur une autre affaire, le procédé qui permettra d'atteindre le même but. Et de cela, elle est sûre.


La bonne manière d'aborder les problèmes

On ne le répétera donc jamais assez : ce qui manquait aux premiers gouvernements (alors que les seconds l'avaient à leur disposition) c'était plus encore la bonne manière d'aborder les problèmes, qu'un ensemble de projets politiques précis. Car il fallait absolument disposer de cette approche pour savoir modifier, affiner, mettre en cause les programmes en cours, pour parvenir à inventer sans arrêt des solutions nouvelles, et surtout garder confiance, inébranlablement.

Ainsi, la micropolitique n'a rien à voir avec un modèle d'applications pratiques intégralement tirées d'une théorie préconçue. Fort peu de ses projets sont nés ainsi1. La micropolitique est donc expérimentale, et la pratique est une source essentielle de son information. Une bonne partie des idées de la micropolitique est donc, et sera toujours, tirée de la mise en œuvre effective, à mesure que ses promoteurs compareront les réussites aux échecs pour essayer d'en faire apparaître les ingrédients essentiels.


Une interaction constante entre la réflexion et l'expérience

En micropolitique, donc, la relation entre la théorie et la pratique est complexe et interactive. L'analyse générale des groupes de pression et de leurs privilèges inspire de vastes programmes de recherche, dont la mise à l'épreuve pratique aboutit à modifier le corpus de la technique. La micropolitique apprend donc en marchant, et ce n'est pas une simple application de la théorie à la pratique ; pour une part écrasante, ses idées résultent plutôt d'une interaction entre théorie et pratique2 .


Le succès pratique est venu avant que les idées ne soient acceptées

J'ai expliqué plus haut pourquoi il est plus facile de modifier les attitudes après que la politique a été changée. C'est en fait une des grandes leçons de l'expérience micropolitique. Un grand nombre de ses succès sont venus avant que les idées qui les inspiraient n'aient été généralement acceptées. Il est maintes fois arrivé que ce soit la réussite de la méthode qui ait fait triompher l'idée, et non l'inverse. Le brusque intérêt des universitaires pour la théorie n'est venu que de ses nombreux succès pratiques, dont certains n'avaient pu leur échapper. Alors que la réussite des politiques concrètes pouvait rendre plus acceptable le modèle général de la liberté des marchés, jamais on n'a observé l'inverse : qu'une marée montante de popularité ait facilité l'adoption de ses règles. Si cela avait été le cas, Nixon et Heath auraient pu s'imposer. Or, c'est le contraire qui s'est produit ; c'est le succès pratique qui a justifié l'idée, et qui lui a gagné des partisans a posteriori3.


Ce sont les professionnels qui ont fait la différence

Il faut préciser cela parce qu'au vu des succès obtenus par ces politiques nouvelles, l'idée est parfois née, séduisante mais fausse, que c'était le travail des intellectuels solitaires, de leurs disciples et de autres partisans qui avait finalement payé, et que les résultats observés en étaient la conséquence. On s'est dit que, finalement, si gouvernements précédents n'avaient pu obtenir les mêmes résultats, cela tenait à un climat politique peu favorable ou à un problème de personnes.

Or, la réalité des faits est que c'étaient les politiques qui n'étaient pas les bonnes. Ce sont bel et bien les nouveaux spécialistes de la technique politique, s'inspirant des théoriciens de la politique et de l'économie, qui ont changé les choses avec leurs instruments à eux, ceux qu'ils avaient construits. Les idées avaient suffi à remporter la bataille intellectuelle, mais ce n'était pas suffisant. Pour que cela marche, il fallait d'abord que des hommes et des femmes arrivent avec leurs clés à molette, leurs mains pleines de cambouis, et trouvent le moyen de transformer la théorie pure en machines capables de modifier la réalité. Ce n'est pas parce que les idées avaient gagné, ni parce qu'elles étaient devenues plus "présentables" que les politiques ont réussi. C'est parce qu'on abordait les problèmes d'une autre façon, avec pour seule arme quelques principes larges, et la connaissance des solutions du passé4.


L'exemple des privatisations

Nous pouvons le montrer concrètement par l'exemple de la plus connue des solutions micropolitiques, à savoir la privatisation. Pour commencer, ce n'était pas un produit de la théorie pure. Si l'approche micropolitique a été conduite à la développer, c'est en quelque sorte à la place de la "dénationalisation" qui était pour sa part le pur produit de l'approche conventionnelle. Celle-ci ne faisait qu'énoncer un principe, consistant à "rendre" au secteur privé certaines activités qui se trouvaient sous la coupe du secteur public, et sans donner aucune indication sur la manière dont il fallait s'y prendre. La nouvelle approche, bien au contraire, mettait d'abord l'accent sur le détail de la mise en application. La privatisation exigeait de mettre en œuvre des dizaines de techniques micropolitiques, traitant chacun des éléments de l'Etat comme l'entité unique qu'elle était, exigeant une solution particulière et originale.


Les études théoriques sont apparues après la mise en œuvre

Même la théorie de la privatisation a attendu longtemps pour être étudiée en tant que telle. C'est après de longues années de pouvoir "thatchérien" que l'on a fini par juger qu'un phénomène nouveau était apparu. Dans les universités et les centres de recherche, les savants ont fini par se pencher ce qui était en train de se passer, et l'on a commencé à voir paraître des études, des monographies et des thèses. Les événements se sont donc produits les premiers, et la théorie a suivi derrière. Les techniciens politiques avaient construit des dispositifs qui fonctionnaient, et leur réussite a engendré une vague d'adhésion aux idées des intellectuels purs qui les avaient précédés depuis longtemps.


La privatisation ne figurait pas au programme des Conservateurs en 1979

Ce n'est pas non plus une quelconque conversion au principe qui l'a rendue possible. Le mot n'apparaissait pas du tout dans le Manifeste Conservateur de 1979, et le nombre de cas pour lesquels on mentionnait l'idée se comptait sur les doigts de la main. On s'est d'abord contenté de tester l'idée çà et là, et c'est seulement le succès de certains de ces essais qui a conduit à en entreprendre d'autres. Alors on a lancé quelques projets, qu'on a ensuite modifiés. De nouveaux procédés ont été essayés ; certains ont pu être améliorés, on a dû en éliminer. Et c'est seulement après un grand nombre de réussites que l'opinion s'est massivement ralliée à la privatisation en tant qu'idée. C'est après avoir réussi qu'elle s'est fait des adeptes, et non pas avant.

En effet, même s'il est établi que l'approche micropolitique oppose nettement les gouvernements du début des années soixante-dix à ceux des années quatre-vingts, cela ne veut pas dire pour autant que les seconds aient eu des intentions très précises au départ. Ils avaient seulement appris, grâce à la recherche, pourquoi leurs prédécesseurs avaient échoué, et sur quels principes fonder d'autres politiques. Elle leur avait aussi livré quelque projets clés en mains. Voilà les limites de ce qu'ils savaient devoir faire ou éviter de faire.

En outre, les gouvernements ne sont pas des entités monolithiques ; ce sont des équipes, voire des coalitions. Ceux des années quatre-vingts, en prenant le pouvoir, n'étaient pas du tout décidés à imposer la solution micropolitique sans se poser de questions. En fait, ils étaient animés par des raisons d'agir très diverses et voulaient à la fois une chose et son contraire. Ils se souciaient bien davantage d'appliquer les solutions de droite traditionnelles qu'aucune des nouveautés proposées par la micropolitique. Certains ne voulaient ni des unes ni des autres, mais souhaitaient au contraire perpétuer les programmes publics en "améliorant leur gestion". Les formules traditionnelles de la "commission de la hache" et autres réductions uniformes des dépenses furent d'ailleurs consciencieusement appliquées, avec leur habituel (et inévitable) manque de succès. Ce fut la réussite des quelques stratagèmes micropolitiques qu'on avait essayés, qui conduisit à en faire courir d'autres issus de la même écurie. On abandonnait tout simplement les mesures qui n'avaient pas donné de résultats, pour garder celles qui en donnaient.

Par conséquent, la montée en puissance des solutions micropolitiques n'a fait que suivre leur mise à l'essai par le gouvernement en place. On les adoptait parce qu'elles donnaient des résultats, là où les méthodes ordinaires avaient échoué. A chaque fois qu'il avait réussi à frapper le clou, le gouvernement réessayait la même méthode pour l'enfoncer encore. Les Ministres qui avaient pris parti pour d'autres types de politiques perdaient de leur influence parce qu'ils s'en tiraient moins bien. A la longue, nombre d'entre eux se sont convertis avec enthousiasme à la nouvelle manière de faire. Puisque ça marchait, alors ils pouvaient s'en servir pour réussir à leur tour, et se faire bien voir à proportion.


C'est le changement de méthode qui a permis aux idées de passer du discrédit à la popularité

Conclusion : la réussite pratique a précédé la victoire théorique, et contribué à son avènement. Comme à d'autres occasions dans le passé, c'est à des hommes et des femmes d'action que l'on devait le changement, et c'est leur réussite qui a entraîné la théorie dans son sillage. De même, les tentatives de leurs prédécesseurs ayant rencontré un échec trop prévisible, cet échec a entraîné dans la même déconfiture la théorie correspondante aussitôt leur impuissance devenue patente. Par la suite, c'est l'efficacité des politiques qui allait à nouveau attirer l'attention sur la théorie.


Des résultats décevants ou inespérés ?

Beaucoup d'observateurs n'ont pas compris le sens des méthodes suivies. D'après les normes traditionnelles du laissez-faire,  le gouvernement Thatcher est souvent resté bien en-deçà de ce que la théorie exigeait. Certains en ont conclu que rien de notable n'avait été accompli. Il y a eu d'autres cas où les progrès ont dépassé les espérances ; bien peu de monde,  par exemple,  s'attendait à ce que le transfert systématique au contrôle privé des grands services de distribution puisse être aussi rapide et aussi complet. En 1979,  il paraissait à beaucoup inconcevable que les services de gaz et de téléphone pussent être vendus avant la fin de 1986.


Les micro-politiques sont faites pour être appliquées dans la réalité telle qu'elle est

L'écart perçu par les théoriciens du marché se fonde sur leurs objectifs classiques, qui sont la déréglementation totale et la concurrence parfaite. Certains se plaignent que les principaux services de distribution n'aient jamais été exposés à une véritable concurrence, ou que le gouvernement ait mêlé l'objectif politique d'une extension plus large de l'actionnariat à ce qui aurait dû n'être qu'une pure et simple transaction commerciale. Ces critiques ne voient tout simplement pas en quoi la micropolitique consiste. Elles ne comprennent pas qu' en cherchant à obtenir à tout prix une solution de pur laissez-faire, on n'aurait pas produit de solution du tout, et que le soutien de groupes de pression bien fournis est nécessaire pour obtenir un succès qui serait impossible à obtenir avec une vente sur des critères purement marchands.


La micropolitique limite ses ambitions du moment à l'échelle où elle opère

Il est rare que l'on puisse utiliser la micropolitique pour atteindre immédiatement des résultats massifs. Son approche est caractérisée par l'étude au cas par cas. Elle examine minutieusement les situations à petite échelle, et en déduit des prescriptions pour résoudre chacun des problèmes l'un après l'autre. Elle se limite au domaine dans laquelle elle opère. Cela n'empêche d'ailleurs pas ses propositions de cumuler leurs effets. Ceux qui auraient préféré une dénationalisation immédiate et totale au début du gouvernement Thatcher ont dû être déçus par le peu qui a été fait à ce moment-là. British Petroleum, Amersham International et les autres, tout cela n'était qu'un départ bien modeste. Et pourtant, les chiffres ont bien vite grimpé, à mesure que le rythme s'accélérait.


Les obligations de la rhubarbe et du séné

Une autre limite de la micropolitique est qu'elle fonctionne sur le principe du "renvoi d'ascenseur". Elle ne se fait pas des adeptes grâce à des idées, mais des partenaires, pour les avantages qu'elle leur offre. Elle est limitée, par conséquent, par l'ampleur des avantages qu'elle a les moyens de distribuer. Si l'on rachète les privilèges au lieu de les attaquer de front, alors il en est que le gouvernement n'aura tout simplement pas les moyens de payer. La micropolitique n'a pas de réponse à cela, sauf, peut-être, qu'elle met en branle, à long terme, une succession de changements dont le résultat peut être la réussite finale. Elle peut probablement empêcher de nouveaux venus d'accéder à ces privilèges, mais au prix d'une garantie de maintien pour qui les possède déjà. Aucune de ces solutions n'est pleinement satisfaisante pour ceux qui veulent tout obtenir dans le terme d'un mandat électif.


La perfection n'est pas de ce monde

Enfin, il faut bien admettre en sa défaveur que, dans bien des cas, elle ne réalise que des solutions partielles. Confier les "services publics" à des fournisseurs privés ne vaut pas la libre disposition de son argent par le chef de famille. Persuader 20 %, voire 40 % des locataires de racheter leur logement public ne rétablit pas un marché libre du logement. Introduire la variété et la liberté de choix dans les établissements d'enseignement en orientant les financements vers les écoles les plus appréciées n'est que le simulacre d'un vrai marché libre de l'enseignement. La plupart des méthodes tirées de l'analyse micropolitique ont accepté des solutions qui sont loin d'être complètes ; elles n'ont réalisé que des améliorations.


Laisser du temps au temps...

Le fait est qu'on change rarement les gens du jour au lendemain : il leur faut du temps pour comprendre, décider et s'adapter à la nouveauté. Il faut du temps pour que la liberté des choix se diffuse, et pour qu'une nouvelle réalité émerge de l'ancienne. En travaillant avec les groupes d'intérêt sur les marchés politiques, la micropolitique choisit la manière progressive. Ce faisant, à toutes les étapes, elle prête le flanc à la critique affirmant que les choses ne sont pas allées assez loin, et qu'il faudrait en faire plus. La critique est justifiée ; devant tenir compte des groupes de pression et négocier avec eux, la micropolitique n'assure qu'un progrès lent et incomplet. Mais si la micropolitique fonctionne à petite échelle, au niveau des décisions des individus et des groupes, c'est précisément à cause des échecs des approches macropolitiques pour ce qui est d'obtenir des résultats de quelque importance. Le progrès se fait peut-être petit à petit, mais il a l'avantage d'exister ; il va toujours dans la bonne direction, et il se fait en toute sécurité.


Le temps de la récolte

Le gonflement de l'Etat

Il a fallu plus d'un siècle au secteur public britannique pour atteindre sa taille actuelle. Croissance tantôt progressive,  tantôt brusque : il y a eu de longues et lentes périodes d'accumulation régulière,  ponctuées par de brefs emballements spectaculaires de l'activisme étatique. En 1979,  quand le secteur public n'était pas en position dominante,  il jouait un rôle majeur majeur dans l'industrie,  les communications,  l'énergie,  l'automobile,  les transports,  le logement,  l'enseignement,  la santé,  les retraites,  les services locaux   et d'autres domaines encore,  trop nombreux pour qu'on les énumère. Il construisait les routes,  conduisait les bus,  possédait les chemins de fer et faisait rouler les trains,  construisait les avions et les faisait voler,  fabriquait les bateaux et gérait les ports. L'Etat était le plus gros dépensier,  le plus gros employeur,  le plus gros prestataire de services,  le plus gros fabricant et le plus gros assureur. 


L'un des rares secteurs en croissance ?

L'Etat était lui-même la plus grosse entreprise de Grande-Bretagne, et l'un des rares secteurs en croissance à cette époque. En outre, le phénomène n'était pas contenu dans ses frontières. Le pays avait exporté l'étatisme dans ses ex-colonies, et bien d'autres encore avaient suivi son exemple. Une bonne partie des tares inhérentes à l'économie du secteur public étaient déjà connues en 1979 ; en fait, cela faisait bien des années qu'on était au courant. Les sureffectifs, la décapitalisation, la domination par les producteurs et l'indifférence aux consommateurs, tout cela était dûment observé, répertorié et expliqué. Connaître le mal, cependant, ne voulait pas dire qu'on en sût le remède.

On devait cependant assister à un phénomène intéressant : si les clients britanniques n'avaient pas le choix, forcés qu'ils étaient de prendre ce qu'on leur octroyait, les clients du Continent, pour leur part, se montraient de moins en moins accommodants. Au lieu d'entretenir ad vitam aeternam les employés de l'Etat britannique, comme ceux-ci semblaient s'y attendre, ils se mirent à passer leurs commandes ailleurs. En somme, à préférer les prix, la qualité et les délais de livraison que d'autres étaient en mesure de leur offrir.


La croissance du secteur public est une tendance inhérente aux sociétés démocratiques

La montée du secteur public britannique à ce niveau problématique n'était pas due à une cause unique : c'était en fait le produit d'un grand nombre de facteurs. Certains étaient idéologiques : c'était le désir de voir les préférences personnelles supplantées par la satisfaction de prétendus "besoins collectifs". Certains étaient inspirés par le paternalisme, qui consiste à croire que les hommes de l'Etat savent mieux que le peuple ce qui est bon pour le peuple. Une partie de l'économie était tombée dans le secteur public parce que l'on pensait pouvoir obtenir des économies d'échelle avec des entreprises de grande taille. D'autres dépouilles y tombèrent par défaut, à la suite de pressions politiques pour maintenir à flot des canards boiteux.

Cependant, la plus grande partie de cette croissance constante et implacable était due au système politique, qui privilégie systématiquement le marchandage politique au détriment des choix responsables. Car la montée du secteur public est une tendance inhérente aux sociétés démocratiques. Elle ne nécessite aucune autre explication, compliquée ni tirée par les cheveux ; c'est tout simplement ce qui arrive dans ce genre de cas-là.


Les tares inhérentes au secteur public

Il en est de même des tares endémiques du secteur public : elles en sont absolument inséparables. Ce n'est pas un accident de l'histoire si les organismes d'Etat souffrent de sureffectifs et de sous-capitalisation chroniques. C'est un effet direct de leur statut d'entités étatiques, par les contraintes que ce statut impose de lui-même et pour ainsi dire automatiquement. Il n'est pas non plus fortuit que ces organes privilégient les besoins des producteurs contre ceux des consommateurs ; leur manière de fonctionner leur interdit d'agir autrement. Une des choses que les syndicats de fonctionnaires ont d'ailleurs pu découvrir à l'occasion de leur campagne de lutte contre la privatisation, était la très piètre estime dans laquelle le grand public tient généralement les activités nationalisées. Les défauts du secteur public sont donc largement ressentis, même si les causes en sont rarement aussi bien perçues.


Le retard des équipements et de la technique

Une autre caractéristique du secteur public était moins facile à cerner. A savoir, que les structures publiques passent facilement pour arriérées. On peut y voir les reliques d'une époque caduque qui auraient, tels des fossiles vivants, survécu jusqu'à nos jours. Peut-être cette conception est-elle, pour partie, due à leur taille. Le gigantisme naturel des entreprises d'Etat, et leur lenteur de réaction, provoquent dans l'esprit du peuple une association d'idées inconsciente avec l'image lourdaude du dinosaure. Peut-être aussi est-ce lié à leur décapitalisation. Le secteur d'Etat étant forcé de travailler sur un équipement dépassé, de maintenir en service son stock de capital bien plus longtemps qu'on ne l'accepterait dans une entreprise privée, il en résulte pour l'organisme une image surannée, vu ses équipements usagés et ses techniques d'avant-hier. Une entreprise de main-d'œuvre, privée des machines et des méthodes modernes, lente à réagir aux innovations, évoque irrésistiblement les images figées d'un temps révolu.


Une inspiration qui n'a plus cours

Une bonne partie de cette réputation n'est pas usurpée ; elle tient au fait que bon nombre des organismes du secteur public sont bel et bien dépassés. Il en reste beaucoup qui datent de la production de masse et du travail à la chaîne. A cette époque, il était encore possible de trouver de fortes économies d'échelles dans un système fondé sur la production massive de pièces standardisées et interchangeables, et la fortune de Henry Ford ne fut pas la seule à se fonder sur ce principe. Développé à l'origine par Eli Whitney pour produire des mousquets en grand nombre, ce système servit de modèle à la plupart de nos industries. Il correspondait à une situation où un grand nombre de personnes devraient travailler dans d'immenses usines, et accomplir les mêmes tâches, pendant toute leur vie professionnelle. Il impliquait également que ces personnes auraient peu ou prou les mêmes exigences en matière de logement, de santé, d'éducation et de services sociaux.

C'est dans ce monde-là que le secteur public a grandi, offrant une production de masse standardisée à une population dont la vie était elle aussi plus ou moins uniforme. Pour les "services publics", en fait, c'étaient les personnes elles-mêmes qui jouaient le rôle des pièces interchangeables — ce rôle que certains veulent encore leur faire jouer. Cependant, à l'ère de la production de masse, on se plaignait peu du manque de variété et de place laissée au jeu des choix individuels. Les hommes de l'Etat s'imaginaient être au service des "masses populaires" ; ils ne pensaient qu'à leur "offrir" une éducation de masse, une santé de masse, et une sécurité sociale de masse. Services produits en masse pour "les masses", à l'ère de la production de masse. L'exercice était peut-être justifié tant que l'économie voulait bien se soumettre au modèle ; mais il cessa de l'être dès que ses normes eurent changé.

En effet, ce modèle industriel est celui d'une époque dépassée. Aujourd'hui, l'économie ne s'identifie plus avec les géants de la standardisation. L'entreprise moderne est petite ou moyenne, à fort potentiel de croissance. Elle porte les nouvelles techniques, le nouveau management, et renouvelle son capital bien plus vite que l'ancienne. De plus en plus, à la place des lourds investissements d'autrefois bloqués en un lieu d'implantation fixe, les entreprises font appel à la sous-traitance, délèguent les tâches à l'extérieur. Là où, autrefois, la réduction des coûts nécessitait l'uniformisation des produits, les nouvelles techniques permettent toutes les variantes individuelles. Les produits destinés au public sont personnalisés, l'uniformité est bannie ; le produit de base n'est plus qu'un noyau sur lequel les choix de chacun greffent aspect et finition.

Comme cette métamorphose affecte aussi bien les services que l'industrie manufacturière, les organisations publiques apparaissent de plus en plus pour ce qu'elles sont : obsolètes, faites pour un monde qui n'existe plus. Les gens ne songent plus aujourd'hui à faire toute leur vie la même chose au même endroit. Ils n'ont plus envie de passer leur vie dans la même activité, a fortiori avec le même employeur. Leurs besoins sont de plus en plus particuliers, variables, et personnels. Il leur faut des formations spécifiques, des régimes de retraite à la carte, un système de santé qui réponde à la diversité de leurs modes de vie. C'est dans ce contexte que le fonctionnement du secteur public semble de plus en plus à la traîne, incapable de satisfaire les besoins d'une époque aussi riche en diversité.


Une cause entendue dès les années soixante

Tous ces facteurs ont abouti à faire comprendre que le secteur public avait un réel besoin de changer en profondeur. Ce ne fut pas une brusque illumination mais, année après année, une accumulation régulière de preuves et de conclusions. Dès le début des années soixante, les nationalisations commençaient à être vomies de la population, rejet qui poussa même Hugh Gaitskell, alors chef du parti travailliste, à proposer un amendement à la Clause Quatre de la constitution du parti, qui prévoyait "la prise en charge par l'Etat des moyens de production, de distribution et d'échange". A la fin de la décennie, la victoire électorale échut au parti conservateur, qui avait juré de dénationaliser sérieusement.

Le grand public, comme les spécialistes, était d'accord : la taille du secteur public devait être réduite. Il était devenu évident que les impôts exigés pour le faire fonctionner drainaient des fonds qui allaient faire défaut aux vrais producteurs pour développer leurs entreprises. La décadence continue de la Grande-Bretagne, qu'une expansion inflationniste avait pu camoufler quelque temps, était devenue évidente. De l'avis général, il était grand temps de se débarrasser du secteur public. Le grand problème était que personne ne savait comment faire ; plusieurs gouvernements avaient déjà essayé, et tous avaient échoué.


Des obstacles désespérants

Les tentatives pour démanteler le secteur public, ou du moins secouer ses privilèges catégoriels, avaient dû être abandonnées devant l'hostilité des groupes directement concernés. Aucun gouvernement ne semblait prêt à affronter une impopularité qui lui aurait certainement valu de perdre le pouvoir. Certains observateurs spéculèrent sur la nécessité d'un gouvernement kamikaze, qui aurait fait le nécessaire en sacrifiant tout espoir de réélection. D'autres jouaient avec l'idée d'un gouvernement qui n'aurait pas besoin d'être réélu...

La perspective que nous donnent les dix années suivantes nous permet de trouver ces spéculations bien excessives, bien difficiles à justifier à la lumière des événements. Mais à l'époque, elles reflétaient bien le degré du désespoir qu'on éprouvait face à l'incapacité apparente du processus politique à fournir une solution au problème essentiel. Aucune ne semblait pouvoir s'attaquer aux privilèges que les groupes de pression avaient acquis aux dépens de tous les autres. C'est dans ce contexte que furent introduites les idées centrales de la micropolitique.


L'œuf de Colomb

Maintenant nous l'avons vue à l'œuvre, la solution nous semble évidente. Mais à l'époque, il n'en était rien. Il paraissait inévitable d'attaquer de front les groupes d'intérêt en essayant de leur retirer les dépouilles que le processus politique leur avait permis de soustraire aux autres au cours des années. Nul ne songeait à proposer un moyen d'échanger ces avantages. Pour entrer sur les marchés politiques et y faire des deals, évitant aux responsables politiques d'avoir à essayer de le détruire, ou de s'imposer contre lui, il fallait quelqu'un pour en avoir l'idée. Pour dire que si les groupes de pression percevaient une offre comme plus intéressante, ils ne réagiraient plus par le ressentiment et l'hostilité auxquels toute remise en cause des avantages acquis était condamnée à se heurter.


Un moyen pour les hommes politiques de faire leur devoir, avec la réussite politique en prime

La micropolitique est entrée en scène au moment précis où l'on désespérait de trouver une démarche politiquement viable qui puisse enfin mettre le secteur public sous contrôle. Ce qui voulait nécessairement dire démanteler certaines structures, en transférer d'autres au secteur privé, et subordonner une partie du reste aux préférences des consommateurs. Cela impliquait aussi de réduire substantiellement le rôle qu'elles jouaient dans l'économie, et la manie qu'elles ont d'écraser la croissance et l'initiative dans leur quête de pouvoir.

Or, les nouvelles techniques apportaient le message que tout cela pouvait être fait, en évitant le conflit et l'impopularité dont on avait cru qu'ils étaient inéluctables et rendraient la réforme impossible ; que pour y parvenir, il suffisait de racheter les avantages au lieu d'essayer de les confisquer.

A la place de l'hostilité systématique qui en serait inévitablement résultée si on s'était aliéné les groupes les uns après les autres, on voyait poindre la perspective de se ménager gratitude et sympathie de la part de gens à qui la nouvelle situation allait donner encore plus d'avantages que l'ancienne. A tout le moins, les dirigeants politiques pouvaient espérer l'acquiescement des groupes qui échangeraient leur ancien privilège contre un nouveau. Car si l'approche micropolitique propose aux groupes d'intérêt du secteur public des affaires intéressantes, cela donne à son tour un avantage certain aux dirigeants qui pourront s'en prévaloir. La micropolitique offre donc à ces derniers, au lieu de la perspective habituelle d'avoir un sale travail à faire avec l'impopularité pour toute récompense, un moyen de faire leur devoir, avec la réussite politique en prime.


"Bienvenue aux faces hilares"

A la place d'un groupe de locataires indignés, s'opposant à toute tentative de rendre "économiques" leurs loyers "sociaux", le gouvernement se retrouve en face de nouveaux propriétaires satisfaits, et même ravis d'avoir pu acheter leurs logements publics à prix d'ami, pour voir ensuite monter la valeur de leur investissement. Dénationaliser la National Freight Corporation aurait pu engendrer un conflit interminable et des blessures durables ; nous avons à la place des propriétaires-salariés, qui non seulement sont fiers de leur entreprise et de sa rentabilité, mais en plus ont réalisé des gains en capital fort appréciables.

Si le même processus est reproduit dans tous les domaines où l'approche micropolitique a trouvé des solutions, un scénario identique se reproduira. Adieu à l'hostilité agressive de tous ceux dont les privilèges se trouvent — pour un temps — sous le feu du gouvernement, et bienvenue aux faces hilares de ceux qui ont accepté la bonne affaire et empoché les bénéfices. Un gouvernement qui aurait essayé des moyens classiques aurait affronté l'hostilité de ces groupes. A l'inverse, l'emploi de la nouvelle stratégie va satisfaire tous ceux qui auront échangé leur ancien bout de fromage contre un nouveau.


Les conseilleurs ne sont pas les payeurs

Les gouvernants sont habitués à recevoir des conseils gratuits sur leur politique. Ceux-ci prennent généralement la forme d'injonctions solennelles, faites par des universitaires et autres experts, qui leur reprochent de ne pas oser faire ce qu'il faudrait, au moment précis où ce serait politiquement suicidaire. Parfois aussi, cela se présente sous la forme d'une politique du passage en force, avec la recommandation d'avoir à "tout régler d'un seul coup" ou à "prendre le taureau par les cornes", avec cette sentence utile qu'"à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire". Cela s'accompagne parfois de la promesse que si seulement le gouvernement garde la tête froide dans cette tourmente, alors un jour tout le monde finira par reconnaître qu'il avait raison. "Un jour", dans ce contexte, semble hélas vouloir dire : "après la prochaine élection".

Avec la micropolitique, rien de tout cela. Aux antipodes de l'insensibilité apparente aux faits de la réalité dont font preuve les conseilleurs (qui ne sont pas les payeurs), le style micropolitique semble encore plus politicard que les politiciens. Il semble n'envisager les choses qu'à la manière du politicien, et ne songe qu'à lui faciliter les choses et à le rendre populaire. Au lieu de s'en prendre aux tares du système, semble-t-il, il s'y vautre à plaisir, allant de lui-même à la recherche des groupes d'intérêt, s'ingéniant à trouver ce qui pourrait bien les intéresser, leur proposant des avantages qu'ils ne songeaient pas à réclamer. Et comme il ne dédaigne pas non plus de manipuler les rapports de forces dans la grande tradition classique, il a vraiment l'air d'ajouter ses propres trucs et astuces à la rouerie du politicien ordinaire. Et cela marche! en termes de gains politiques, il existe peu de manières de concevoir des propositions qui aient des résultats aussi garantis. Seulement, cela ne marche que pour faire certaines choses.


Les hommes politiques préfèrent être populaires s'ils peuvent se le permettre

Le fait essentiel est que les hommes politiques préfèrent être populaires s'ils peuvent se le permettre. Même si nombre d'entre eux sont prêts à faire ce qu'ils considèrent leur devoir, ils sont contraints par la nécessité de se faire réélire, et par le délai qui leur est imparti pour engranger les bénéfices de leur politique. S'ils ont le choix, ils préféreront une option qui ne provoque pas d'opposition de quelque importance. Il n'est pas facile pour des dirigeants d'imposer des réformes qui doivent susciter une hostilité durable. S'ils étaient prêts à faire ce sacrifice pour eux-mêmes, ce sont leurs amis politiques qui ne les suivraient pas. Ils exerceraient force pressions pour leur faire changer de cap. Même le gouvernement Thatcher, avec tous ses succès, a été marqué par la répugnance d'une partie de la majorité parlementaire à cautionner toute action susceptible de s'aliéner plusieurs groupes d'intérêt importants, entre autres des notables religieux ou des propriétaires terriens.


La réforme sans opposants

L'essence de la stratégie micropolitique, quand elle travaille avec les groupes d'intérêt, est de réarranger la situation de telle sorte que ceux-ci trouvent leur avantage à ce que les choses aillent dans le sens voulu. Comme c'est volontairement qu'ils abandonnent ce qu'ils ont en échange de ce qui leur est offert, ils n'ont rien contre le gouvernement qui a rendu l'échange possible. S'ils ont une opinion, c'est celle du soutien, et l'intérêt personnel qu'ils trouvent dans le nouvel état de choses les préviendra contre les politiques qui chercheraient à revenir en arrière. Quiconque proposerait de supprimer la réforme et de retourner à l'ancien système se retrouverait dans la position peu enviable du politicien qui cherche à remettre en cause des avantages acquis. Ce qui provoque immédiatement le courroux des groupes d'intérêt mis en cause.

L'approche micropolitique présente donc deux avantages majeurs sur l'exercice traditionnel de la politique : premièrement, elle résout les problèmes. Deuxièmement, elle fait éminemment l'affaire des élus. Lorsqu'on essaie purement et simplement de remplacer le secteur public par des solutions de marché libre, on se heurte à deux difficultés : la plupart de ces tentatives échouent, et le gouvernement qui les entreprend se fait autant d'ennemis. La nouvelle approche ne présente aucun de ces inconvénients. Comme elle offre des avantages aux groupes d'intérêt, elle est populaire ; et comme ils l'acceptent, elle marche. Les avantages du succès et de la popularité militent puissamment en faveur de la politique qui a permis de les obtenir. Un gouvernement ne tarde pas à reconnaître les mérites de telles politiques, et chaque succès le rend encore plus disposé à en adopter d'autres semblables.


Une innovation qui vient à point nommé

A la veille de l'élection de 1979 en Grande-Bretagne, le Premier Ministre travailliste James Callaghan faisait remarquer à son collègue Bernard Donoughue qu'il ressentait un changement de climat dans la politique britannique. Il ne s'était pas trompé. Les gens, à cette époque, savaient qu'il faudrait bien réagir d'une manière ou d'une autre contre cette façon que les groupes d'intérêt avaient de s'opposer sans cesse au bien de tous. On percevait largement qu'il fallait faire quelque chose pour corriger ce déséquilibre des pouvoirs en faveur des syndicats et du secteur d'Etat, et rendre un peu de liberté et d'initiative aux individus. Plus généralement, il était nécessaire d'ouvrir enfin toutes ces institutions immobiles, d'y apporter une variété et une capacité d'adaptation plus en accord avec les besoins d'une économie et d'une société modernes.

Un nouveau style politique, qui reconnaissait les marchés politiques et proposait de travailler avec eux était vraiment une bonne nouvelle à ce moment-là. Il permettait à un gouvernement d'entreprendre ce programme de réforme, sans en payer le prix électoral que tant de monde prévoyait. Il donnait les moyens d'une transformation réussie, d'une rupture avec les échecs antérieurs. Le souci exclusif de leur propre profit, qui caractérise les groupes de pression politiques, était désormais retourné dans le bon sens. Les politiques étant faites pour leur offrir des avantages alléchants, ils acceptaient tout naturellement les changements. Dans un domaine après l'autre, les obstacles aux décisions responsables ont été réduits ou supprimés. Les monopoles qui protégeaient les producteurs, dans des professions aussi diverses que les services juridiques ou les transports par autocar, ont été atténués. Avec les nouveaux droits qu'ils ont reçus, les membres ordinaires des syndicats équilibrent et disciplinent désormais les pouvoirs de leurs dirigeants.


La modernisation des services

Le plus significatif, étant donnés les changements à long terme dans l'économie, a peut-être été l'éclatement progressif du produit uniforme en une multitude de services ouverts au choix. Petit à petit s'étend la possibilité pour les personnes d'être traitées comme des êtres singuliers. Les bastions du "service public", exclusivement dominés par les producteurs, ont été forcés, réformés, ouverts aux choix des consommateurs. Dans ce monde où l'on ne fait plus la même chose toute sa vie, ceux-ci commencent juste d'avoir accès à la diversité des services dont ils auront besoin. Car la micropolitique, en travaillant à la petite échelle où les gens prennent des décisions et suivent leurs préférences, a trouvé le moyen d'introduire dans le secteur public des dispositifs qui le forcent à s'adapter à la nouvelle situation.


La force des micro-réalisations

Quand on les regarde par le petit bout de la lorgnette, on ne trouve rien de spectaculaire à ces techniques ; en revanche, on ne peut qu'être impressionné par leurs effets cumulés. En 1986, à la conférence du parti Conservateur, le Chancelier de l'Echiquier pouvait affirmer qu'au bout de sept ans de pouvoir, 20 % de l'industrie d'Etat avait été privatisé, et que dans un an on atteindrait les 40 %. Il annonçait en outre que le gouvernement conservateur suivant privatiserait "la plus grande partie du reste". Alors que les entreprises d'Etat étaient en cours de privatisation, plus d'un million de logements "sociaux" individuels étaient vendus à leurs locataires, et la nouvelle législation sur les immeubles collectifs prévoyait d'accroître ce chiffre d'un autre million. La concurrence et la déréglementation dans les autobus et les transports aériens avaient permis à de nouvelles entreprises d'améliorer aussi bien la qualité des services que les prix pratiqués. Banquiers et notaires se voyaient exposés à la concurrence des Caisses d'épargne-logement et, par voie de conséquence, offraient de meilleurs services. Les chefs syndicalistes étaient bien davantage responsables devant leurs membres, et se comportaient donc de façon plus modérée. De nouveaux pouvoirs promettaient aux parents davantage d'influence sur l'enseignement, et les premières écoles à financement direct étaient sur le point d'ouvrir. La médecine privée se développait, les retraites "portables" devenaient réalité, et plus de la moitié de la population avait opté pour des substituts privés au système public de retraite complémentaire. On voyait fonctionner des zones industrielles et des zones franches dans les ports, des fournisseurs privés se chargeaient du nettoyage et de l'approvisionnement des hôpitaux, ainsi que les services des collectivités locales, en nombre croissant chaque année.

Individuellement, chacun des éléments pouvait être critiqué pour son manque d'ambition ; cumulés, ils produisaient une rupture décisive avec le "service public" et la domination par les hommes de l'Etat. Toutes les mesures allaient dans la même direction : davantage de décisions responsables, davantage d'occasions de choisir, davantage de diversité et de souci du client.


Une pression permanente

En outre, l'impression dominante au vu de ces résultats était que ce n'était là qu'un tout début. Le gouvernement donnait toutes les raisons de penser que le programme allait continuer. S'il était bloqué quelque temps, comme pour les boutiques du gaz ou la libéralisation des horaires des magasins, il regroupait ses forces pour revenir à la charge par un autre chemin. L'approche adoptée avait enfin permis de ne jamais considérer un revers que comme une cause de retard1, et non comme un échec définitif, car elle laissait toujours planer l'idée qu'on n'aurait de cesse d'essayer d'autres méthodes, jusqu'à ce que ça finisse par marcher.

En accumulant de l'expérience sur les marchés politiques, le gouvernement gagnait en assurance, et se lançait dans des projets de plus en plus ambitieux. Ses réformes avaient commencé à une échelle modeste ; elles changèrent d'ampleur à mesure qu'il apprenait à maîtriser les techniques fondamentales de la nouvelle approche. Tous les ans, il privatisait des entreprises plus importantes, et ses incursions allaient plus loin au cœur de ce qu'il appelait le "domaine sacré du secteur public". Il se risqua dans les institutions les plus importantes, s'en prenant aux secteurs-tabous de la santé, de l'enseignement et de la sécurité sociale.

On a souvent vu les gouvernements lancer une vague de réformes dès leur arrivée au pouvoir, dans l'élan premier de la victoire. En général, une fois ce premier élan passé, ils se laissent glisser dans un train-train bien plus rassis. Ceux qui s'attendaient à un scénario de ce genre en 1979 ont peut-être poussé un soupir de soulagement devant la modestie des premières mesures ; ils ont dû être bien déçus à voir ces réformes toujours plus osées, plus radicales, alors que le gouvernement, ayant appris par la pratique comment s'y prendre avec les groupes d'intérêt, commençait à s'attaquer au cœur du secteur public.


Il était temps

Les techniques qui ont rendu cela possible sont arrivées au moment le plus opportun pour la Grande-Bretagne. L'évolution économique rendait les vieilles institutions de la révolution industrielle de plus en plus dépassées. La société de masse et le travail à la chaîne, ces masses à qui l'on pouvait octroyer les mêmes services parce que leurs vies étaient toutes semblables, tout cela était en train de disparaître, exposant l'inadéquation criante des services et des institutions qui desservaient ce type de société. Il fallait bien plus de souplesse à une économie décentralisée, avec ses entreprises plus petites et son capital matériel et humain en constant renouvellement.

Ces changements bousculaient évidemment toutes les catégories rigides du passé, et avec elles les prestations uniformes dont elles pouvaient se contenter. Là où l'on pouvait distinguer de l'"emploi" ou du "non-emploi", la frontière est désormais bien plus floue, car il existe nombre de situations intermédiaires. De plus en plus de gens ne sont employés qu'à temps partiel. Davantage sont leur propre patron, créent leur entreprise, sous-traitent des opérations. Certains travaillent une partie de l'année, d'autres une partie de leur vie. Certains prennent tôt leur "retraite" pour travailler à mi-temps, ou comme sous-traitants. Les institutions, qui étaient faites pour une distinction absolue entre "employés" et "chômeurs", sont incapables de s'adapter à cette prolifération de nouvelles catégories. Il faut donc en créer d'autres pour les servir, et par conséquent leur dégager l'espace nécessaire pour qu'elles se développent conformément à la diversité des besoins.

Les services de masse en matière d'enseignement, de santé et de sécurité sociale sont bien obligés de reconnaître que les populations qu'ils ont à traiter sont chaque année de moins en moins homogènes. Aujourd'hui, ce dont les gens ont besoin, c'est d'une formation ciblée et non d'un enseignement pour tous ; et il leur faut disposer de moyens qui leur permettront de se mettre à jour à un stade ultérieur. Des gens qui ont des styles de vie différents ont besoin d'assurances faites pour eux, de plans de retraites personnalisés.

Il faudra bien que les règles qui encadrent la croissance et l'expansion des entreprises s'adaptent au rythme plus rapide qui caractérise la nouvelle économie. Davantage d'entreprises de services, davantage de produits de haute technologie, tout cela exige de nouvelles institutions et de nouvelles règles. Le pouvoir monopolistique qu'ont les cartels — qu'il s'agisse des employés ou des patrons — d'empêcher le changement pour préserver leurs avantages, ne peut plus être supporté dans le climat d'une économie moderne ; il devra lui aussi se soumettre au changement.


La modernisation sociale, produit secondaire de la micropolitique

Les techniques de la micropolitique n'ont pas été particulièrement faites pour accompagner cette transformation-là. On les a inventées parce qu'il fallait trouver un moyen de surmonter l'inertie que les groupes d'intérêt opposent aux souhaits des consommateurs dans leur sphère d'activité, et pour introduire des éléments de responsabilité dans le secteur public. C'est à titre tout à fait secondaire que la plupart des dispositifs de la nouvelle approche donnent aux personnes la possibilité de multiplier les choix. C'est presque par accident qu'ils contribuent à permettre à une variété de services flexibles de remplacer le brouet uniforme d'une société faite pour des numéros.

En réorganisant l'activité productive de telle manière qu'elle corresponde aux préférences des consommateurs et non plus au confort des producteurs, les nouvelles méthodes permettent de satisfaire plusieurs besoins à la fois. L'ancienne production monolithique des hommes de l'Etat se divise petit à petit en une gamme complète de propositions entre lesquelles les clients peuvent opter, conformément au style de vie qu'ils ont choisi et aux besoins qu'ils ressentent. Du démantèlement des monopoles naissent de nouvelles formes de produits variés au service des nouvelles demandes. La privatisation force les entreprises à répondre aux pressions multiples et diverses de leurs clients. La déréglementation permet de lancer plus rapidement de nouveaux types de produits et de services afin de répondre à la demande.

C'est ainsi que la nouvelle stratégie politique est devenue l'instrument de la modernisation. L'importance qu'elle donne aux préférences du consommateur a permis à la diversité de se développer dans des conditions favorables. Si les gens avaient voulu à peu près les mêmes choses, on aurait obtenu des services à peu près semblables. C'est parce qu'ils éprouvaient l'envie et le besoin de choses plus variées, du fait des changements qui parcouraient l'économie, que cette diversité s'est développée.

Par conséquent, des réformes dont la raison d'être était la volonté d'instaurer des disciplines de marché en traitant le problème des groupes d'intérêt qui s'y opposaient, ont eu pour effet de permettre à la société de s'adapter aux grands changements économiques et sociaux.


L'essentiel de la micropolitique est l'attitude créative à laquelle appellent ses principes

J'ai déjà souligné à quel point l'attitude micropolitique était encourageante face à l'échec politique. Sachant quel parti ses analyses lui permettront d'en tirer pour ses réussites ultérieures, elle ne l'accepte jamais que comme un moyen de réussir plus tard. Etant plus réaliste qu'aucune autre approche dans ses procédures, elle peut d'autant mieux se permettre d'être ferme sur ses principes et ambitieuse dans ses objectifs.

Un autre de ses aspects illustre encore à quel point il est important de la conserver à l'esprit comme une technique, et non comme un ensemble d'objectifs spécifiques ; de ne pas la confondre avec "la privatisation, la convention, la mise en concurrence", etc., qu'elle a réalisés mais qui n'en sont que des produits. C'est la faculté qu'elle a de découvrir sans cesse de nouvelles techniques et de nouveaux objectifs.

S'il ne s'agissait que d'une gamme de mesures spécifiques à prendre, on cesserait de s'en servir une fois les mesures prises. Or, ce qu'elle offre n'est pas un programme. C'est une démarche intellectuelle. C'est pour cela qu'elle est, pour ainsi dire, inépuisable. Permanente. Etant une procédure générale, elle ne cesse d'inventer des politiques nouvelles. Non seulement elle permet de découvrir de nouvelles approches pour essayer de résoudre les problèmes difficiles, mais elle permet aussi de faire face à de nouveaux problèmes, et de les résoudre à mesure qu'ils apparaissent. Toutes les brèches qu'elle a maintenant ouvertes dans le secteur public et son monolithisme ne sont qu'une manière de lancement. Car tout ce qu'elle a réussi à faire jusqu'à présent est un tremplin pour des avancées futures. Sa seule contrainte est l'obligation d'offrir des propositions alléchantes pour encourager les groupes à négocier leurs avantages ; et là même, les limites pourraient bien être celles de l'ingéniosité plutôt que celle des richesses disponibles. Aussi longtemps qu'il restera des réserves de créativité chez l'homme, on pourra trouver de nouvelles solutions à proposer.


Inverser la dérive

Cette technique a réussi, en quelques courtes années, à inverser la dérive qui semblait irréversible vers toujours plus de centralisation, de productions confisquées par les hommes de l'Etat, et de domination par la politique. La croissance du secteur public dure depuis plus d'un siècle. Elle a atteint son apogée en 1979, et aujourd'hui, elle reflue. Ce ne sont pas l'opinion savante, ni l'opinion publique qui y sont parvenues, mais une technique qui n'existait pas auparavant. Les observateurs qui pensaient que la croissance constante du rôle de l'Etat était inévitable comme caractéristique des sociétés démocratiques, ont été obligés de réviser leur position après 1979.

Les nouvelles méthodes ne se sont pas contentées de contenir la marée montante du collectivisme, elles ont fait marcher le cliquet dans l'autre sens. Comme chacune des réformes crée de nouveaux groupes d'intérêts, elle est verrouillée par les actions que ceux-ci entreprennent pour défendre ces avantages. Pour la plupart des résultats de la nouvelle technique, il sera très difficile à un gouvernement de teinture différente de revenir en arrière ; trop d'intérêts sont liés au nouvel état de choses. Les gens ne jouissent pas seulement des gains matériels qu'ils ont faits, mais aussi des avantages de la liberté de choix elle-même : l'élargissement du domaine dans lequel, en tant que personnes, ils peuvent décider de leur propre existence. Ils apprécient le droit de fixer leurs propres priorités et d'affecter eux-mêmes leurs ressources. Une fois qu'ils ont goûté à cette liberté et constaté les bénéfices matériels qu'elle leur apporte en termes de qualité et de variété des services, il sera difficile de la leur enlever. De sorte qu'à chaque avancée des forces de marché obtenue par cette stratégie, le cliquet se bloque à l'endroit atteint, pour la maintenir en place. L'Etat, qui se développait depuis plus d'un siècle, est en train de se recroqueviller de façon régulière et systématique.


Un produit d'exportation

L'effet n'est pas non plus limité à la Grande-Bretagne. Elle a seulement utilisé les nouvelles techniques en premier, même si elles se développaient en même temps aux Etats-Unis. La Grande-Bretagne a été la première à élire un gouvernement disposé à les essayer, et sa Constitution permet de les mettre immédiatement en œuvre. Les Etats-Unis ont un marché politique encore plus développé, avec un Congrès dont la raison d'être et le fonds de commerce consistent ouvertement dans le marchandage des privilèges en échange du soutien politique. C'est en Grande-Bretagne qu'on en a fait le plus, parce que la concentration des pouvoirs y permet de lancer davantage de réformes. Cependant, les résultats obtenus en Grande-Bretagne ont servi d'exemple à d'autres pays, même aux Etats-Unis. Elle a attiré l'attention des autres pays mais aussi fait des émules, grâce à la manière dont elle a réussi à inverser la croissance du pouvoir d'Etat, et à permettre aux entrepreneurs privés de pénétrer dans ses chasses gardées pour y donner la preuve de leur efficacité supérieure.

Plus de cinquante pays ont organisé des missions pour étudier la manière dont tout cela a été fait en Grande-Bretagne2. Les spécialistes britanniques ont découvert qu'ils étaient très demandés à l'étranger. Parmi toutes les techniques de la micropolitique, celles qui concernent la privatisation ont attiré le plus d'attention, de même que le fait de confier les "services publics" à des entrepreneurs privés. Ces techniques ont été copiées et adaptées aux conditions locales, elles ont été mises en œuvre dans plus de cent pays2. En 1987, alors que d'autres puissances européennes faisaient des débuts plus modestes, le gouvernement français s'est engagé dans un vaste programme de privatisations.


Singer la micropolitique ne suffit pas

La réussite de ce programme, et l'échec de ses autres tentatives de réformes, traduit excellemment les leçons de la micropolitique : car si les privatisations ont été un succès, c'est parce que le gouvernement utilisait des techniques éprouvées ailleurs, et faisait appel à des professionnels qui en avaient déjà l'expérience. En revanche ses membres, à une ou deux brillantes exceptions près, ne comprenaient pas la micropolitique.

Or, rien n'est plus hasardeux que de vouloir copier ses résultats sans avoir assimilé ses principes. Cela conduit à entreprendre les mêmes réformes ambitieuses : privatisation, déréglementation, ouverture à la concurrence, sans s'en être donné les moyens intellectuels, et donc politiques. C'est ce qui est arrivé au gouvernement français entre 1986 et 1988. En-dehors de la privatisation, ses responsables ne savaient pas vraiment ce qu'il fallait faire, ni comment (ni même, pour la plupart, pourquoi). L'échec s'en est suivi, installant au cœur des responsables l'idée que "le libéralisme" serait politiquement suicidaire.

Qu'ils en aient tiré cette conclusion est bien la preuve qu'ils n'avaient pas compris la micropolitique. Car deux de ses principes essentiels sont justement, que le "libéralisme" doit donner un avantage concurrentiel décisif aux politiciens qui ont choisi de le mettre en œuvre, et que l'échec n'est jamais qu'une cause de retard, et surtout une occasion privilégiée d'améliorer la connaissance et de mettre au point de nouveaux procédés.


Le monde en développement

Les pays du Bassin Pacifique s'en sont mieux tirés, peut-être parce qu'ils ont moins d'arrogance devant les idées venues d'ailleurs. Ils ont adopté d'enthousiasme les idées nouvelles, et nombre d'entre eux ont lancé des mesures pour exposer les activités du secteur public à l'influence du marché. Singapour, la Malaisie et la Corée du Sud ont fait des progrès remarquables grâce aux systèmes inaugurés en Grande-Bretagne, et semblent aussi doués pour adopter les stratagèmes politiques qu'ils l'avaient été pour les technologies modernes. La grosse surprise a été la rapidité avec laquelle ces idées ont influencé les nations du Tiers Monde. Les pays pauvres ont, tout autant que les riches, désiré les mêmes avantages, et souvent plus encore. Le Bangla Desh a utilisé ces techniques à fond pour remettre les moulins à farine et les fileries de jute aux mains de ceux qui les faisaient tourner, avec pour résultat d'accroître aussi bien la productivité que la production, et d'éliminer la nécessité des subventions.

On a émis l'idée que les pays les moins évolués ont plus de facilité à appliquer ces mesures parce que le secteur public y est un phénomène plus récent. Ses racines sont moins profondes, elles remontent moins loin dans le temps. Les privilèges qu'il offre aux groupes doivent toujours être négociés, mais ces groupes sont sûrement plus ouverts aux idées nouvelles que s'il existait une longue tradition de monopole public. Quelle que soit la cause, les pays du Tiers Monde ont mis un véritable enthousiasme à développer et à appliquer nos techniques. Beaucoup d'entre eux ont des économies gravement déformées par l'ingérence de l'Etat et l'intervention du secteur public ; ils voient dans les nouvelles méthodes une chance de créer la classe d'entrepreneurs et les occasions de profit marchand nécessaires pour amorcer le processus de création des richesses.


Abandonner le socialisme pour rester au pouvoir

Il est à peine moins surprenant que les pays communistes aient adopté certaines de ces idées. En l'absence d'institutions démocratiques classiques, des pays comme la Chine, le Viêtnam ou Cuba n'ont pas les marchés politiques ouverts tels que nous les connaissons en Occident. Mais on n'en trouve pas moins nombre de groupes qui y vivent de privilèges d'Etat, tout en se montrant incapables d'obtenir ni efficacité ni croissance dans la structure économique existante. Les nouvelles méthodes leur offrent la possibilité d'échanger leurs privilèges contre d'autres avantages, mettant en œuvre certains éléments de marché, lesquels permettent d'augmenter la production, d'améliorer le service et de le diversifier. Cuba a suivi le modèle britannique de vente des logements sociaux à leurs locataires à des prix de faveur, et la Chine a offert à ses paysans la possibilité de faire des profits au prix d'un abandon de la sécurité de leur activité, avec des résultats spectaculaires en termes de production.


Un phénomène mondial

Le résultat de tout ce remue-ménage a été que le déclin du secteur public est devenu un phénomène mondial. L'Etat bat presque partout en retraite, dans les pays communistes comme dans les pays capitalistes, sous les dictatures comme dans les régimes démocratiques, dans les pays pauvres comme dans les pays riches, dans les pays arriérés comme dans les pays avancés. Ses effets sont ressentis dans tous les continents, et par toutes les races. Ce qui a commencé dans la Grande-Bretagne de 1979 s'est répandu avec une rapidité tellement confondante que même ses plus ardents défenseurs ne l'avaient pas prévue. C'est désormais l'un des phénomènes les plus marquants de l'organisation sociale au vingtième siècle.

En outre, cette technique n'en est qu'à ses débuts. Les résultats obtenus jusqu'à présent ne représentent que les premières étapes. Car si la plus grande partie de son développement a eu lieu au cours de sa mise en œuvre pratique, s'en servir entraîne en soi la découverte de nouvelles règles, alors que le processus n'est à l'œuvre que depuis quelques années. Plus les solutions micropolitiques réussissent, et plus on les affine et les adapte, et plus on découvre de nouveaux procédés pour étendre leur champ d'application à de nouveaux domaines. Les gouvernements qui les utilisent avec succès y gagnent en assurance et en savoir-faire, et sont tout prêts à les appliquer à de nouveaux problèmes. Comme l'expérience internationale s'accroît avec les résultats de diverses tentatives, les pays se copient mutuellement et adaptent ces trouvailles aux conditions locales. Il y aura, c'est inévitable, des revers et des erreurs, mais eux aussi font partie du processus de découverte. Les méthodes utilisées pour diminuer le rôle et l'impact de l'Etat dans la vie économique ont déjà donné la preuve qu'elles n'étaient pas des expédients sans avenir. Elles représentent un moyen de refouler systématiquement la marée du pouvoir étatique, rendant leur place aux préférences des consommateurs, à la diversité et à l'esprit d'entreprise. Et il semble bien qu'elles soient là pour laisser une marque durable.


Systématiser l'expérience des politiques

En dernière analyse, il n'est pas étonnant que ces techniques aient réussi. Depuis longtemps, les politiciens sont habitués à recevoir des conseils de l'extérieur. Des économistes qui prônent une autre politique budgétaire, des juristes qui proposent de nouvelles règles, des sociologues et des psycho-sociologues, des criminologues... tous exhortent les gouvernements à suivre leurs indications. Les avis que reçoivent les politiciens leur viennent de tous les corps professionnels, excepté le leur. Comme on pouvait s'y attendre, ils ont trouvé la plupart de ces avis inappropriés, inadaptés, ou tout simplement inapplicables. Et s'ils le savent, c'est parce que leur propre expérience dans leur domaine qui le leur a appris.

La micropolitique se soucie pour sa part de mettre au point des politiques adaptées au monde pratique. Elle commence par examiner les marchés politiques en place, puis analyse les problèmes politiques qu'ils soulèvent. Ses solutions sont conçues à partir du monde réel, et pour fonctionner dans le monde réel. Elle adjure les politiciens de ne pas résister, et de ne pas s'opposer aux marchés politiques au point que l'échec et la défaite en soient le résultat inéluctable. Bien au contraire, elle leur apprend à entrer sur ces marchés pour y faire des échanges. Plutôt que de combattre les intérêts des groupes de pression en cause, elle leur recommande de faire des offres plus intéressantes en échange. Elle est une des rares méthodes de mise au point des politiques qui se retrouve à considérer le monde politique du point de vue de la profession.


La fable du vent et du soleil

Un vieux conte rapporte l'histoire du vent et du soleil : les deux compères font un pari sur celui des deux qui pourra forcer un homme à enlever son manteau. Plus le vent souffle avec fureur, et plus l'homme resserre son manteau autour de lui, jusqu'à ce que le vent, épuisé, renonce. Alors le soleil apparaît... et l'homme retire son manteau. Après qu'on avait poussé pendant des années les hommes politiques à imiter le vent et à multiplier les efforts, avec l'échec pour seule récompense, la micropolitique est arrivée, et elle leur a dit de faire comme le soleil pour réussir. Il est peu surprenant qu'elle ait déjà imprimé sa marque, et selon toute probabilité, on en verra encore bien davantage à l'avenir.


NOTES

Notes du premier chapitre : les idées et les événements

1 Par exemple, le collectivisme et l'individualisme peuvent tenir tour à tour le haut du pavé, avec des épisodes intermédiaires, où c'est l'"économie mixte" qui est à la mode.
2 Il est rare que nous rencontrions des gens comme Gregor Mendel, dont l'oeuvre resta inconnue jusqu'après sa mort. Il l'est encore davantage que, dans le domaine des sciences sociales, nous tombions sur un J.-B. Vico, dont les travaux ne furent même pas assez diffusés pour qu'il exerce une influence à son époque, pas plus d'ailleurs qu'au siècle suivant. La règle générale est donc que les intellectuels rendent leurs travaux accessibles, surtout s'ils ont le moindre souci d'influencer les événements.
3 Cette version a l'avantage de montrer pourquoi il faut apparemment une génération pour que les idées politiques soient mises en œuvre dans la pratique.
4 Qui pourrait dire combien de penseurs ont toujours été empêchés de développer ou de faire valoir leurs idées, et combien ont abandonné en cours de route pour avoir accès à des récompenses plus temporelles ? On en connaît qui sont morts ruinés, ou suicidés. On sait des cas où les hommes de pouvoir ont mis leur influence au service de pensées médiocres pour en étouffer d'autres, de bien plus d'intérêt.
5 Ce qu'on appelle les historiens whigs, et dont Lord Acton était le plus fameux représentant.
6 Peut-être seront-ils eux-mêmes au départ des parias, s'activant dans un contexte intellectuel hostile pour imposer des conceptions dont ils sont sûrs à la fois qu'elles sont bonnes, et qu'un jour elles l'emporteront.
7 Dans cet engagement, certains sont d'anciens étudiants du maître, qui se considèrent comme ses disciples. D'autres seront tombés sur l'idée à l'occasion de leurs lectures ; d'autres encore en auront simplement entendu parler. Les intellectuels ayant pignon sur rue les tiennent souvent pour des fanatiques, qui prétendent attirer l'attention des universitaires et des intellectuels au sens large mais se soucient bien davantage de discuter entre eux. Leur espoir est que tous ces efforts donneront un jour à leur idée suffisamment d'audience pour qu'elle soit acceptée comme guide de l'action. Ce moment, s'il arrive, justifiera alors toutes ces années où il leur fallait lutter pour se faire entendre, l'opinion dominante refusant de les écouter.
8 Karl Popper et Imre Lakatos ont d'ailleurs bien montré les limites de cette façon de voir, faisant remarquer que le caractère "acceptable" d'une théorie, ou la possibilité de s'en servir pour promouvoir ou pour bloquer une carrière, ne permettent en rien de juger son contenu. On ne doit pas se demander si l'idée plaît à la majorité, mais déterminer si elle satisfait aux critères nécessaires pour être considérée comme véritablement scientifique.
9 Il leur arrive de se regrouper dans des associations ou des instituts, avec pour objectif proclamé d'assurer la reconnaissance la plus large à leurs idées communes, et de leur donner un plus grand impact sur les affaires publiques. Leurs écrits et leurs conférences touchant un public plus large, leurs travaux pourront attirer l'attention d'une audience plus étendue, voire parvenir à se faire relayer par les médias, ce qui accroîtra d'autant l'intérêt du public.
10 "Second-hand dealers in ideas". Dans "The Intellectuals and Socialism", Studies in Philosophy, Politics and Economics, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1967. Traduction française "Les intellectuels et le socialisme".
11 Les partisans de la pensée nouvelle consacrent donc temps et ressources à essayer de faire admettre leurs théories dans les bibliothèques d'enseignement et sur les listes de manuels de lycée et d'université. Ils créent des centres de recherche à l'intérieur et au-dehors de l'Université ; ils publient et poussent des textes pour qu'on les inclue dans les programmes. Certains mesurent leur réussite à la quantité des textes publiés, au taux de pénétration dans les bibliothèques universitaires ou secondaires, ou bien au nombre d'enseignants qui auront adopté leur livre. D'autres se tournent davantage vers les enseignants et autres intellectuels, et organisent des séminaires afin d'attirer les plus prometteurs d'entre eux. Le thème de ces réunions et leurs intervenants sont choisis afin de convertir l'auditoire aux idées nouvelles, ou bien de renforcer les convictions de ceux qui sont déjà quasiment adeptes. On décerne des bourses et des prix à ceux qui font preuve d'une certaine maîtrise intellectuelle tout en étant dévoués à la pensée nouvelle. L'objectif est d'investir dans les personnes, et d'utiliser les ressources pour conquérir la génération suivante.
12 En fait, cette situation s'applique à tous les domaines du monde universitaire et intellectuel. La plupart des intellectuels cherchent à assurer leur promotion propre en même temps que celle de leurs idées. La plupart d'entre eux sont à l'affût de toute occasion de publier ou de parler en public. Les voyages à l'étranger tous frais payés sont des gâteries recherchées et âprement disputées. Pour être honnête, il faut dire que l'intérêt personnel est plutôt moins important chez ceux qui cherchent à faire reconnaître des idées novatrices et hardies qu'il ne l'est dans le reste de la communauté intellectuelle.
13 L'intellectuel à l'origine de la théorie, et qui défriche le terrain en solitaire ; les disciples qui ont pris son parti, ceux qui l'étudient et ceux qui le soutiennent, qui s'affairent dans les instituts de recherche ou s'acharnent à propager ses idées auprès du grand public, tout ce petit monde, dans une certaine mesure, vit de son intellect. On ne sera pas surpris que leur préoccupation principale, se trouve dans l'univers des idées.

Notes du second chapitre : la théorie et la pratique

1 En 1680.
2 Même s'il n'avait fait qu'analyser ses mérites et démontrer systématiquement ses vertus, cela lui permit certainement de mieux le comprendre et de le mieux juger. Il fournit aussi à ses concitoyens la justification dont ils avaient besoin ; ce qui compte finalement pour l'Histoire est que cette justification, ils la recherchaient effectivement.
3 Malgré ses excès, elle ne manque ni de perspicacité ni de pouvoir explicatif. Naturellement, la théorie de la lutte des classes n'est pas une invention de Marx, mais du libéral Augustin Thierry (qui, lui, avait compris que dans la réalité, la lutte des classes oppose les puissants et les faibles, et non les pauvres et les riches). De même, la pertinence de ses analyses, quand elle existe, doit beaucoup aux économistes de son époque.
4 Comme bon nombre des altérations qui affectent les théories marxistes après coup, celle-ci ne manque pas d'une certaine plausibilité a priori. Les faits ne la démentent pas moins pour autant, puisque la rentabilité des investissements, tout au long de la période coloniale, fut moindre dans les colonies que dans les pays avancés, ou dans les régions indépendantes comme l'Amérique du Sud.
5 Mao Zedong dans la transcription officielle dite Pinyin, de plus en plus courante. On prononce en fait "Mao Dzeu Touong".
6 Dans les deux cas, en Russie et en Chine, le groupe d'élite s'était auto-proclamé "le peuple" et avait utilisé tout l'apparat de la phraséologie marxiste. Dans les deux cas, cela ne pouvait masquer le fait que les techniques insurrectionnelles étaient là pour donner le pouvoir à un groupe qui n'avait rien à voir avec le commun de la classe ouvrière, un groupe qui saurait maintenir en état les moyens de conserver le pouvoir, le cas échéant contre les aspirations du peuple lui-même.
7 Bien sûr, la théorie se prétend toujours capable de prédire les événements à venir. Elle se présente comme une modification du marxisme expliquant tout ce qui s'est passé jusqu'à présent, et sur la base de laquelle on pourra décider des actions à venir. La situation réelle est que tout nouvel épisode nécessite une modification supplémentaire à la théorie.
Certes, pour qu'une théorie soit acceptable, elle doit expliquer le passé. Elle doit permettre de "rétro-dire" ce qui s'est produit dans la réalité. Mais elle doit aussi pouvoir passer les "tests de prédictabilité". Si elle échoue à chaque fois, dans ses prévisions, alors réécrire la théorie après chaque événement ne se distingue plus vraiment d'une réécriture de l'histoire. En d'autres termes, la théorie, ne fait que dresser la liste de ce qui s'est passé plutôt que d'en fournir une analyse explicative.

Notes du troisième chapitre : exemples démocratiques

1 Notons d'ailleurs que, lorsque la défaite militaire précipita Athènes dans une période d'oligarchie temporaire sous le protectorat de Sparte, bien des amis et des parents de Platon participèrent à ce gouvernement, bien que lui-même s'en fût rapidement détaché.
2 On conviendra que gouvernement communiste n'est jamais arrivé au pouvoir à la suite d'un vote de la majorité du peuple.
3 Ce n'étaient pas des prédécesseurs immédiats ; dans les deux cas nous avions eu un épisode intermédiaire. Il s'agit de Richard Nixon et de Edward Heath. Le premier fut élu Président des Etats-Unis en 1969, et le second devint Premier Ministre britannique en 1970 ; ils quittèrent tous deux le pouvoir en 1974. Gerald Ford et Jimmy Carter vinrent entre Richard Nixon et Ronald Reagan, tandis que Harold Wilson et James Callaghan séparaient Edward Heath de Margaret Thatcher.
4 Les médias, ainsi que les spécialistes américains de l'histoire contemporaine, se souviennent que l'élection fut dominée par le problème de la "paix" et du retrait des troupes américaines au Viêt-Nam, la victoire surprenante de Eugene Mac Carthy aux élections primaires du parti Démocrate dans le New Hampshire ayant mis Johnson définitivement hors course. Si l'on s'en tient aux faits et non plus à ce dont les gens se "souviennent", il faut cependant préciser que c'était Johnson qui avait gagné l'élection primaire en question, et que Nixon et Humphrey étaient entrés dans le débat en se déclarant tous deux opposés à un retrait immédiat des forces américaines, ce qui désamorçait ce sujet comme matière à controverse.

Notes du chapitre quatre : les professionnels du projet politique

1 Selon nos inclinations, nous pouvons admirer Tocqueville ou Karl Marx, trouver notre inspiration chez Thomas d'Aquin plutôt que chez Platon. Nous reconnaissons la clairvoyance d'Edmund Burke et la postérité de John Stuart Mill, nous pouvons comparer l'influence de Turgot à celle de Ludwig von Mises et même sous-estimer celle de Frédéric Bastiat. Tous ces débats n'en ont pas moins un point commun, c'est que nous voyons dans les savants purs la source ultime d'inspiration des politiques publiques.
2 Même lorsque le débat idéologique est passionné, avec ses anathèmes, ses excommunications, et toutes les malhonnêtetés qu'on peut attendre de gens qui s'imaginent lutter pour le pouvoir, il se peut qu'à l'issue de la bataille, notre perception des choses ait changé ; mais en eux-mêmes, ni le débat, ni sa conclusion n'auront changé la réalité concrète.
3 On pourra trouver toutes sortes d'explications à ce refus de voir, et la meilleure est peut-être le snobisme des intellectuels. Nous avons vu quel plaisir ils se donnent à croire que les puissants ne font jamais que mettre en oeuvre leurs idées à eux. Celui qui n'agit jamais a peut-être aussi besoin de se croire plus "pur" que le technicien, voire supérieur à lui qui "va au charbon".
La philosophie est venue soutenir cette attitude, et toute la tradition idéaliste, de Platon à Kant en passant par Descartes, a entretenu cette idée que l'homme pratique se commettrait en quelque sorte avec une réalité "inférieure" et "impure", dont l'intellectuel aurait bien raison de chercher à se garder.
Notre système éducatif traduit d'ailleurs fâcheusement cette tendance, reléguant le technicien et l'ingénieur à des tâches subalternes, et réservant les postes de responsabilité à qui n'a jamais travaillé de ses mains.
D'autres pays, et qui sont plus prospères, n'ont pas cette échelle de priorités. Ils reconnaissent que les qualités créatrices de l'inventeur ne sont pas moins importantes que celles du théoricien, et reconnaissent le rôle social de l'inventeur. Ils honorent leurs inventeurs et leurs ingénieurs comme les Anglais savaient le faire autrefois, et se réjouissent de voir leurs meilleurs éléments s'orienter vers ce domaine.
Une autre explication peut tenir à la nature de la science sociale. Dans les sciences de la nature, le savant ne peut pratiquement rien découvrir s'il ne se livre à quelque expérience ; cela le force à garder contact avec le réel, du moins dans son domaine de compétence. En outre, l'expérience peut être reproduite par n'importe qui, ce qui permet tôt ou tard de révéler les trop grandes libertés prises avec la vérité.
Rien de tel avec les sciences morales. Dans ces domaines le progrès, si progrès il y a, consiste à inventer de nouvelles interprétations, et le test de la vérité se trouve dans la pertinence des prémisses et la cohérence du raisonnement. Le test expérimental est généralement impossible, les événements historiques ne pouvant pas être reproduits.
Par ailleurs, la réalité sociale, nous l'avons vu avec Platon à Syracuse et Guevara en Bolivie, est fort rebelle à la mise en pratique des théories préconçues. On le doit non seulement à la plus grande complexité de la réalité sociale, qui limite encore davantage la pertinence des abstractions utilisées, mais aussi à l'autonomie des acteurs sociaux, qui déjoue, voire disqualifie, les tentatives de contrôle.
Quant aux acteurs de la politique, ils ne sont que trop conscients des limites des théoriciens. Sans nécessairement savoir dire pourquoi, ils voient bien que ces théories ne peuvent pas être immédiatement appliquées, parce que la réalité est souvent différente de leur perception, et surtout parce que d'autres considérations, aussi importantes voire davantage, n'étaient pas incluses dans les modèles qu'on leur a présentés.
En somme, dans ce domaine, la pratique est inutile pour la théorie et décevante pour le théoricien. Quant à la théorie, son application directe conduit souvent à l'échec, ce qui persuade vite les politiciens, et souvent à tort, que la théorie en elle-même est fausse.
D'où l'extrême réticence des penseurs à s'engager dans la recherche pratique, dans la création proprement dite des politiques publiques, et la méfiance insigne des politiques à l'égard des théoriciens.
4 Plus important justement, parce que la réalité sociale est plus complexe, et ne se laisse jamais enfermer dans des déterminismes stricts. Venant de lire par exemple Montesquieu, nous en sommes aussitôt plus savants, ayant découvert de nouveaux points de vue et fait des rapprochements inattendus. Mais nous ne sommes guère plus près de résoudre les problèmes concrets de notre société politique. En effet, l'aperçu est trop partiel, et méconnaît forcément certaines réalités concrètes dans la mesure même où il est une abstraction théorique.
5 Ayant vu pourquoi il en est ainsi, nous comprenons aussi pourquoi ce ne peut pas être un déterminisme strict. De même que les Chinois et les Romains de l'Antiquité utilisaient des machines simples et pratiques bien avant qu'on n'eût établi les lois qui les régissaient, de même il peut arriver qu'une innovation théorique soit à l'origine d'un changement social.
Comme l'a bien vu Karl Popper, la relation entre théorie et la pratique est toujours interactive : on a vu des machines fonctionner alors que, selon la théorie admise, elles auraient dû rester en panne... ce qui a inspiré de nouvelles recherches et conduit à de nouvelles conclusions théoriques. De même, dans l'autre sens, on a pu voir des pratiques sociales remises en cause par un raisonnement de principe.
Le réseau de rétroactions entre la théorie et la pratique est donc complexe et multiple, et il fonctionne toujours dans les deux sens. Nous n'en avons pas moins pu, en l'analysant, mettre au jour une véritable carence dans la pratique sociale, à savoir que les penseurs répugnent véritablement à s'engager dans les détails de la politique, alors que les politiques se méfient de la réflexion théorique.
6 Si la théorie de l'équilibre général fournit une bonne métaphore mécanique de l'interdépendance universelle des contraintes de rareté et des jugements de valeur, elle est en revanche particulièrement inappropriée pour rendre compte de la création des produits et pour dégager des normes.
On se réfèrera bien plus utilement pour ce faire aux analyses réalistes de von Mises, Ayn Rand, Israel Kirzner ou Murray Rothbard. Cf. notamment Rothbard, Economistes et charlatans, Paris, les Belles Lettres, 1991 [F.G.].
7 C'est donc un exemple-type d'invention politique : à partir des analyses théoriques existantes, les praticiens inventent une approche nouvelle de la politique, qui se trouve justement combler un manque de la théorie existante. On voit bien jouer l'interaction nécessaire entre la théorie et la pratique, et la priorité de l'homme d'action, que l'obligation d'accepter la réalité telle qu'elle est conduit à y faire la découverte qui échappait aux théoriciens.
8 Si, depuis 1989, les Etats-Unis sont retombés dans les erreurs du passé, c'est dû à l'accident de la démocratie dite "représentative" qui a amené le social-démocrate Bush au poste de Président des Etats-Unis, au cours d'une élection où la population, par son vote, avait exprimé le vœu que soient poursuivies les politiques de Reagan. La société américaine en est malade, les politiques suivies depuis trois ans ayant quasiment interrompu la croissance économique et engendré un chômage généralisé, mais c'est une crise de la représentation politique et non plus un problème de mise en oeuvre des réformes.
9 Margaret Thatcher disait de l'Adam Smith Institute : "L'Adam Smith Institute est un institut très important, mais il ne décide pas de la politique britannique". Le pendant américain de l'ASI était la Heritage Foundation, dirigée à l'époque par Edwin Feulner. Tout le bien écrit dans ce chapitre sur les chercheurs en politiques publiques et autres émules de l'auteur est de mon fait ; l'auteur lui-même en mourait d'envie, mais il ne l'a naturellement pas osé [F.G.].

Notes du chapitre cinq : la théorie des choix publics

1 Geoffrey Brennan, James Tollison, Richard Wagner, etc. Cf. Henri Lepage, Demain le Capitalisme, Paris, Hachette, 1977. James Buchanan est aussi le nom d'un Président des Etats-Unis, le prédécesseur d'Abraham Lincoln.
2 Cf. Murray Rothbard, Economistes et charlatans, Ed. des Belles lettres, 1991, et Henri Lepage, Demain le libéralisme, Paris, Hachette, 1982 et La nouvelle économie industrielle, 1989.
Friedrich Hayek est l'économiste autrichien le plus connu, mais le plus grand était probablement Ludwig von Mises, dont le grand oeuvre, L'action humaine, a été publiée en 1985 aux Presses Universitaires de France.
3 Aussi connues sous le nom de "nouvelle école classique".
4 Bismarck, dans une conversation avec Meyer von Waldeck (1867) : "Die Politik ist die Lehre vom Möglichen".
5 Ce prix élevé n'a pas besoin d'être payé en argent. Il peut l'être en temps ou en efforts, en sacrifices, bref en termes de ce qu'on échange pour obtenir le soutien d'autres groupes. A l'équilibre, ce qu'on paie pour obtenir les avantages de la redistribution politique équivalent au butin reçu : la redistribution politique détruit donc en tendance l'équivalent de ce dont elle s'empare au cours des efforts faits pour obtenir sesbutins.
6 En ajoutant les hausses de prix résultant du protectionnisme agricole aux subventions payées par l'impôt, le Wall Street Journal comptait en 1991 que la politique agricole de la CEE (maintenant l'"UE") coûtait 780 milliards de francs par an aux non-agriculteurs européens, soit en moyenne 3 900 F par personne, y compris les enfants en bas âge. Cela fait en moyenne 71 000 F par agriculteur, mais ce résultat ne traduit pas la réalité du privilège ; car la plus grande partie de cette distribution se traduit par une hausse de prix, qui rapporte d'autant plus au producteur qu'il gagne davantage. En outre, l'essentiel de la subvention finit toujours par se retrouver dans les prix des terres. Seuls les propriétaires fonciers déjà en place en profitent donc réellement. C'est donc en fait la minorité d'une minorité de la minorité des agriculteurs, la minorité la plus riche et la plus ancienne, qui empoche l'essentiel du pactole. Ce qui traduit aussi bien l'axiome premier de l'action politique, à savoir qu'elle est faite par et pour les puissants, aux dépens des plus faibles.
7 Essentiellement, garder pour eux seuls un emplacement agréable, rejetant ceux qui n'avaient pas encore les moyens de s'y installer au moment où eux-mêmes l'ont fait. Cette restriction peut aussi se traduire par une hausse substantielle de la valeur immobilière pour les propriétaires déjà en place. Comme on le voit, la "défense de l'environnement" est souvent un sport de nantis, qui s'exerce aux dépens de plus pauvres. Nous verrons que c'est aussi le cas de la redistribution "sociale".
8 Ce serait d'ailleurs absurde de le supposer. La théorie des choix publics n'est rien d'autre qu'une application aux décisions dites "publiques" de la théorie générale des choix (ou encore, comme Ludwig von Mises se plaisait à le dire, de l' action humaine), théorie qui est universelle parce qu'en elle-même, elle ne préjuge en rien des objectifs visés par l'action. Certes, les théoriciens des choix publics ont accumulé une documentation abondante sur le détail des raisons qui font agir les hommes dans l'arène politique, et ils ont pu constater que les intérêts matériels au sens étroit y ont une large place ; mais cela n'a rien à voir avec un quelconque homo oeconomicus, lequel ne sert plus guère aujourd'hui qu'aux adversaires ignorants de la théorie économique, comme prétexte pour refuser de l'étudier.
9 Aux Etats-Unis, il existe une tradition politique séculaire : on "bétonne sa circonscription". Ce qui veut dire qu'on s'arrange pour mériter la reconnaissance d'un nombre suffisant de groupes pour l'emporter à l'avenir dans une élection où tous voteront en même temps. Aux Etats-Unis, il est banal que les majorités soient envisagées comme une coalition de minorités, rassemblées pour les besoins de la cause. Les regroupements qui caractérisent les principaux partis politiques américains peuvent changer, le principe reste de donner satisfaction à un nombre de groupes d'intérêts assez grand pour en faire une véritable majorité.
Les partis américains lancent des appels soigneusement calculés à des groupes tels "les Juifs", "les Noirs", "les Hispaniques", "les femmes", "les anciens du Viêt-Nam", "les ouvriers syndiqués" et "les agriculteurs". C'est avec ces groupes que se forgent les coalitions ; ces dernières se modifient à mesure que les groupes migrent dans le spectre politique, vers le parti qui leur semble leur offrir le plus d'avantages. Le calcul peut être mauvais : l'une des erreurs classiques de la politique américaine, commise par le Sénateur Mondale lors de l'élection de 1984, fut de rechercher le soutien des dirigeants des minorités au lieu de s'assurer celui de leurs membres. En effet, les chefs ont tendance à se distinguer par leur militantisme et, comme nous le verrons, ne reflètent pas forcément l'opinion générale des groupes qu'ils sont censés représenter.
Comme toujours après coup, il devient facile de voir comment les tenants de la théorie des choix publics, ayant observé le rôle joué par les minorités aux Etats-Unis, en ont tiré l'idée de considérer leur comportement en politique comme typique d'une activité économique, où les privilèges s'échngent contre les suffrages à la place de l'argent, des marchandises ou des services.

Notes du chapitre six : le secteur public

1 Le prix Nobel George Stigler, de l'Université de Chicago, est l'un des pionniers de cette "théorie de la capture", notamment en ce qui concerne la réglementation. Il a montré que celle-ci, ayant principalement pour effet d'attribuer des privilèges de monopole à certaines entreprises en place, passe régulièrement sous le contrôle de ceux qu'elle est censée discipliner.
2 Les privilèges de monopole que la réglementation y a institués pour la mettre sous la coupe de la classe politique font des entreprises d'information un quasi-"service public".
3 Cf. Mancur Olson, La logique de l'action collective, Paris, PUF, 1978. traduction française de The Logic of Collective Action : Public Goods and the Theory of Groups, Harvard University Press, 1976.
4 La France est un cas particulier, dans la mesure où les ingénieurs, pour des raisons institutionnelles, y forment des lobbies très puissants. Dans ce cas, on peut observer que la technique est un peu plus à jour (comparer le métro de Paris avec celui de Londres ou New York), mais le matériel est là pour faire plaisir aux ingénieurs et non pour obéir au consommateur. Par ailleurs, l'entretien et le renouvellement laissent toujours à désirer.
5 On a vu que ce processus n'est pas très différent de la rivalité qui règne entre les cadres supérieurs d'une entreprise privée, qui cherchent à accroître leur influence et à améliorer leur statut au sein de l'entreprise ; tout le monde souhaite faire passer davantage de personnes sous sa coupe. Alors, si l'on trouve normal que, dans le secteur privé, les cadres débordent le cadre de leurs attributions en proposant que leur propre service soit chargé d'attaquer de nouveaux marchés, on ne devrait pas être surpris que les bureaucrates imitent ce comportement.

Notes du chapitre sept : réponses de la bureaucratie

1 Yes, Minister! (Bien, Monsieur le Ministre) décrit les démêlés de James Hacker, Ministre des Affaires Administratives, avec ses hauts fonctionnaires, dont le comportement intrigant, intéressé, irresponsable et presque ouvertement méprisant illustre la réalité du contrôle du "peuple souverain" sur "ses" administrations publiques. Cf. Jonathan Lynn & Anthony Jay, The Complete Yes, Minister, The Diaries of a Cabinet Minister by the Right Hon. James Hacker M.P., New York, Perennial Library, Harper & Row, 1988.
2 Il n'est même pas certain que le public en question ait seulement pu se faire une idée de ce que le service pourrait être s'il était fourni par d'autres. C'est une des tares essentielles du monopole d'Etat qu'il fausse la démocratie en interdisant par son existence même de faire connaître au public les solutions de remplacement que les entrepreneurs pourraient lui offrir.
3 Hyundai, marque coréenne (se prononce : "Hyonndê" en coréen et veut dire "modernité",), était alors interdite en France. Heureux Britanniques, qui pouvaient déjà acheter l'une et l'autre, sans demander la permission à M. Peugeot ou à Mme Renault [F.G.].
4 Les groupes puissants étant, on l'a vu, ceux qui perçoivent bien leur avantage, lui donnent beaucoup de valeur, sont connus des médias, et possèdent des porte-paroles efficaces et la capacité de causer des ennuis au gouvernement.
L'avantage peut être indirect, c'est-à-dire que le groupe de pression peut ne pas être constitué des bénéficiaires supposés, mais de ceux qui gagnent leur vie à les représenter, et qui sont donc des profiteurs importants du programme mis en cause.
5 Cf. Lynn & Jay, op. cit., pp. 171-200, "The Compassionate Society".

Notes du chapitre huit : de la critique à la créativité

1 ... même si, dans ce domaine, elle reste sans pouvoir sur les résultats ; le plus fort des Etats du monde n'a jamais été capable d'ériger que des obstacles temporaires contre les faits de la réalité que les salaires et les prix ne font que représenter. Quand ces derniers rompent la digue et déferlent sur les fragiles résistances des prétentions étatiques, ils atteignent bientôt le niveau naturel dicté par la rareté.
2 Il s'agissait de privilèges d'exemption fiscale.
3 Du nom de Fabius Cunctator, "le temporisateur". La Société Fabienne fut créée par les socialistes anglais à la fin du siècle dernier. Ils voulaient imposer une société communiste, mais le faire par paliers successifs. Beatrice et Sidney Webb et George Bernard Shaw comptaient parmi ses fondateurs.

Notes du chapitre neuf : problèmes, leurres et solutions

1 Que cette solution ait pu être envisagée prouve bien qu'il s'agit en fait de service marchands, et que la raison d'être du "service public" est donc purement redistributive. On comprend mal pourquoi une proposition qui voulait supprimer cet aspect redistributif admettait que le service reste entre les mains d'une collectivité publique. La privatisation complète aurait été bien plus efficace à tous égards, tout en n'étant pas politiquement plus difficile à réaliser.
2 En France, on parle de "régie" lorsque la fourniture est assurée et administrée par le personnel de la collectivité locale elle-même [N.d.T.].
3 Dans le genre : "problèmes de la paix dans le monde" (propagande d'extrême gauche pour un désarmement unlatéral) et autres "problèmes sociaux", "ouverture au monde", "accueil de la différence", etc.

Notes du chapitre dix : détails pratiques

1 Il y aura toujours des gens pour dire, au seul vu d'une différence de style, voire de résultats, qu'après tout, si le gouvernement s'en tire mieux, ce n'est jamais que parce qu'il a l'avantage de connaître les échecs du premier. La réponse est que cette supériorité lui aurait seulement permis d'éviter de toucher aux domaines trop sensibles alors que, nous allons le voir, la différence entre les nouvelles politiques et les anciennes ne porte en aucune manière la marque d'une moindre ambition.
2 Se servir de la force de l'adversaire pour le déséquilibrer, voilà qui n'est pas sans rapport avec le judo.
3 Par contraste, on peut remarquer que s'il existe un marché actif pour des locaux professionnels qui coûtent pourtant fort cher, c'est parce que dans ce cas-là, le preneur à bail se trouve être une personne morale et non un individu, et que les personnes morales, qui ne votent pas et dont les dirigeants ne sont guère plus nombreux que leurs propriétaires, sont beaucoup moins bien placées sur le marché politique pour voler ces derniers.
4 Il en est même qui, attribuant sans doute la pénurie de logements à l'opération du Saint-Esprit, à moins que ce ne soit à la "spéculation", se réjouissent du contrôle des loyers dont ils sont les premières victimes, croyant en bénéficier. Subtile et délicieuse justice immanente, qui fait que le candidat voleur est dépouillé et trompé par la mesure même grâce à laquelle il s'imagine voler les autres !

Notes du chapitre onze : la privatisation

1 On a observé que la réglementation n'avait aucun effet sur la qualité (ni la sécurité) des produits, n'ayant pour effet que de multiplier les privilèges de monopole qui font monter les prix et les coûts de production.
C'est évidemment un pur produit du marché politique, la réglementation étant le fait d'un monopole d'Etat : étant ceux qui ont le plus grand intérêt à contrôler la réglementation, les entrepreneurs en place s'arrangent toujours pour la "capturer" elle aussi ; pour qu'elle préserve leurs intérêts et empêche l'entrée de concurrents potentiels. Les bureaucrates acceptent cela, non seulement parce que leur irresponsabilité les dispense de se soucier des vraies conséauences de leurs actes, ni même parce qu'ils seraient corrompus , mais aussi parce qu'une réglementation accrue permet d'accroître leur pouvoir.
2 En 1992, il n'en était même plus question, les travaillistes étant revenus à la vieille illusion de John Stuart Mill, suivant laquelle confisquer les revenus ne serait pas équivalent à confisquer le capital. Les électeurs ont eu l'air de ne pas croire à ce "socialisme de marché"-là.
3 Le Public Sector Borrowing Requirement ou PSBR, qui était alors un objectif important de la politique conjoncturelle britannique [N.d.T.].

Notes du chapitre douze : et les travailleurs ?

1 A noter que, chaque fois que la vente d'une entreprise d'Etat prévoyait de réserver un paquet d'actions au personnel, son taux de souscription a toujours dépassé 90 %.
2 Une des conditions de la reprise était que les actions ne pourraient pas être revendues avant deux ans. Ainsi, les salariés se sentaient vraiment tenus d'identifier leurs intérêts avec ceux de l'entreprise lors de la phase de démarrage. Cette obligation vise à accélérer l'évolution des esprits, elle est donc inspirée par l'opportunité "micro"-politique. Car la théorie financière ne permet pas de conclure a priori qu'une entreprise possédée par son personnel soit généralement mieux gérée. Elle rappelle au contraire que le salarié, n'ayant pas intérêt à concentrer les risques, devrait plutôt mettre ses économies ailleurs que dans l'entreprise dont dépend son emploi.
3 Il y a des rachats directs par la direction, comme dans le cas de Leyland Bus et de la filiale Unipart de Leyland. Une bonne partie des services de l'ancienne compagnie National Bus vont être rachetés par leur encadrement. Même dans les cas où la direction est seule à mener la danse, on s'efforce d'intégrer les employés en les associant à un enjeu commun.
Dans bien des cas, les fonds ont été fournis par Unity Trust, qui investit pour le compte des syndicats. Ce n'est certes pas la même chose qu'un actionnariat exercé individuellement par chacun des employés, mais cela permet une prise de participation collective qui neutralise en partie l'opposition politique qu'ils pourraient orchestrer.
4 Il est donc normal qu'un grand nombre de rachats directs se soient produits à petite échelle. La première fournée comprenait certains des hôtels de British Rail, qui furent vendus très tôt au cours du processus, et la dernière en date inclut une grande partie des firmes issues du réseau de National Bus.
5 Les retraites, bien plus intéressantes que dans le privé, ou le monopole d'embauche par les syndicats étaient quelques-uns des avantages que les syndicalistes avaient réussi à engranger grâce au statut public.
6 Le ci-devant Post Office Engineering Union, désormais connu sous le nom de National British Telecommunications Union.
7 "Si t'arrives pas à les battre, t'as plus qu'à aller les rejoindre".
8 Bien sûr, une fois que la distribution statistique des rémunérations caractéristique du secteur privé a été atteinte, on peut s'attendre à ce que les conventions salariales de ces entreprises s'ajustent aux niveaux du marché.

Notes du chapitre treize : approfondissements

1 La vente directe au privé, par exemple, tient éminemment compte de la nature et de la situation économique de l'entreprise concernée. Amersham International, entre autres, a été directement vendu par émission d'actions. Pas de campagne publicitaire massive : on a fait appel à des professionnels de la City pour piloter la vente sur le marché, comme ils le font régulièrement pour des sociétés privées. Vente en un bloc, 100% des actions étant mises en vente. Le cours a immédiatement grimpé, avec l'accusation standard d'avoir "bradé" l'entreprise aussitôt portée contre le gouvernement.
La privatisation de British Petroleum, pour sa part, est passée quasiment inaperçue. C'était la première, soit dit en passant. Le gouvernement n'en possédait guère plus de 50%, la crise de 1976 ayant amené le Fonds Monétaire International à exiger du gouvernement travailliste qu'il vende quelques-unes de ses possessions. Ce qui provoqua la privatisation fut une vente décidée en 1979 qui conduisit le gouvernement à se retrouver avec moins de 50% du capital de la société. Elle était devenue privée suivant les critères du Trésor, comme si de rien n'était. Sa rentabilité s'accrut, l'action prit de la valeur, et le gouvernement fut ensuite en mesure de vendre d'autres tranches à des cours plus élevés.
Pour Cable and Wireless, la vente initiale de 49,4 % du capital en 1981 fut suivie par une émission prioritaire en 1983 au cours de laquelle, n'exerçant pas son option, le gouvernement ne conserva que 45% des parts. Toutefois, la privatisation par accident ou à la dérobée n'est pas un choix habituel : les circonstances étaient uniques. Comme elles le sont toujours.
Pour British Aerospace, on vendit un peu plus de la moitié des actions, avec une distribution aux employés, comme dans le cas d' Amersham et, pour empêcher la reprise d'une industrie "stratégique" par des étrangers, l'on utilisa pour la première fois la technique de l'action privilégiée. A l'exception de cette dernière, le gouvernement vendit d'ailleurs par la suite tout le reste de ses actions.
National Freight Corporation, nous l'avons vu, fut vendue dans son intégralité au consortium formé par la direction et le personnel, avec l'assistance des banques. Les actionnaires étaient tenus de ne pas revendre leurs actions avant cinq ans. On commença par fermer les chantiers navals Redhead, puis on les vendit à un consortium du personnel qui les rouvrit. La chaîne hôtelière, les services de ferry-boats et d'aéroglisseurs de British Rail furent vendus séparément. Ce fut également le cas pour nombre de filiales d'autres entreprises d'Etat.
La vente des actions de Cable et Wireless en 1981 eut lieu à prix fixe ; la tranche de 1983 se fit par soumission. Pour Britoil, c'était aussi le cas de la première vente en 1982, mais la tranche de 1985 fut vendue à prix fixe. La privatisation d' Enterprise Oil ne fit pas le plein des souscripteurs tandis que, pour les actions Jaguar, les gens se battaient dans les rues pour souscrire à temps. On offrit aux clients de British Telecom le choix entre des réductions sur leurs factures téléphoniques et des actions gratuites s'ils souscrivaient ; les usagers du gaz savaient au contraire qu'ils recevraient des actions privilégiées en plus des actions gratuites.
2 Lequel dépend pourtant des rapports de force dans la société politique, dont rien ne garantit qu'il soit pérenne : par exemple, les générations grugées par le système de retraites par répartition sont bien proches du moment où elles seront plus nombreuses dans l'électorat que les générations profiteuses. Que se passera-t-il alors ? A prendre pour argent comptant la "sécurité" que les hommes de l'Etat prétendent assurer, on raisonne comme si la politique ne comportait aucune incertitude ni aucun risque, ce que l'histoire ne confirme guère.
3 Cf. à ce sujet F.A. Hayek, Scientisme et sciences sociales, Paris, Agora, 1985.

Notes du chapitre quatorze : le rôle de la liberté du choix

1 Rappelons que, tout le monde étant forcé par l'impôt à payer les services pseudo-gratuits fournis par les hommes de l'Etat, ce choix revient à payer deux fois le service.
2 Si les hommes de l'Etat avaient monopolisé la fabrication des chaussures, les distribuant à titre pseudo-gratuit en interdisant toute offre privée, il se trouverait certainement une majorité de gens pour dire qu'une production privée de chaussures est impensable (c'est ce que tout le monde dit pour les billets de banque), et une quasi-unanimité pour prétendre que, s'il en allait autrement, "les pauvres iraient pieds nus" (c'est le raisonnement standard pour "justifier" le monopole d'Etat sur l'enseignement).
3 Ce qui est faire bon marché du coût principal des études, à savoir la rémunération du travail à laquelle on renonce en choisissant d'étudier à la place (son "coût d'opportunité", pour parler comme un économiste). Par ailleurs, à propos de redistribution "sociale", on peut souligner que la subvention étatique à l'enseignement est proportionnelle à la durée des études. Et qui fait les études les plus longues, sinon les enfants de la classe moyenne et supérieure ?
4 Il existe en Grande-Bretagne un système de retraites uniforme indépendant du revenu, complété par un système qui en dépend. C'est ce système complémentaire qui est en voie de privatisation.
5 Quand on parle d'"usagers", il ne s'agit évidemment pas des groupes de pression organisés qui prétendent représenter leurs intérêts, mais de classes importantes de consommateurs individuels. Nous avons vu qu'à l'expérience, les prétendus "représentants des usagers" se révèlent être des satellites des producteurs ou les représentants de lobbies idéologiques.
6 Les Organismes d'Entretien de la Santé [Health Maintenance Organizations] sont apparus aux Etats-Unis, à la suite d'une initiative spontanée des assureurs privés, pour faire face à une croissance excessive des dépenses de soins.

Notes du chapitre quinze : autres techniques

1 C'est le principe affirmé par la "Charte des citoyens" (Citizens' Charter) du gouvernement Major, sur les conseils de l'auteur [F.G.].
2 ... toutes ces choses qu'une entreprise privée fait normalement, parce que le marché l'y oblige spontanément. Si une entreprise privée ne les faisait pas, elle perdrait bien vite sa réputation et sa clientèle fondrait comme neige au soleil.
3 Cette dernière conclusion dépend évidemment de la raison d'être que l'on attribue au "service public" : si son principe n'est que de forcer les uns à payer le service rendu aux autres, sa fonction n'est pas atteinte ; en revanche, si l'on en attend aussi qu'il assure une vie douillette à ses employés en leur permettant de mépriser le public, alors le principe du "service public" est bel et bien entamé.
4 Ce terme poétique désigne ce qu'en France on appellerait le Premier Président de la Cour de Cassation [F.G.].
5 Les règles de la propriété ne le sont d'ailleurs pas moins. Quand la part de l'Etat passe de 50,1% à 49,9%, l'entreprise, comme par magie, entre tout-à-coup dans le secteur "privé".

Notes du chapitre seize : Champ d'application, limites et origines

1 Bien sûr, la base théorique demeure, comme point de départ de l'analyse, et comme principe d'action : séduire les groupes de pression et mettre en place des contre-pouvoirs. Le choix du procédé, en revanche, est dicté par l'expérience, et le détail de l'affaire ne dépend que de la situation singulière et concrète. Et comme toutes les situations sont différentes (c'est un des axiomes de l'approche nouvelle), il faudra toujours une combinaison différente de techniques appropriées.
2 Dans les recherches en méthodologie scientifique, on s'est beaucoup creusé la tête pour savoir si c'est l'observation qui précède la théorie, ou si c'est l'inverse. Depuis que Karl Popper a décrit le processus scientifique comme un va-et-vient entre conjectures et mises à l'épreuve, on admet très largement qu'une théorie sous-jacente est nécessaire pour qu'une observation quelconque puisse avoir un sens. En d'autres termes, c'est une conception préalable qui forme la base de l'observation, cette observation pouvant à son tour conduire à proposer une nouvelle théorie. L'action publique développée sur le modèle micropolitique résulte du même type d'interaction.
3 La réussite de ces politiques nouvelles est donc un cas type de ce que nous avons décrit dans les premiers chapitres : un mouvement d'opinion à la remorque des événements. Les techniciens ont mis au point leurs outils sur le tas, avec pour seul bagage quelques grands principes et une analyse de ce qui ne fonctionnait pas. Et c'est le succès pratique de ces politiques qui leur a valu un soutien accru, ainsi qu'un intérêt renouvelé pour la théorie qui leur donne leur cohérence.
4 La micropolitique, pour sa part, sait que l'ingéniosité technique est essentielle pour appliquer les idées de la liberté naturelle dans le monde réel de la politique des groupes de pression. Sa philosophie doit autant à Archimède qu'à Adam Smith et Friedrich Hayek. Avec un levier assez long et un point d'appui, on peut faire bouger le monde, mais il faut avoir les deux.

Notes du chapitre dix-sept : le temps de la récolte

1 ...et une occasion d'en apprendre davantage.
2 Ecrit en 1988 [N.d.T.].