« La Micropolitique » : différence entre les versions

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Mais à côté,  il y avait de véritables mutants. Des idéologues,  mais qui manifestaient un intérêt jamais vu pour les détails de la politique elle-même. Des praticiens,  mais qui jonglaient aussi bien avec les théories qu'avec les situations concrètes,  et qui fascinaient par leur capacité d'illuminer la compréhension des unes par les détails des autres : c'étaient les nouveaux chercheurs en politiques publiques. Et ces gens attiraient aussi bien par leur optimisme,  imperturbable et communicatif,  que par cette impression qu'ils donnaient d'avoir découvert un secret passionnant avec la certitude de ne pas échouer. Armés des dernières découvertes de l'économie théorique,  ils avaient commencé à examiner dans le détail comment les politiques proposées pourraient fonctionner ; ils apprenaient à les affiner et à les polir pour leur donner les plus grandes chances de succès.  
Mais à côté,  il y avait de véritables mutants. Des idéologues,  mais qui manifestaient un intérêt jamais vu pour les détails de la politique elle-même. Des praticiens,  mais qui jonglaient aussi bien avec les théories qu'avec les situations concrètes,  et qui fascinaient par leur capacité d'illuminer la compréhension des unes par les détails des autres : c'étaient les nouveaux chercheurs en politiques publiques. Et ces gens attiraient aussi bien par leur optimisme,  imperturbable et communicatif,  que par cette impression qu'ils donnaient d'avoir découvert un secret passionnant avec la certitude de ne pas échouer. Armés des dernières découvertes de l'économie théorique,  ils avaient commencé à examiner dans le détail comment les politiques proposées pourraient fonctionner ; ils apprenaient à les affiner et à les polir pour leur donner les plus grandes chances de succès.  


Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne,  on vit donc apparaître des instituts ayant pignon sur rue9,  et dont la fonction n'était plus de plaider pour la libre entreprise,  mais de chercher,  et de mettre au point dans le détail,  les politiques concrètes qui la réaliseraient vraiment dans tous les domaines de l'activité publique.  
Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne,  on vit donc apparaître des instituts ayant pignon sur rue [9],  et dont la fonction n'était plus de plaider pour la libre entreprise,  mais de chercher,  et de mettre au point dans le détail,  les politiques concrètes qui la réaliseraient vraiment dans tous les domaines de l'activité publique.  


Ce sont eux qui ont fait la différence entre les années soixante-dix et les années quatre-vingts.
Ce sont eux qui ont fait la différence entre les années soixante-dix et les années quatre-vingts.
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Ce n'est donc pas parce que les chefs étaient plus énergiques que les politiques ont pu s'imposer. C'est parce que les nouveaux professionnels du projet politique avaient su leur donner ce dont ils avaient besoin : des politiques réalistes capables de réussir,  que l'on pouvait réutiliser et développer,  et qui leur permit d'acquérir cette image de personnages plus solides.
Ce n'est donc pas parce que les chefs étaient plus énergiques que les politiques ont pu s'imposer. C'est parce que les nouveaux professionnels du projet politique avaient su leur donner ce dont ils avaient besoin : des politiques réalistes capables de réussir,  que l'on pouvait réutiliser et développer,  et qui leur permit d'acquérir cette image de personnages plus solides.
=DEUXIEME PARTIE :  LE SECTEUR PUBLIC=
==La théorie des choix publics==
===L'école de Virginie===
En 1986,  le prix Nobel d'économie fut décerné à l'américain James Buchanan. Depuis des années,  avec le professeur Gordon Tullock et bien d'autres1,  le Professeur Buchanan travaillait à mettre sur pied la théorie des "choix publics". D'abord installés au Virginia Polytechnic Institute puis,  plus récemment,  à l'Université George Mason en Virginie,  ces théoriciens du secteur public ont publié une masse impressionnante de monographies,  d'articles de recherche et d'articles dans des revues d'économie. Le thème constant commun à tous leurs travaux était que,  dans la vie politique,  les hommes ne se conduisent pas très différemment de la vie économique.
===La nouvelle économie politique===
Les années soixante-dix ont permis d'assister à la montée en puissance de plusieurs écoles de théorie économique,  non sans rapport les unes avec les autres,  et qui réfutaient les thèmes centraux du système keynésien,  lequel commençait d'ailleurs à être sérieusement discrédité par la pratique.
Il y avait,  tout d'abord,  un retour à la respectabilité pour l'économie de marché en général,  et une renaissance des idées néo-classiques. La montée de l'école "monétariste" de Chicago avec Milton Friedman,  se poursuivit imperturbablement pendant une décennie,  mettant l'accent sur la relation qui existe entre la hausse des prix et la création de monnaie par les hommes de l'Etat. Friedman,  lui-même prix Nobel en 1976,  était un critique précis et éloquent de l'interventionnisme économique d'Etat.
Moins spectaculaire fut l'émergence progressive de l'Ecole "autrichienne" d'économie2,  dont le représentant moderne le plus connu,  Friedrich A. Hayek,  avait reçu le prix Nobel en 1974. Cette école mettait l'accent sur l'économie non plus en tant que succession d' ''équilibres'',  mais en tant que ''processus'',  principalement menés par les pensées et les actes de personnes singulières. Un des traits caractéristiques de l'économie autrichienne est son rejet de la macro-économie et sa concentration sur le fait que la réalité économique consiste toujours en des actions particulières et localisées.
D'autres écoles,  et leurs rejetons,  ont introduit de nouveaux concepts dans l'analyse économique. Les "anticipations rationnelles"3 furent un temps à la mode ; entre-temps,  la sacro-sainte "courbe de Phillips" sombrait dans les marécages de la "stagflation",  à mesure que les différents pays s'arrangeaient pour cumuler chômage et inflation élevés,  alors que d'après cette courbe,  on n'avait jamais à choisir qu'entre l'un et l'autre.
===Une révolution scientifique===
Cette époque était,  et elle est peut-être encore,  caractéristique d'une révolution scientifique à la Kuhn. Le paradigme dominant s'était effondré sous le poids de ses anomalies et contradictions,  et les intellectuels cherchaient quelque chose pour remplacer le consensus keynésien. Pour Kuhn,  ces périodes sont les plus favorables à la créativité. Ce fut certainement le cas en économie politique.
==="Science économique" et économie politique===
Dans ce bouillonnement intellectuel,  l'école des choix publics montait lentement en puissance,  à mesure que la qualité de ses travaux et la cohérence de sa pensée venaient à être reconnues. Ceux-ci ne furent jamais vraiment populaires et,  avec tout le respect qu'ils inspiraient,  on les tenait pour marginaux par rapport aux autres progrès de la discipline. Il y a une raison à cela : c'est que la théorie des choix publics n'est pas fondamentalement une théorie de l' ''économie'',  mais de la ''politique''. Elle serait tout à fait à sa place dans les études d'"économie politique" à l'ancienne,  mais elle est mal à l'aise dans des classes de "sciences économiques" modernes. Elle applique la théorie économique aux décisions dites "publiques" et montre comment on peut se servir de certains principes économiques pour expliquer et interpréter les choix faits dans l'arène politique.
La politique et l'économie sont officiellement distinctes. C'est-à-dire que,  pour la plupart des chercheurs,  les deux disciplines sont censées concerner des domaines d'activité essentiellement différents. Quand on fait de l'économie,  on fait une chose. Quand on fait de la politique,  on est censé en faire une autre. Or,  les théoriciens des choix publics ont su rappeler que ces deux activités ont bien davantage de points communs,  et notamment que les gens,  en politique,  ne sont pas autres qu'ils ne sont dans l'économie.
Dans l'"économie",  les gens agissent au service de leurs objectifs propres. Conformément à leur propre échelle de valeurs,  ils renoncent à certains avantages pour en obtenir d'autres. Ils peuvent par exemple échanger du temps de loisir,  qui a de la valeur pour eux,  contre un revenu supplémentaire,  auquel ils donnent une plus grande valeur à cette occasion. Ils achètent et vendent sur les marchés. Les entrepreneurs s'affairent sur la scène,  qui établissent le contact entre investisseurs et producteurs,  acheteurs et vendeurs. L'information a son prix : on l'achète et on la vend. La rareté augmente la valeur,  de même que la proximité de temps et de lieu. Quand un grand nombre de personnes veulent des marchandises dont la quantité est limitée,  les prix grimpent en conséquence.
Cet univers est familier ; il a donné naissance à d'innombrables travaux qui s'efforçaient d'expliquer ses régularités apparentes,  et de parvenir à une construction intellectuelle capable d'apporter une cohérence à ce qui paraissait au départ être un chaos aléatoire. Pour ce qui est de la politique,  elle relevait d'un autre type de recherche,  les penseurs la tenant pour une activité totalement différente. Dans sa version moderne,  elle repose sur le postulat que les "décideurs publics" agissent dans un cadre "collectif",  devant rivaliser entre eux pour obtenir l'assentiment de "la majorité". Les décisions sont prises périodiquement à l'occasion des élections,  et les minorités s'inclinent devant la volonté majoritaire,  sauf dans les domaines protégés par la Constitution.
===L'action humaine présente partout les mêmes traits fondamentaux
Un des apports fondamentaux l'école des choix publics a justement été de faire comprendre qu'en réalité,  l'action politique a beaucoup de traits communs avec l'activité économique. Là aussi,  les gens cherchent à réaliser leurs propres projets,  en quoi qu'ils puissent consister. Ils n'y subordonnent pas moins leurs décisions aux objectifs qu'ils ont choisis,  et n'y sont pas moins forcés de faire des arbitrages. Plutôt que des décisions majoritaires prises par intermittence à chaque élection,  ce que nous avons en réalité,  c'est une succession incessante de soutiens accordés ou retirés,  c'est-à-dire de décisions personnelles,  faites par des gens qui intriguent pour influencer le processus politique.
===Il y a un marché dès lors que les personnes choisissent de coopérer
Les théoriciens des choix publics ont établi qu'il existe une sorte de marché pour les suffrages,  avec des lois assez comparables : quand les suffrages se font plus rares,  ils comptent davantage et se vendent plus cher. Quand certains ont vraiment beaucoup plus de valeur que les autres,  eh bien ils s'achètent vraiment beaucoup plus cher. Bref,  le soutien politique a une valeur économique variable,  et s'échange comme tel. Il est pratiquement inopérant de se borner à dire que "la majorité domine la minorité". Dans la réalité,  il n'y a au départ que des minorités,  et toutes négocient leur soutien en échange d'une contrepartie acceptable. Peut-être ne s'en rendent-ils pas compte,  mais en soutenant qui leur a fait certaines promesses,  les gens "vendent" en quelque sorte leur suffrage en échange d'autre chose et celui-ci a donc,  nécessairement et qu'on le veuille ou non,  une valeur économique. Et s'ils le font,  cela veut dire que pour eux,  ce qu'ils ont reçu en échange vaut encore davantage. Il y a donc réellement un marché des influences politiques et,  du point de vue de la valeur et de l'échange,  rien n'empêche d'utiliser les mêmes outils d'analyse que pour le marché de la production.
===Une description réaliste de la décision politique===
Tout ceci vous paraît peut-être encore bien abstrait,  voire tiré par les cheveux. Cela ressemble davantage à une interprétation particulière du comportement politique qu'à une véritable contribution à l'analyse des faits. Et pourtant,  l'expérience a justifié cette approche,  car elle peut prédire le comportement des groupes dans le processus politique bien plus exactement que n'importe lequel des modèles conventionnels. Nous allons voir que si l'on tient pour acquis que les principes économiques décrivent des lois universelles de l'action humaine et s'appliquent donc également à l'activité politique,  on peut obtenir une image bien plus réaliste de la vie politique qu'en y plaquant l'image traditionnelle d'une suite de décisions prises "en commun".
===La dictature des groupes de pression===
''Loin que ce soient les minorités qui cèdent toujours à la volonté majoritaire,  la théorie des choix publics nous explique pourquoi,  le plus souvent,  c'est bien le contraire qui se produit'',  les minorités dans leur ensemble obtenant ce qu'elles veulent aux dépens des majorités. La fermeture d'une usine en difficulté a beau ne mettre en jeu qu'un petit nombre de suffrages,  pour ces électeurs-là,  l'enjeu est primordial. Leurs représentants sont prêts à payer très cher pour obtenir une aide dans des circonstances aussi graves. Ils donneront alors leur soutien pour obtenir en échange celui des autres. C'est ainsi que l'on réunit des coalitions,  qui s'arrangent pour donner gain de cause à l'ensemble des groupes de pression minoritaires sur les sujets qui leur tiennent à cœur,  même si tout cela se fait au détriment du bien de tous.
Aider ou subventionner une minorité lui rapporte beaucoup,  mais coûte peu aux autres. Pour chaque enjeu,  par conséquent,  les bénéficiaires potentiels sont prêts,  pour défendre leur cause,  à payer un prix plus élevé que ceux qui finiront par en supporter la charge : la chose a bien plus d'importance pour les premiers que pour les seconds. La réalité politique ne se fonde donc pas sur les bonnes ou mauvaises raisons de faire ceci ou cela,  mais sur l'addition des suffrages négociés. Les gens agissent pour optimiser les avantages qu'ils retirent du système,  exactement comme dans les échanges productifs. La récompense n'est d'ailleurs pas nécessairement matérielle ; il suffit qu'elle consiste en quelque chose d'important pour eux.
===De quoi est faite une "majorité"===
Appliquant cette conclusion fondamentale à l'étude des faits,  la théorie des choix publics redécompose en leurs éléments constitutifs les coalitions majoritaires que nous voyons à l'œuvre. Elle montre comment elles ont été formées à partir des groupes,  qui renoncent à ce qui leur importe le moins pour obtenir ce qui compte davantage à leurs yeux. Elle montre comment,  sur un sujet donné,  les minorités échangent leurs suffrages avec les autres dans un réseau de contrats à plus ou moins long terme qui,  à bien des égards,  ont le goût et la couleur du marché et de l'entreprise.
On constate que certains termes,  d'ailleurs familiers des connaisseurs du Congrès des Etats-Unis,  tels que le marchandage,  l'"échange de bons procédés" ou le "renvoi d'ascenseur",  s'appliquent également aux groupements politiques,  tout comme aux élus. Chaque élection offre des "paquets" de mesures,  des ensembles de décisions politiques à prendre en bloc ou à laisser ; une bonne partie de l'activité politique consiste à définir ces "paquets",  dont on rendra les avantages les plus voyants possibles pour le plus grand nombre des électeurs,  et dont on occultera les inconvénients. Notons que cette activité ne cesse nullement en-dehors des périodes électorales.
Même entre deux élections,  les groupes échangent le suffrage les uns des autres,  soutenant certains projets,  s'abstenant pour d'autres,  en combattant certains. Parfois,  l'opposition est suffisamment puissante pour valoir la peine d'être achetée. Ces marchandages sont présentés comme une part importante de la réalité politique,  ce qui permet de la comprendre bien mieux que si l'on se contentait des interprétations plus simples,  qui mentionnent plus volontiers la "rationalité publique" que des échanges quasi-marchands.
===Les vrais intérêts au pouvoir===
La théorie des choix publics,  et nous en verrons maints exemples,  s'est avérée un outil extraordinairement efficace pour prévoir le comportement des différents groupes d'acteurs du secteur public,  ainsi que les résultats de leur interaction. Elle envisage notamment toujours les fonctionnaires,  non comme de purs esprits qui appliqueraient impartialement les décisions des élus,  mais comme une ou plusieurs associations de personnes bien concrètes,  et qui ont pour ou contre ces mesures des intérêts puissants et identifiables.
On se rend bien compte que les gens en place dans les entreprises nationalisées ou les "services publics" forment des groupes suffisamment bien placés pour influencer fortement la quantité et la qualité des productions,  et qu'ils se soucient énormément du niveau de leur financement. Ceux qui gèrent les services administratifs trouvent un enjeu considérable dans la taille de l'organisation,  ses effectifs et l'étendue de ses activités.
Même les parlementaires cessent de n'être que des représentants élus au service du public. Ils sont,  eux aussi,  un groupe d'intérêts particulier,  avec ses priorités propres et ses avantages à conquérir. Les activités qui apportent aux parlementaires une popularité visible auprès de groupes d'électeurs,  par exemple,  sont plus intéressantes pour eux que des actions qui ne leur rapportent rien,  quand bien même ces dernières seraient plus méritoires.
L'intérêt des chefs syndicalistes du secteur public n'a rien à voir avec la production du meilleur "service public" possible au coût le plus bas. Il est d'obtenir le plus d'influence possible,  ce qui implique généralement de maximiser le nombre de leurs adhérents. C'est bien ainsi qu'il faut interpréter la "défense du service public" qu'ils ont sans cesse à la bouche,  alors qu'il est évident que le service du public en pâtira plus souvent qu'à son tour.
===Les incitations perverses de la décision publique===
En conséquence,  une fois l'électorat décomposé en groupes d'intérêts dont chacun poursuit des objectifs propres,  on s'explique bien mieux certaines caractéristiques de la fourniture des "services publics" dans les sociétés démocratiques,  qu'il s'agisse de produire des objets ou des services. Dans un tel cadre,  entre autres,  chacun a normalement intérêt à développer au maximum sa propre consommation des produits financés collectivement. Des électeurs peuvent faire pression sur le système politique pour accroître la quantité des services rendus,  les bénéficiaires constituant un groupe de pression bien plus visible et plus puissant que la masse des contribuables qui paiera la facture. La tendance des sociétés démocratiques à développer les financements "publics" en excès peut alors se comprendre à partir des rapports de forces internes au système.
===Le "piège du financement public"===
Un exemple de ce piège du financement "public" : imaginons que dans un village,  il y ait dix personnes qui veulent que la route qui passe devant chez elles soit mieux entretenue. Dix personnes,  ce n'est pas un groupe politique bien puissant,  mais il doit en exister d'autres qui aimeraient bien,  elles aussi,  avoir de meilleures chaussées dans leur propre quartier. Elles constituent donc un bon point de départ pour coaliser ceux qui voudraient un meilleur entretien de leur route et sont prêts pour cela à réclamer un financement accru des voies publiques en général. Les politiciens peuvent alors négocier l'appui de ce groupe s'ils s'engagent à améliorer la voirie. Même ceux dont les routes n'ont besoin d'aucune amélioration ne s'opposeront pas très fortement au principe des travaux,  car les coûts tels qu'ils les perçoivent ne leur paraîtront généralement pas assez élevés pour qu'ils s'y opposent effectivement. L'effet cumulatif de cette agitation pourra bien être un niveau d'investissement routier plus élevé qu'il n'est réellement nécessaire,  et sans aucun doute plus coûteux que ce que les gens débourseraient si le paiement était direct et non collectivisé.
===Entrepreneurs et projets politiques===
Le principe général de la théorie des choix publics est d'étudier l'activité politique comme une activité économique,  y reconnaissant les mêmes lois. Dans un tel contexte,  il est très fécond d'envisager les groupements politiques comme des entreprises,  travaillant dans un milieu économique. Si l'on tient pour acquis que chacun s'efforce de maximiser son propre avantage (de quoi qu'il puisse s'agir) dans le cadre des règles en vigueur,  on dispose d'un outil de prédiction extrêmement efficace. Comme des entrepreneurs,  ces groupes guettent les occasions,  essaient de pousser leurs avantages,  rivalisent pour des parts de marché,  et cherchent toujours à réduire les efforts et sacrifices nécessaires pour obtenir un résultat donné.
Tout comme les sociétés commerciales luttent entre elles pour conquérir leurs parts de marché,  les bureaucrates des différents ministères sont en concurrence pour l'attribution des crédits. De même,  les jeux de pouvoir auxquels on assiste au sein des entreprises,  où l'on voit les cadres supérieurs se battre pour leur avancement et leur prestige,  ne sont que le pendant ce que l'on peut observer dans les administrations,  où les chefs et sous-chefs de service intriguent pour obtenir de l'avancement.  ''Une étude des administrations publiques qui ne se soucierait que des objectifs politiques proclamés et des opinions affichées à leur égard,  passerait à côté d'un facteur essentiel,  l'implication personnelle dans les décisions de personnes dont la vie et la carrière en dépendent de fait''.
Si la manière dont les entreprises poursuivent leurs objectifs exerce un impact capital sur les résultats généraux de l'économie,  le comportement des entrepreneurs politiques ne le leur cède en rien : son rôle est véritablement déterminant sur les résultats observés. Les fonctionnaires peuvent favoriser ou freiner l'action du gouvernement. Ils peuvent même la saboter,  pour peu qu'elle menace l'un ou l'autre de leurs intérêts vitaux. Les agents du secteur public peuvent menacer de grève ceux qui font la loi — ou la faire — pour faire pression sur eux. Or,  la complainte d'une population privée de services essentiels est une des élégies auxquelles les politiciens sont les plus sensibles,  car la popularité est leur fonds de commerce.
Les chefs syndicalistes peuvent brandir la menace de l'hostilité de leurs membres pour obtenir le plus possible d'emplois et les meilleures conditions de travail pour leurs affiliés. Certaines fractions de la population,  lorsqu'elles cherchent à obtenir des avantages particuliers précis,  peuvent organiser des protestations pour peser sur les décisions législatives,  et manifester pour entraîner les médias à leur suite.
===On ne peut se permettre d'ignorer ces contraintes===
Les dirigeants politiques qui veulent se faire réélire doivent guetter tous les signes indiquant que leur action,  ou leur inaction,  face à certains problèmes,  attirera sur eux la colère de l'électorat. A leur tour,  ils feront pression sur l'exécutif,  et influenceront sa résolution à poursuivre ou abandonner certains éléments de son programme,  ou encore à entreprendre de nouvelles initiatives.
Toutes ces pressions sur le système politique sont parfaitement réelles. La volonté des gouvernements,  quant à elle,  n'est qu'un frêle roseau. Le gouvernement annoncera un programme dans sa plate-forme électorale et entreprendra de le réaliser,  mais il n'a pas le choix de tenir compte ou non des pressions qui s'exerceront sur lui. Une bonne partie de l'art de gouverner consiste peut-être justement à savoir ce qu'il est possible de faire,  et à percevoir les moments où la résistance est trop forte pour que l'entreprise réussisse. Après tout,  n'a-t-on pas dit que la politique est l'"art du possible"4 ?
===Un excellent moyen d'explication===
L'idée que la politique est un lieu d'échanges est donc un excellent outil de recherche. Comme bien des théories économiques explicatives,  elle donne les meilleurs résultats lorsqu'on s'en sert pour interpréter les événements passés. Grâce à elle,  nombre d'événements trouvent bientôt leur explication. Nous pouvons commencer à comprendre pourquoi certains programmes politiques ont échoué,  alors que d'autres réussissaient. Bien souvent,  cela se résume au fait que les groupes qui devaient en profiter n'y voyaient pas un grand avantage,  alors que les perdants potentiels risquaient de perdre gros,  ce qui les disposait à sacrifier beaucoup pour leur faire barrage5.
Entre autres,  la théorie des choix publics nous permet de comprendre ce qui,  autrement,  ne serait qu'un fait étrange,  un mystère irrésolu : que ''ce sont les minorités qui l'emportent sur les majorités''. Dans le paradigme politique conventionnel,  on s'attendrait au contraire à ce que la majorité impose ses intérêts propres,  aux dépens des minorités. Or,  avec le modèle des choix publics,  on se rend compte que,  pour donner un privilège à une majorité,  il faut prendre bien davantage à la minorité. En termes plus crus,  si l'on veut donner un franc à tous les membres de la majorité,  il faut prendre bien plus d'un franc à chacun des membres de la minorité. Et ladite minorité en couinera d'autant plus fort. A l'inverse,  pour favoriser la minorité,  il n'est pas nécessaire de prendre autant à la majorité. Quand le grand nombre entretient le petit,  le petit nombre reçoit beaucoup alors que le grand ne donne que peu chacun. Les reproches de la majorité sont faibles,  forte est la reconnaissance de la minorité.
Ce processus explique pourquoi,  alors que depuis un siècle la proportion des agriculteurs dans la population a considérablement diminué,  les hommes de l'Etat leur distribuent des monceaux de subventions. Dans tous les pays avancés,  les agriculteurs sont aujourd'hui une petite minorité,  et ils reçoivent de gigantesques subsides aux frais des contribuables citadins,  lesquels sont bien plus nombreux6. En revanche,  dans les économies moins avancées où l'agriculture emploie encore une majorité de la population,  il est caractéristique que ce soient les agriculteurs qui sont taxés,  ou forcés de vendre leurs produits à des prix artificiellement bas,  pour permettre aux minorités citadines de vivre sur leur dos. A mesure que le nombre des agriculteurs baisse,  leur capacité à pétitionner augmente de façon manifeste.
Ce cas illustre bien cette conclusion générale de la théorie des choix publics,  qu'il est plus facile de satisfaire des minorités que des majorités. Cela coûte moins cher,  et les minorités donnent assez de valeur à ce privilège pour que les législateurs y trouvent leur avantage.
===Ce qui donne du poids à une minorité===
Cependant,  toutes les minorités ne pèsent pas du même poids,  et ce n'est pas non plus le nombre de leurs membres qui constitue leur élément le plus important. Logiquement,  pour la théorie des choix publics,  ''la valeur qu'elles attribuent à un avantage les dispose à payer à due concurrence pour l'obtenir''. Un groupe,  même d'effectif réduit,  peut donner tellement d'importance à ses objectifs qu'il sera prêt à payer cher pour les atteindre ; c'est-à-dire qu'il peut être prêt à offrir un soutien puissant aux alliés potentiels qui l'aideront à obtenir satisfaction.
Pour être efficace,  une minorité doit être visible. Dans certains cas,  une minorité a énormément à tirer d'une certaine décision,  mais elle est incapable de l'influencer parce qu'elle ne constitue pas un groupe suffisamment spectaculaire pour pouvoir offrir en échange un soutien appréciable. Par exemple,  si une école est menacée de fermeture,  les parents d'élèves constitueront un groupe très visible. Ils pourront se réunir,  protester,  écrire à leur député,  organiser des manifestations de rue,  passer à la télévision. En revanche,  lorsqu'il s'agit d'ouvrir une nouvelle école,  le groupe des futurs parents d'élèves qui pourraient vouloir qu'elle ouvre sera moins spectaculaire et aura moins de poids politique,  parce que son soutien est plus difficile à échanger.
Un autre facteur qui donne de l'importance aux groupes minoritaires est leur ''capacité de nuire''. Peut-être y a-t-il plus d'assistantes sociales que de techniciens EDF,  je ne sais ; mais ce qui est certain,  c'est qu'une perturbation éventuelle dans l'assistance sociale  fera moins de dégâts que l'interruption des fournitures d'électricité. Ce qui veut dire que les agents d'EDF ont bien davantage de poids,  sans commune mesure avec la valeur objective de leurs contributions personnelles à la société,  en comparaison avec les travailleurs sociaux.
Si elle veut bien s'en tirer sur le marché politique,  une minorité doit acquérir la conscience politique d'elle-même. Elle doit pouvoir reconnaître les intérêts que ses membres ont en commun,  ainsi que sa position de minorité en mesure d'utiliser le système pour en tirer un avantage particulier. Les "défenseurs de l'environnement" qui essaient de bloquer la construction d'un nouveau lotissement dans leur quartier forment une minorité claire et identifiable. Ils savent qui ils sont,  et où se trouve leur intérêt7. Ils peuvent faire savoir ce qu'ils veulent aux élus,  faire parler d'eux,  et causer bien des ennuis à beaucoup de gens.
===Les minorités latentes sont défavorisées===
Ceux qui pourraient bénéficier de la construction d'une nouvelle résidence sont peut-être plus nombreux,  mais ils n'ont aucune conscience de l'être. Ils ne savent même pas qui ils sont. Peut-être sont-ils,  au moment présent,  dispersés dans l'ensemble du pays,  sans pouvoir apprécier l'avantage direct qu'ils pourraient tirer de cette construction. La théorie des choix publics nous annonce que le premier groupe,  conscient de sa position comme de ce qu'il a à perdre et à gagner sera,  à cet égard,  plus efficace que le second pour ce qui est de négocier sur le marché politique.
===Un modèle américain ?===
Rétrospectivement,  il est facile de distinguer ce qui,  dans la vie politique américaine,  donnait à la théorie des choix publics de meilleures chances d'émerger là-bas plutôt qu'en Europe. La société américaine est plus fragmentée ; bien davantage que chez nous,  elle est composée de gens qui considèrent eux-mêmes appartenir à des sous-groupes de la société. Cela ne signifie pas que la théorie des choix publics ne soit pas applicable en Europe8,  ni que sa capacité explicative y soit moindre : simplement,  et notamment en Grande-Bretagne,  ses racines y sont moins visibles. Dans ce pays,  c'est plutôt d'après d'origine professionnelle que se rassemblent les acteurs de la politique9. Toujours est-il que cette analyse donne une image beaucoup plus précise que l'ancienne conception,  suivant laquelle les minorités soutiennent les partis et les candidats parce qu'elles pensent qu'ils sont leurs "représentants".
===La théorie des choix publics est la seule à pouvoir traiter certaines questions
Elle fournit aussi une classification bien plus efficace,  car elle ne considère pas seulement les groupes traditionnellement permanents,  ceux dont tout le monde parle. Même si on ne peut cesser d'être "noir" ou "hispano-américain",  on peut dans le même temps appartenir à plusieurs minorités à la fois,  qui varieront suivant les enjeux. Selon son lieu de résidence,  on pourra faire partie d'un groupe qui réclame une subvention pour l'entretien du réseau routier,  ou la construction d'un nouveau pont. Selon sa profession,  on pourra faire partie d'un groupe partisan d'octroyer des subventions à tel ou tel type d'industrie,  par exemple contre la concurrence étrangère. Tel locataire fera partie d'une association pour le contrôle des loyers et tel propriétaire,  d'un groupe pour la réduction des impôts fonciers. Entre dans le domaine d'étude de la théorie des choix publics tout ce qui concerne les choix faits par ces groupes changeants et versatiles à l'occasion des transformations politiques. Il en est de même des élus à tous les niveaux de l'Etat lorsqu'ils réagissent aux pressions,  et marchandent avec les groupes suffrages et influence.
Autre avantage : certains des effets des sociétés politiques démocratiques nuisent tellement à la population qu'ils paraissent totalement irrationnels et incompréhensibles quand on essaye de les expliquer à l'aide du modèle politique traditionnel. Les analystes qui s'en tiennent à ce cadre de référence restent encore bien souvent perplexes face à l'apparente impuissance de ces sociétés à corriger ce qui,  à l'évidence,  ne fonctionne pas. Or,  l'approche des choix publics,  et c'est une de ses plus grandes vertus,  nous fournit un mode d'analyse dans lequel ces comportements trouvent tout naturellement leur place,  une fois que l'on a appris à les interpréter en termes de commerce des influences politiques. Ses meilleures recherches nous ont valu des découvertes essentielles sur la structure et le mode de fonctionnement du domaine économique qui relève directement du pouvoir des hommes de l'Etat.
==Le secteur public==
===La théorie des choix publics est indispensable pour comprendre le secteur public
La théorie des choix publics explique particulièrement bien les caractéristiques du domaine économique où les biens et services sont financés par l'impôt et produits sous la domination directe des hommes de l'Etat. Par ailleurs,  certains aspects de ce secteur semblent quasiment impossibles à comprendre ou à expliquer si l'on s'en tient aux modèles conventionnels de la politique.
===La tendance à la surproduction===
Il y a,  par exemple,  la tendance à surproduire qui subsiste dans le secteur public. Quand c'est par une procédure collective que les gens financent leurs biens et leurs services,  ils consomment davantage que si chacun devait payer ce qu'il a reçu. La théorie des choix publics nous donne le fin mot de l'affaire : c'est que,  dans ces conditions,  il subsistera toujours une demande pour un accroissement du service.
S'il n'existe aucune contrainte,  les gens vont préférer que l'autocar passe deux fois par jour plutôt qu'une,  que l'éclairage public soit amélioré,  qu'il y ait davantage de routes,  et mieux entretenues.  ''En l'absence de contraintes,  cette demande s'exprime sans égard pour ce qui est consommé ; elle est donc potentiellement infinie''. Dans les cas extrêmes,  on pourrait imaginer que les gens ne soient pas opposés à ce que des autocars vides passent toutes les demi-minutes,  pour le cas où il leur prendrait l'envie d'en attraper un. Quand il n'y a pas de limites,  une telle préférence est parfaitement naturelle.
Or,  au risque d'avoir à contester un des mythes fondateurs du "service public",  il faut rappeler que la "gratuité" n'existe pas et ne peut jamais exister. Il faut donc nécessairement qu'il y ait des contraintes,  et les plus évidentes sont celles qu'imposent les prix de revient. Quand les gens paient directement leurs marchandises et leurs services,  ils sont obligés de tenir compte de ce qu'ils dépensent,  et de limiter en conséquence les quantités demandées. Dans le secteur public de l'économie,  ces contraintes sont moins efficaces parce qu'elles sont moins fortement ressenties,  et qu'elles sont liées de façon moins évidente à la fourniture des produits.
Supposons que,  dans un domaine donné,  une minorité réclame une amélioration des services. Elle peut s'être rendue compte elle-même de leurs insuffisances,  ou alors quelque candidat à une élection lui aura fait miroiter les avantages d'une amélioration. Ces derniers sont donc bien mis en valeur,  alors que leur coût supplémentaire est de moindre conséquence pour chacun. Ce peut être un petit groupe,  mais ses desiderata peuvent rejoindre ceux d'autres groupes qui ont aussi leurs fournitures à faire améliorer. Ainsi peut naître une demande générale pour un développement du service,  sans qu'il y ait beaucoup de pression pour le limiter. La coalition de ces groupes finit par représenter un potentiel politique bien réel,  à échanger contre des produits sur le marché politique,  alors qu'aucun soutien équivalent n'aura pu être constitué par ceux qui sont hostiles à cet accroissement des dépenses.
C'est ainsi que l'on peut observer ce phénomène étrange : les biens et services "publics" sont en fait produits en plus grande quantité que les citoyens ne l'auraient voulu si la décision leur avait été laissée à titre individuel. Cela n'implique en rien,  bien au contraire,  que ces produits soient de plus grande qualité,  ni qu'ils répondent mieux aux exigences et aux besoins des consommateurs. Cela signifie seulement que ''l'irresponsabilité automatiquement induite par la procédure politique conduit les gens,  collectivement,  à dépenser davantage qu'ils ne le feraient de leur propre chef''. S'ils doivent payer directement le service,  ils en demandent moins que lorsqu'il leur est fourni par le secteur public. ''Le secteur public est donc,  par sa seule existence,  la cause d'une mauvaise allocation des ressources'' ; phénomène qui échappera toujours à la compréhension de quiconque méconnaît le point de vue adopté par la théorie des choix publics.
===Tout le monde est poussé par son intérêt vers ce résultat indésirable===
Il n'y a pas que les consommateurs qui soient poussés à la surproduction des biens et des services dans le secteur public. De leur côté,  c'est bien naturel,  ceux qui gèrent cette production en tirent un pouvoir et un prestige proportionnels à l'importance du service. Les employés,  quant à eux,  y trouvent des occasions de monter en grade et de se faire augmenter.  ''Ceux qui font la loi gagnent eux-mêmes le soutien des groupes qui reçoivent les services produits en excès,  sans pour autant perdre celui des contribuables dans leur ensemble,  qui financent toutes ces belles dépenses''. Le résultat est un soutien massif et unilatéral à tout projet de développer le service,  avec une opposition pratiquement inopérante.
===Réduit au statut d'usager,  le consommateur perd tout pouvoir de décision===
Le service,  même produit en plus grande quantité que des clients individuels n'accepteraient d'en financer sur un marché privé,  ne répond par ailleurs en rien à leurs besoins particuliers ni à leurs exigences spécifiques. Bien au contraire,  c'est aux pressions du processus politique qu'il obéit. Sur un marché privé,  le consommateur peut choisir son fournisseur. Par ailleurs il lui suffit,  pour en borner la quantité,  de limiter sa dépense,  dont il a la maîtrise directe. En somme,  l'offre est contrainte parce que le client choisit son fournisseur,  la somme qu'il est disposé à payer (ou peut se permettre de payer). Dans le secteur public,  rien de tout cela : le consommateur ne contrôle ni le choix de son fournisseur ni la quantité produite,  et pas davantage ce que tout cela va lui coûter (dût-il se passer du nécessaire pour entretenir ces excès).
Naturellement,  dans le privé,  le client peut aussi choisir les biens et services particuliers qui correspondent à ses exigences,  et refuser ceux qui ne lui servent à rien. C'est ainsi qu'en assez peu de temps,  les biens et les services finissent par se conformer aux préférences des consommateurs. Les producteurs qui s'en moquent font faillite lorsque leurs clients vont chercher ailleurs.
C'est à des influences totalement différentes que le secteur public est soumis. Les consommateurs n'ont pas le choix : ils sont bien obligés de payer ce que le secteur public produit. Car cette production est,  pour sa plus grande part,  financée par l'impôt. Les consommateurs n'ont aucun autre choix possible,  d'abord parce que le "service public" est le plus souvent un monopole (ne serait-ce que parce que le financement public,  reposant sur l'usage de la force,  est en lui-même une forme de concurrence déloyale),  ensuite parce que,  étant généralement obligés de financer sa production,  rares sont ceux qui peuvent se permettre,  en plus,  de se payer un fournisseur privé. ''Cela signifie que les consommateurs n'ont aucune possibilité d'imposer leur rationalité propre au secteur public''. La procédure politique leur permet épisodiquement de formuler un vœu,  mais — nous en avons vu un exemple —  celle-ci ne traduit pas leurs véritables préférences,  et ils sont de toutes façons soumis à la "carte forcée" : on ne leur donne à choisir (sans garantie aucune d'obtenir celui qu'ils veulent) qu'entre des "lots" composites extrêmement vastes,  dans lesquels une dépense particulière pour tel bien ou telle marchandise fournie par le secteur public est totalement noyée dans la masse.
===La surproduction s'entend à qualité du service égale===
Cet écart entre produit désiré et produit fourni peut d'ailleurs conduire à cette situation paradoxale : en dépit de la tendance inhérente à la surproduction dans le secteur public,  il arrive souvent que pour le même type de service,  la population soit prête à payer beaucoup ''plus'' lorsque les producteurs sont privés. C'est notamment ce qu'on observe en matière de santé,  où les Américains,  avec leur médecine encore largement privée,  dépensent davantage par habitant que les Britanniques assujettis au monopole pseudo-gratuit du Service National de Santé,  ou en matière d'enseignement,  où les Japonais dépensent plus que les autres,  parce qu'une part substantielle de leurs dépenses en la matière va à des écoles de préparation privées.
Un statisticien imprudent — ou malhonnête — en conclurait même que l'observation réfute la théorie des choix publics,  puisque,  en contradiction apparente avec ses prédictions,  une même activité conduit à moins de dépenses dans un pays où elle est collectivisée,  que dans un autre où elle ne l'est pas autant. C'est là qu'il faut se rappeler que la tendance à la surproduction existe ''nécessairement'',  dès lors qu'un financement public a institué l'irresponsabilité financière pour ceux qui décident de la production du service.
Ce qui se passe,  c'est que le service pseudo-gratuit,  financé par les hommes de l'Etat,  perd tellement de valeur aux yeux de la population qu'elle en vient à en demander moins que s'il était normalement financé,  en dépit du déterminisme qui conduit par ailleurs chacun à pousser à une dépense inconsidérée. L'observation ne réfute donc pas la théorie des choix publics : elle traduit en fait la combinaison de deux des effets qu'elle décrit. D'une part,  la tendance à dépenser trop,  d'autre part l'effondrement de la valeur du service,  tous deux imputables à des formes de financement et de gestion par nature irresponsables.
===La domination par les producteurs===
Ainsi,  l'observation montre bien à quel point les consommateurs sont impuissants à influencer la production des biens et services du secteur public. Le système politique favorise la surproduction et se moque du consommateur-contribuable,  ce cochon de payant. Les producteurs,  en revanche,  voilà qui peut exercer sur le service une influence considérable. Or,  ceux qui le gèrent au niveau de la direction,  et les employés qui participent directement à sa production,  ont pour leur part un fort intérêt personnel dans la nature du service,  et dans la manière dont il est produit.
L'administration d'un "service public" place son intérêt dans un service qui soit facile à gérer,  et maximise les perspectives de carrière des administrateurs et des gestionnaires. Le personnel,  pour sa part,  a intérêt à ce que le service lui donne le moins de travail possible et le dérange encore moins,  tout ceci avec la meilleure garantie d'emploi et les meilleures rémunérations possibles. Quant à la position de ces deux groupes pour influencer le système,  elle est excellente. Contrairement aux usagers qui n'ont pas le choix,  et sont obligés de prendre ce qu'on leur donne,  eux ont un pouvoir à monnayer. Car l'un et l'autre peuvent rendre la vie vraiment difficile aux élus.
La bureaucratie peut entraver,  ralentir,  et faire échouer tout changement susceptible de menacer son statut et sa position. Le personnel peut interrompre le service,  ou menacer de le faire,  et livrer ainsi les élus à la vindicte du public. Le résultat,  inéluctable,  est que les "services publics" tendent tous à être "capturés" par les producteurs. Cela signifie que ces services,  au bout d'un certain temps,  sont bien davantage au service des producteurs qu'à celui des consommateurs. Ce sont les producteurs qui ont le vrai pouvoir à l'intérieur du système,  les consommateurs n'en ayant aucun. C'est,  tout simplement,  que les premiers ont davantage de poids politique à faire valoir que les seconds.
===Seule la théorie des choix publics rend compte de la confiscation du pouvoir par la bureaucratie
Avec les années,  progressivement,  le service cesse de servir les besoins et les demandes du public,  et ne produit plus que pour satisfaire les préférences du petit groupe des producteurs. Cette "capture par les producteurs",  la théorie des choix publics lui donne tout naturellement son explication,  n'étant même pas loin de la juger inéluctable1 ; mais elle aussi serait bien difficilement explicable par les représentations traditionnelles de la politique. Pourquoi les citoyens,  majoritaires et réputés rationnels,  choisiraient-ils d'instituer un service pour qu'il échappe à leur contrôle en aspirant leurs ressources,  dans le seul but de satisfaire le groupe des gens qui y seront employés ? Cela semblera inconcevable,  faute des outils intellectuels permettant de comprendre comment les règles de procédure en question donnentun pouvoir de négociation exceptionnel à certaines personnes aux dépens du public dans son ensemble.
Les résultats de la capture par les producteurs sont bien visibles dans tous les domaines du secteur public. Les services,  qui sont en principe là pour servir le public,  sont de plus en plus asservis aux convenances de ceux qui sont payés pour les produire. La Poste est un modèle parfaitement typique : le deuxième passage du facteur le samedi disparaît ; il n'y a plus de levée le dimanche. Les bureaux de poste ferment le samedi après-midi ; le service des pneumatiques a été supprimé. De tous ces changements,  aucun n'est la réponse à un vœu des consommateurs ; bien au contraire,  on peut supposer qu'ils souhaiteraient exactement l'inverse. En revanche,  ceux qui produisent le service ont la vie plus facile s'ils ne sont pas obligés de travailler le week-end.
===Un processus constant de dégradation===
Dans l'ensemble du secteur public par conséquent,  la tendance est à ce que les besoins et les convenances des producteurs aient résolument le pas sur ceux du consommateur. En réalité,  rien de tout cela ne se produit immédiatement. C'est un scénario qui se déroule au fil des années,  à mesure que jouent les déterminismes et apparaissent leurs effets. par exemple,  en Grande-Bretagne,  les éboueurs passent tôt le matin et réveillent tout le monde avec le bruit qu'ils font. Les accords qu'ils ont réussi à négocier spécifient qu'ils doivent être payés pour un travail défini,  le nombre de tâches correspondant à une journée de travail "normal" n'étant calculé qu'ensuite. Le calcul est remis en cause et débattu chaque année,  jusqu'à ce qu'il soit tel que le personnel commence tôt le matin,  et termine sa "journée" de travail... à midi. Cette particularité serait virtuellement impossible dans le secteur privé,  parce que l'entreprise verrait ses prix refléter ses coûts,  et que le public s'adresserait à des concurrents moins chers. Cependant,  le secteur "public" accorde rarement au public le luxe de choix concurrents,  et on ne peut même pas espérer qu'il fasse faillite comme il devrait normalement le faire avec une gestion pareille. Le résultat est que,  année après année,  on constate que les négociations remettent de plus en plus le soin de définir le service aux mains de ceux qui le produisent. Encore un mystère élucidé : les conventions collectives,  dont un bon nombre de clauses seront incompréhensibles pour qui n'a pas analysé les pressions qui s'exercent dans le système. Les accords qui caractérisent le secteur public ne trouvent aucun équivalent dans le secteur privé,  sauf peut-être dans la production des journaux ou des programmes de télévision2.
Il serait inconcevable qu'une clinique privée réveille ses malades avant six heures du matin,  simplement parce que le personnel trouve plus commode de faire le ménage à l'aube. Il ne serait pas davantage plausible qu'on y fasse attendre des malades plusieurs heures dans les couloirs pour une radiographie ou d'autres examens,  pour les faire encore lanterner avant de les ramener à leur chambre,  tout cela parce que les brancardiers ont imposé certaines règles pour se faciliter le travail. Et pourtant,  ces pratiques sont monnaie courante dans nos hôpitaux publics. La différence ne vient pas du fait que les cliniques privées auraient davantage d'argent. Elle vient de ce qu'elles n'ont pas été capturées par les producteurs,  et donnent par conséquent la priorité à la satisfaction des désirs et besoins de leurs clients.
===La tendance aux sureffectifs===
Si le pas donné aux employés est une caractéristique du secteur public,  la tendance aux sureffectifs en est une autre. Car l'organisation publique est bien souvent moins efficace que son homologue privée,  et nécessite davantage de ressources pour obtenir le même produit. Cette différence est mesurable par comparaison ; rien n'empêche de mettre les prix de revient unitaires de la fourniture publique en regard de ceux d'entreprises ou de services équivalents dans le secteur privé. Il est parfois possible de les comparer à ce qu'ils étaient avant que le service en question ne soit absorbé par le secteur public. On peut aussi mettre en contraste la production publique dans un pays et son homologue privé dans un autre.
''La comparaison montre un coût plus élevé pour un résultat équivalent,  chaque fois que les biens et services sont produits par le secteur dit "public"''. Toutes choses égales par ailleurs,  il faut davantage de personnel au secteur public pour produire des soins médicaux,  de l'acier ou des transports,  qu'il n'en faut dans le secteur privé. La théorie des choix publics nous explique pourquoi.
===Personne,  dans un "service public",  n'a intérêt à économiser les postes de travail===
Que la main-d'œuvre soit employée de façon économique est normalement dans l'intérêt des producteurs,  comme dans celui des consommateurs. Sur un marché concurrentiel,  les producteurs s'efforcent de maintenir des coûts à un niveau raisonnable en utilisant plus efficacement la main-d’œuvre. Ils peuvent ainsi augmenter directement leurs bénéfices,  ou bien maintenir des prix avantageux pour attirer la pratique et accroître leurs parts de marché. Quant au consommateur,  il profite de prix plus bas. Or,  le secteur public fonctionne forcément dans un contexte moins concurrentiel,  puisqu’il est assis sur des impositions — fiscales et réglementaires —  qui privent automatiquement ses clients d’une partie de leur liberté de choix. Les incitations normales,  qui conduisent à une utilisation rationnelle de la main-d'œuvre,  sont absentes,  et d'autres valeurs prédominent donc.
C'est l'intérêt des dirigeants que d'avoir un personnel plus nombreux sous leurs ordres. La responsabilité supplémentaire que cela leur impose leur apportera des rémunérations plus élevées. Le personnel,  pour sa part,  voit son intérêt dans un excès d'embauche. Cela semble vouloir dire : "moins de travail pour chaque employé,  davantage de postes disponibles,  et ainsi une plus grande sécurité de l'emploi". Pour ceux qui négocient en leur nom,  cette perception est aussi une réalité. Il n'est pas dans l'intérêt des militants syndicalistes d'accepter des baisses de personnel,  même si cela devait aboutir à une affectation plus efficace du travail fourni. Moins de personnel,  c'est automatiquement moins d'adhérents. Dans le secteur public,  les négociations sont caractérisées par une répugnance certaine de la part des syndicats à accepter les nouveaux équipements ou les nouvelles méthodes de travail,  s'ils doivent conduire à des réductions de postes.
Même s'il existe dans le gouvernement et l'administration du secteur public un désir authentique d'efficacité,  il faut en général prendre des mesures draconiennes pour l'obtenir. Combien plus facile est de céder aux exigences de ceux qui ont le pouvoir,  et de sacrifier ceux qui n'en n'ont pas ! Ce qui veut dire,  dans le secteur public,  donner toujours plus aux producteurs,  aux dépens des consommateurs. Lors de la conférence annuelle de l'Association Nationale Américaine des Entreprises de Traitement des Déchets,  un responsable fit savoir qu'à Londres,  la véritable curiosité touristique n'était pas la famille royale ni les monuments historiques,  mais la vision de cinq hommes accrochés derrière une benne à ordures,  ramassant les sacs à la main et les y lançant. Ce spectacle-là,  il le trouvait pour sa part plus "historique" que les monuments du même nom.
===Un pur gaspillage,  quasiment palpable===
On peut mesurer le degré de sureffectifs et les pertes qu'ils imposent au public des consommateurs au moment où un contrat est passé avec une entreprise privée pour la charger d'une tâche auparavant remplie par un "service public". L'entreprise privée s'acquitte de la même tâche à meilleur marché,  et avec moins de monde. Et elle n'impose pas un travail plus dur à son personnel ; elle se contente de mieux l'utiliser. Cela peut passer par un nouvel équipement ou,  plus souvent,  par de meilleures méthodes de gestion.
Si l'entreprise privée est capable d'obtenir ces conditions de travail,  c'est parce qu'elle est en concurrence avec d'autres entreprises,  et qu'elle risque la faillite si elle perd sa part de marché. Le personnel accepte ces conditions dans le secteur privé,  parce que son emploi en dépend. Un aspect intéressant du passage d'un statut public à un statut privé est que le personnel qui passe à la nouvelle entreprise privée y est en général plus satisfait de son travail que dans le secteur d'Etat,  pourtant dominé par les producteurs. Même si son travail est affecté et géré plus rigoureusement,  et si la main-d'œuvre est moins nombreuse,  il a la possibilité,  qu'il n'avait pas auparavant,  de gagner des primes en travaillant davantage,  et de nouvelles chances d’être promu à des postes plus importants,  avec de plus grandes responsabilités.
===La décapitalisation chronique===
Un autre trait essentiel de la fourniture publique des biens et des services qui ne peut être ni prévue ni expliquée par la théorie politique conventionnelle,  est aussi sa décapitalisation chronique. En effet,  il n'y a apparemment aucune raison pour que les citoyens de la théorie officielle,  toujours aussi rationnels et majoritaires,  aient envie de se faire fournir des services par des organisations dépourvues du capital nécessaire pour ce faire. Etant donné que l'allocation donnée à chacun des services ne représente qu'une petite somme pour le contribuable,  il est a priori difficile de comprendre pourquoi ils sont sous-capitalisés à ce point. On a déjà observé une nette tendance à la surproduction ; pourquoi n'existe-t-il pas,  de la même façon,  une tendance à la surcapitalisation?
===La myopie de l'Etat===
La réponse nous apparaît une fois que nous avons examiné les pressions qui s'exercent respectivement sur les dépenses courantes et les dépenses de capital. Le financement de chaque service est limité par ce que les législateurs sentent que les contribuables peuvent tolérer. Même si tout bénéficiaire d'un service lui donne plus de valeur qu'à la somme marginale qu'on lui fait payer en échange,  il existe un intérêt diffus mais certain au sein du public pour maintenir le niveau d'imposition à l'étiage où la pression de ce service l'a fait monter.
Or,  au sein de l'enveloppe globale,  il existe une pression plus forte du côté des dépenses courantes. Les dépenses courantes financent la fourniture de services aujourd'hui,  et paient les personnes en cause aujourd'hui. A l'inverse,  les dépenses de capital préservent la capacité de produire les services dans l'avenir. Alors,  ce qui tire l'argent vers les dépenses courantes,  ce sont d'une part la population,  qui protestera si on réduit les services aujourd'hui,  et de l'autre le personnel,  qui interrompra le service si ses exigences ne sont pas suffisamment prises en compte. La même pression n'existe pas du côté du capital,  parce que les bénéficiaires futurs du service ne sont pas là,  aujourd'hui,  pour l'exercer de la même façon. Ils constituent un groupe diffus et impossible à identifier,  qui ne ressent pas directement sa perte lorsque l'investissement est sacrifié.
Pour illustrer la dispersion et l'impuissance relative de ce que Mancur Olson appelle des groupes d'intérêt latents3,  nous avions pris l'exemple d’une l'école existante contre une école en projet. Une de ses conséquences est que,  en l'absence d'un groupe de pression constitué,  personne ne défend l'avenir face à ceux qui privilégient le présent : les parents d'élèves d'une école existante menacée de fermeture peuvent exercer une pression échangeable sur le marché politique,  alors que les parents à venir,  qui pourraient profiter d'une dépense faite aujourd'hui pour construire une nouvelle école,  ne le peuvent pas. Pour la plupart,  ils ne se connaissent même pas,  et ne perçoivent pas non plus le rapport qui existe entre la dépense d'investissement faite aujourd'hui et l'avantage qu'ils pourraient en tirer demain.
Etant donné le déséquilibre des forces qui s'exercent sur le financement global,  il est toujours plus facile pour les élus et les gestionnaires de faire des économies sur l'entretien ou les investissements,  plutôt que de réduire les dépenses courantes. Politiquement,  il en coûte moins de retarder l'achat d'équipements nouveaux ou la construction de nouveaux locaux,  que d'opposer un refus à des revendications salariales ou d'imposer des réductions dans la fourniture des services. Au fil des ans,  cette pression inégale conduit à un déclin constant de la part du financement consacrée aux dépenses de capital dans le secteur public.
==="Richesse du privé,  misère du public" ?===
On peut voir les effets de ce déterminisme dans la tendance qu'ont les "services publics" à posséder un équipement typiquement démodé et sous-entretenu4. Les industries privées ne peuvent pas se permettre de se laisser distancer dans la course à la modernisation et à l'emploi du matériel le plus récent. Les entreprises qui s'y refusent se feront battre sur le marché. Sur le marché politique,  en revanche,  on peut gagner à réduire les dépenses de capital,  qui ont peu de bénéficiaires conscients de l'être,  pour financer les dépenses courantes,  lesquelles en ont beaucoup.
L'expression "richesse du privé,  misère du public" a été inventée par Galbraith,  pour se plaindre de ce que les biens et des services privés trouvaient toujours suffisamment d'argent,  alors que,  prétendait-il,  il n'y en avait jamais assez pour les biens et services "publics". Nous avons vu pourquoi sa conclusion est passablement sophistique en ce qui concerne les ''dépenses'',  mais l'expression reste tout à fait applicable à l'état de l' ''équipement'',  car le secteur public a toujours tendance à la décapitalisation,  quel que soit le niveau global de son financement. Même si,  pour une raison ou pour une autre,  il devenait tout à coup politiquement possible de justifier et d'abonder un vaste financement supplémentaire pour des dépenses d'investissement,  ces sommes n'atteindraient vraisemblablement pas non plus leur cible affichée. On pourrait s'attendre à ce que la plus grande part aille aux dépenses courantes,  à mesure que s'exerceraient les mêmes pressions qui s'étaient faites sentir sur les financements précédents.
Une conséquence de cet état de fait est que nous pouvons tous contempler un secteur privé moderne et pimpant,  à côté d'un secteur public souvent miteux et démodé. Dans les "services publics",  les équipements servent plus longtemps qu'ils ne le devraient. Les nouveaux achats sont sans cesse repoussés,  et les consommateurs doivent se contenter de services qui semblent avoir des années de retard sur la technique et l'équipement du jour. On serait bien en peine de rendre compte de ce fait à l'aide des théories politiques traditionnelles. En revanche,  tout devient lumineux dès lors qu'on étudie l'arène politique sous l'angle économique : les dépenses courantes y ont tout simplement plus de poids politique que les dépenses en capital.
En somme,  s'il est un groupe qui n'a rien à marchander sur le forum de la politique,  c'est bien la génération qui vient. Elle n'apporte aucun avantage actuel en termes de soutien politique,  et ne peut conclure aucun accord. Il existera donc toujours une forte tendance à offrir des avantages à la génération actuelle aux dépens de celle qui suivra.  ''En persuadant les électeurs d'aujourd'hui que leurs avantages seront payés par les contribuables de demain,  on s'acquiert leur soutien aujourd'hui,  alors que celui de demain ne compte pas''.
===La faillite programmée des systèmes "sociaux"===
Un autre exemple de ce phénomène dans les sociétés démocratiques est la tendance marquée à verser des pensions et prestations "sociales" sans rapport aucun avec les versements des bénéficiaires. Le cas type est celui où une nouvelle échelle de prestations est inaugurée dans sa prodigalité,  "justifiée" sur la base de versements plus importants dans l'avenir. Les bénéficiaires immédiats,  naturellement,  y sont entièrement favorables. Ceux qui doivent payer plus cher l'acceptent dans l'espoir que les bénéfices qu'on leur promet pour l'avenir seront plus élevés encore. Ces derniers seront à leur tour financés par leurs enfants et leurs petits-enfants qui,  à l'heure présente,  n'ont pas voix au chapitre.
Un calcul démographique élémentaire suffit largement pour montrer que le système ne pourra être conservé,  et les promesses tenues,  qu'en exerçant une lourde pression sur les contribuables de demain,  lesquels ont toutes des chances de la refuser purement et simplement,  étant devenus les plus nombreux. La morale est celle de la chaîne de lettres,  où ceux qui payent aujourd'hui espèrent qu'après eux on pourra enrôler dans ce jeu un nombre suffisant de gogos supplémentaires pour les payer en retour.
===Les exploiteurs des générations à venir===
John Maynard Keynes disait : "à long terme,  nous sommes tous morts." Il avait raison en ce qui le concerne (il est mort en 1945),  mais s'il est une pierre de touche du système public de retraites et d'assurances sociales,  c'est bien cette mentalité-là. C'était la conception même de ceux qui ont tiré avantage à le mettre en place et à le développer. Ils ont empoché leurs profits hier sur le marché politique,  et aujourd'hui,  maintenant que la génération actuelle (qui était hier,  pour ainsi dire,  la "génération de demain") commence à se rendre compte qu'elle est le dindon de la farce,  les hommes de l'Etat du départ sont hors de portée,  tranquillement installés dans leur rôle de prétendus "sages". Et pour que la comédie soit complète,  il arrive qu'on aille jusqu'à leur demander conseil maintenant qu'il n'est plus possible de camoufler la faillite,  qu'ils avaient installée dans le système dès le début.
Par ailleurs,  tout homme politique essayant de s'attaquer au problème avant qu'il n'atteigne son point critique se heurtera aux intérêts et aux exigences des prétendus ayants droits ; car la formule consistant à demander aux gens de reconnaître qu'il faut payer davantage maintenant pour percevoir moins plus tard n'a que fort peu de chances de l'emporter sur le marché politique. Les observateurs ont depuis longtemps noté la myopie des élus et leur incapacité à formuler des plans à long terme,  même alors que l'on voit nettement se dessiner les tendances. La réponse des théoriciens qui étudient les choix publics est que l'avenir n'y a aucune importance. La seule valeur qu'il puisse avoir aujourd'hui vient du souci que se font les électeurs d'aujourd'hui de laisser un monde au moins tolérable à leurs enfants et petits-enfants ; mais il est bien difficile de bâtir quoi que ce soit sur cette fondation,  avec des politiciens tellement décidés à concentrer exclusivement les préoccupations des gens sur les choix à court terme.
===Le comportement des administrations===
Il est un autre phénomène que la théorie des choix publics sait particulièrement bien expliquer,  c'est le comportement de la bureaucratie. Le modèle traditionnel présente l'Administration comme l'instrument du Gouvernement,  qui lui-même,  d'une manière ou d'une autre,  reflète la Volonté du Peuple. Sur ce socle se dresse la noble figure d'un Service Public dévoué et impartial,  dont la Fonction est de mettre en œuvre les Politiques conçues par ses Dirigeants,  qui sont tous des hommes d'Etat.
Même s'ils est possible que les fonctionnaires soient zélés,  et constituent un élément essentiel de l'appareil d'Etat,  en aucun cas la théorie des choix publics n'accepte de les considérer comme des machines. Ce sont des êtres humains,  mus par des projets et des aspirations semblables à ceux qui font agir les autres personnes. Ils constituent un groupe de pression bien distinct,  avec un certain nombre d'actifs à faire valoir sur le marché politique. Si nous les considérons comme des entrepreneurs qui cherchent à pousser leur avantage,  nous obtenons une image bien plus fine de leur réaction à certaines situations,  et un compte rendu bien plus compréhensible de leur comportement général.
==="Je dépense,  donc je suis"===
Dans la bureaucratie,  la rémunération vient pour une part de l'ancienneté,  et pour l'autre de l'étendue du pouvoir. Chacun a intérêt,  pour sa carrière,  à augmenter ses prérogatives et améliorer son statut. Personne ne tire avantage à diriger un service que l'on doit réduire,  à moins d'y trouver d'autres satisfactions pour compenser la baisse de pouvoir que cela entraîne.
Au contraire,  la bureaucratie proposera plus volontiers la création de nouvelles activités pour ses services,  qui impliqueront une expansion tant en budget qu'en personnel. Le financement supplémentaire ne lui coûte évidemment rien et,  comme elle fournit généralement ses services à un prix inférieur à celui qui ajusterait la demande à l'offre (quand ils ne sont pas "gratuits"),  elle multiplie partout les pénuries artificielles,  ce qui lui permet d'y voir autant de "besoins non satisfaits". Nous avons vu que le statut même du "service public" fausse systématiquement la perception de ses coûts et que,  dans ces conditions,  la demande peut en principe aller jusqu'à être illimitée.
Il peut arriver qu'une mesure donnée soit réellement née de l'initiative d'une fraction donnée du public. Un candidat l'aura peut-être proposé en échange de voix aux élections ; le groupe en question pourra avoir attiré l'attention du gouvernement par les clameurs de ses manifestants,  ou bien la question aura été poussée par les médias. A un moment donné,  elle aura été reprise par les législateurs,  lesquels auront à leur tour fait pression sur le gouvernement pour qu'il remédie au problème.
C'est à ce moment-là que le fonctionnaire entre en scène. On lui demandera d'étudier le problème en question,  et de proposer des solutions. Il est tout à fait dans l'intérêt d'un bureaucrate d'ajouter de nouveaux programmes à son domaine d'attributions,  et même de se battre avec les autres services pour se les voir attribuer à lui. C'est ainsi que se "construisent les empires" au sein du "service public",  processus par lequel les fonctionnaires s'efforcent d'accroître leur champ d'activités,  la taille des équipes dont ils sont maîtres et le niveau des salaires auxquels ils ont accès5. Les fonctionnaires peuvent être dévoués et objectifs,  mais on décrit plus efficacement leur façon d'agir en faisant l'hypothèse qu'ils se conduisent comme des entrepreneurs,  offreurs et demandeurs sur le marché politique,  qu'ils ont choisi de préférence à celui de la production.
===L'Administration comme groupe d'intérêts===
L'apport de la théorie des choix publics est donc qu'elle considère toute administration comme un groupe d'intérêts,  et invite à prendre en compte ses raisons d'agir propres. Au lieu de l'imaginer,  comme le font les théories traditionnelles,  dans le rôle d'un arbitre se tenant au-dessus de la mêlée,  exclusivement soucieux d'appliquer les règles d'une manière juste et impartiale,  elle la traite comme un joueur à part entière,  comme un groupe de plus parmi ceux qui négocient leur influence sur le marché politique. Elle reconnaît les intérêts de ses membres en tant que parties prenantes,  tout autant que leur rôle d'administrateurs.
===Innombrables sont ceux qui croient bénéficier de la redistribution publique
La tendance constante à l'expansion du secteur public dans les sociétés démocratiques ne s'explique pas seulement par l'intérêt qu'il trouve à étendre ses prérogatives. Il ne suffit pas non plus de dire que les bénéficiaires perçoivent davantage ses avantages que ses coûts. Le "secteur public",  c'est bien davantage que l'administration des transferts directs,  profitant aussi bien à ses gestionnaires qu'à ses bénéficiaires supposés. En réalité,  tous ceux qui dépendent de l'argent "public" pour leurs moyens d'existence font ipso facto partie du secteur dit "public".
La liste comprend automatiquement tous les membres des forces armées et la Police. Elle comprend tous les employés de la santé et de l'enseignement publics. Elle inclut non seulement ceux qui sont employés par des entreprises nationalisées  mines,  chemins de fer,  fabriques d'automobiles  mais aussi tous ceux qui travaillent pour des entreprises dont la prospérité dépend des financements de l'Etat.
La liste ne s'arrête pas là. Il faut aussi y ajouter tous ceux qui sont employés à divers niveaux des collectivités publiques,  qu'il s'agisse des Départements ou des municipalités. Du balayeur à l'architecte,  du gardien de square à l'avocat,  tous les professionnels qui travaillent pour l'Etat au sens large font partie,  d'une certaine manière,  du secteur public. Tous ont intérêt à ce que les dépenses,  dans leur domaine propre,  s'accroissent ou du moins se maintiennent. Si tous peuvent trouver à redire à la fiscalité qui leur est imposée parce que l'on augmente d'autres budgets qui ne les concernent pas,  tous en revanche auront tendance à se battre plus farouchement pour leur propre secteur qu'ils ne lutteront contre les dépenses dans d'autres domaines. Collectivement,  ils constituent une force puissante qui pousse à l'expansion régulière des activités du secteur public.
De rusés politiciens avaient déjà compris,  des siècles avant que n'apparaisse la théorie des choix publics,  qu'il serait possible de constituer des majorités à partir de tels groupes. Pour un élu,  il est très avantageux que plus de la moitié de ses électeurs soient matériellement dépendants de l'Etat. Qu'il s'agisse de fonctionnaires,  d'employés ou de bénéficiaires des "services publics",  s'ils sont assez nombreux pour constituer une majorité,  ils auront tendance à élire des politiciens qui s'engagent à distribuer davantage de privilèges politiques.
===La théorie explique comment et pourquoi les systèmes politiques contemporains poussent chacun à agir contre son propre intérêt
Sans doute le processus s'entretient-il de lui-même,  peut-être même est-il auto-accéléré,  alors même qu'il va probablement contre l'intérêt même de la plupart des parties en présence. Comment qualifier autrement un procédé qui provoque,  pour la plupart des services,  le maintien d'un niveau de consommation trop élevé,  pour un produit qui ne peut pas traduire leurs préférences,  en plus des charges supplémentaires imposées à ces services par la domination des producteurs,  la décapitalisation et les sureffectifs ? Si l'on ajoute le fardeau du contrôle bureaucratique,  il devient évident que lorsque les gens votent,  ce procédé leur impose de payer davantage de services que nécessaire,  et à un prix outrageusement gonflé. Mais là encore,  la perte que chacun peut associer à chaque programme est infime,  si on la compare aux énormes gains que son propre privilège lui rapporte. Le système d'incitations propre aux échanges de la politique aboutit donc à ce que les gens,  individuellement,  y agissent d'une manière contraire à l'intérêt de tous,  y compris le leur propre.
Les traits caractéristiques du secteur public de l'économie,  qui semblent à la fois incompréhensibles et absurdes à ceux des observateurs qui n'ont à leur disposition que le paradigme conventionnel,  se laissent prévoir et expliquer dès lors que le modèle des choix publics vient à leur être appliqué. Le fait que,  sans le savoir ni l'avoir voulu,  les gens agissent à l'encontre de leur propre intérêt s'explique,  parce qu'ils donnent à leurs propres privilèges bien plus de valeur qu'à ceux reçus par les autres. Le fait que les gens,  par leur comportement collectif,  engendrent une situation qu'ils auraient refusée par leur propre choix,  s'explique par la manière dont le marché politique détermine la valeur des suffrages et des influences.
Le modèle des choix publics ne se contente pas de rendre plus clair le système actuel. Il nous offre aussi un schéma de fonctionnement détaillé et limpide qui nous explique pourquoi et comment ce système a pu résister à tant de tentatives faites pour le réformer ou pour l'améliorer.
==Réponses de la bureaucratie==
===Des tares depuis longtemps répertoriées===
Cela fait déjà longtemps que l'on connaît les caractéristiques du secteur public qui sont contraires au bien commun. Son médiocre rapport qualité-coût,  son inefficacité,  et même sa carence fréquente en capital,  ont fait l'objet de bien des études. Son incapacité à répondre aux exigences et aux besoins des consommateurs,  le temps considérable qu'il lui faut pour réagir,  en traînant les pieds et à reculons,  ont également été observés,  à l'occasion d'anecdotes ou d'études statistiques plus sérieuses.
De même,  la tendance de la bureaucratie à adopter certains comportements a été copieusement décrite. La "construction des empires" à laquelle on assiste à l'intérieur des services,  la lutte entre ces derniers pour accaparer les attributions,  et la pression constante vers l'expansion du secteur d'Etat,  sont non seulement connus de la science politique,  mais encore mis en scène par l'humour populaire.  ''Yes,  Minister''1,  une des séries les plus appréciées de la télévision britannique,  a pour thème le comportement et les tics de la fonction publique,  étant bien entendu que le public reconnaît sans faute quelles vérités fondamentales se cachent sous le masque de la caricature.
===L'approche naïve des défauts du secteur public===
Avant l'analyse des choix publics,  on pouvait encore penser que les problèmes constatés dans le secteur public et son administration n'étaient que des accidents,  et non des traits essentiels du système. Ainsi,  ses aspects indésirables passaient pour être des cas singuliers,  où l'élément public de l'économie avait erré,  et fait des choses qu'on n'avait jamais voulu lui faire faire. Ce n'était pas littéralement faux,  mais supposait que ces phénomènes étaient le résultat de choix contingents,  réformables,  et non des tares inhérentes au système lui-même.
A première vue,  et avec une conception relativement simple de la rationalité,  on peut imaginer que ces défauts puissent être identifiés,  et réformés par les mesures correctrices appropriées. S'il y a trop de personnel dans le secteur public,  alors il faut réduire les effectifs. Si le secteur public utilise des équipements vétustes et délabrés,  on peut toujours le rééquiper avec du matériel neuf. S'il est inefficace,  avec un médiocre rapport coût-qualité,  il suffit,  pour l'améliorer,  de lui appliquer de nouvelles méthodes de travail et de gestion. S'il ne répond pas de façon satisfaisante aux besoins et aux exigences des consommateurs,  il faut instaurer des procédures qui porteront ces défauts à la connaissance des responsables,  afin qu'ils puissent y apporter les changements appropriés.
On suppose donc constamment,  ce qui est à première vue raisonnable,  que s'il y a des défauts,  rien n'empêche d'y remédier. Le même raisonnement s'applique à l'appareil d'Etat lui-même. Là encore,  il y fort longtemps que l'on identifie les dysfonctionnements,  et présume tout naturellement qu'il sera suffisant de mettre en œuvre des mesures correctrices. L'effectif des fonctionnaires a tendance à dépasser celui d'un service privé équivalent ? Alors il faut réduire leur nombre. Il y a évidemment trop de paperasseries et de doubles emplois ? Dans ce cas,  instituons de nouveaux types d'organisation afin de les éliminer. Si les bureaucrates ont tendance à se constituer des empires,  alors on doit créer un cadre juridique qui le leur interdira. Si un service ne cesse de pousser pour étendre son domaine d'attributions,  rien n'empêche,  pense-t-on,  d'adopter des mesures pour le contrecarrer.
===Les remèdes proposés ne marchent pas,  parce que l'interprétation est fausse===
Ces réactions partent d'un postulat fort louable,  à savoir que ce qui va mal peut être amélioré. Pourtant,  s'il n'y avait pas une erreur sur le fond,  on pourrait s'attendre à ce que le secteur public se porte beaucoup mieux qu'il ne se porte aujourd'hui. Après tout,  il y a belle lurette que l'on a identifié les défaillances du secteur public et de la bureaucratie. Maintes études ont été publiées à leur sujet,  les décrivant même comme des caractéristiques bien connues du système. Elles prétendaient d'ailleurs souvent y porter remède.  On peut alors se demander pourquoi,  depuis si longtemps qu'on les étudie et classifie,  avec tant de propositions de réforme,  ces pratiques malfaisantes continuent imperturbablement de caractériser l'économie du secteur public.
La réponse est tout simplement que ces remèdes ne ''peuvent'' pas marcher. Uniquement conçus pour corriger des défauts particuliers,  ils y échouent dès lors qu'on les applique. La cause de leur déconfiture est en soi instructive,  et c'est pourquoi il vaut vraiment la peine de décrire ce qui leur advient à ce moment-là.
Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître qu'une bonne partie du secteur public emploie trop de personnel. Il suffit de comparer avec des équivalents du secteur privé. Or,  que constate-t-on ? Que les tentatives faites pour limiter les effectifs se heurtent à une résistance bien plus forte dans le secteur public. Sur l'entreprise privée plane toujours la menace ultime de la fermeture ;  il y a des limites que les travailleurs ne peuvent franchir,  sous peine de tout perdre. Les entreprises privées devant rester compétitives,  il leur faut de temps à autre procéder à des "dégraissages". Le personnel s'y oppose,  mais son intérêt,  comme celui de la direction,  conduit les uns et les autres à la table des négociations,  où les licenciements inévitables finissent par être acceptés.
''Rien de tout cela n'est vrai du secteur public. On n'y est en temps normal exposé à aucune fermeture ou faillite,  ni à aucune obligation d'être compétitif''. Accepter des réductions d'emplois n'est l'intérêt ni des travailleurs ni de la hiérarchie. Les employés apprécient la sécurité de l'emploi du secteur public,  d'autant qu'elle est assortie de bénéfices annexes bien plus avantageux que le privé ne peut se permettre d'en offrir. Il n'ont aucune raison d'accepter quelque licenciement que ce soit. Les dirigeants syndicaux cherchent toujours à maintenir le niveau des effectifs,  c'est-à-dire des adhérents en puissance,  à son maximum. Les directeurs,  qui sont rémunérés à proportion des pouvoirs qu'ils exercent,  savent ce qu'ils perdraient à devoir diriger un service réduit.
La capacité qu'ont les employés,  les chefs syndicalistes et la hiérarchie de bloquer tout effort fait pour supprimer des postes,  est à proprement parler phénoménale. Le service,  ils en sont les maîtres ; et pour accéder aux médias,  il leur suffit de se plaindre et de manifester. Le public sera directement touché et,  à travers lui,  le législateur s'ils font,  ou menacent de faire grève. Dans les faits,  le degré de résistance qu'ils opposent aux réductions d'effectifs est si fort que l'on doit en faire énormément pour en obtenir très peu. Ceux qui font la loi apprennent vite à leurs dépens que le coût,  en termes politiques,  l'emporte le plus souvent sur l'avantage des économies qu'ils pourraient faire.
Leurs efforts pour traiter la dégradation du capital s'en sortent un peu mieux,  mais jamais assez pour éliminer le problème. C'est à la structure même des forces en présence que l'on doit cette facilité perverse qu'il y a à piller les budgets d'équipement pour satisfaire les revendications de dépenses courantes,  pour fournir les services et payer les salaires immédiatement exigés. Après le temps nécessaire pour que la dégradation devienne bien visible,  ce seront de nouvelles alarmes et d'autres appels à "l'investissement". Tout cela,  naturellement,  vient de ce qu'on prétend aborder le problème comme s'il tombait du ciel,  sans considérer qu'il a une cause précise.
===On ne peut pas traiter le problème si on refuse d'envisager  ses causes===
Chercher à résoudre le problème en apportant de nouveaux crédits au compte de capital,  c'est vouloir guérir une maladie en ne traitant que ses symptômes. Car,  bien entendu,  les rallonges budgétaires sont soumises exactement aux mêmes tensions que les allocations qui les ont précédées. A la suite des pressions exercées,  la dotation en capital supplémentaire se transmue en augmentations de la masse salariale. A son tour,  elle finira par ne plus être qu'une source de financement comme les autres,  de l'huile dans les rouages de la négociation. A un moment critique de celle-ci,  pour dégager l'argent nécessaire à la sortie de l'impasse,  les syndicats proposeront d'eux-mêmes que l'on retarde d'un ou deux ans l'achat du nouvel équipement,  ou la construction du nouveau centre.
Pour pallier l'absence totale de pouvoir des usagers,  on crée des institutions censées défendre leurs intérêts. Dans l'économie privée,  les consommateurs n'ont besoin que d'acheter ou de refuser de le faire pour faire connaître leurs souhaits et leurs exigences. Exigences auxquelles les entreprises se plient,  faute de quoi les clients iront trouver un autre fournisseur qui,  lui,  saura les écouter. Nul besoin,  par conséquent,  d'institutions particulières pour avertir les industriels de ce que les clients pensent de leurs services. Ils le leur font savoir directement par leurs actes d'achat,  après quoi l'entreprise en cause pourra toujours mener ses propres études de marché si elle veut savoir quoi produire.
Dans le secteur public,  les consommateurs étant privés du Droit de s'exprimer par leurs achats ou leurs refus d'acheter,  on invente des "chiens de garde du consommateur",  soi-disant pour "représenter leurs intérêts". Quand la Poste décide d'augmenter le tarif "urgent",  l'organisme officiel censé représenter les usagers prétend lui communiquer "ce que le public pense de cette idée".  ''Le véritable public n'a guère l'occasion d'exprimer son opinion,  puisqu'on interdit de lui proposer d'autres services'' de courrier2. Entre-temps,  la Poste détermine bien entendu toute seule  ce qu'elle décide de penser,  ou de ne pas penser,  du Comité d'usagers. Ce dernier type d'organisme n'a en fait aucun pouvoir sur les événements. Leurs membres ne sont pas élus par le public,  dont ils ne sont certainement pas représentatifs.  S'ils l'étaient,  ce serait probablement pire,  car cela donnerait l'illusion d'un "contrôle démocratique" là où il n'en existe,  et ne peut en exister aucun.
Plus grave encore,  ces organisations sont elles aussi "capturées" par les entreprises et les services qu'elles sont censées surveiller. Elles suivent l'organisation depuis des années,  négocient avec elle,  et en viennent à mieux comprendre ses difficultés et ses problèmes que celles des usagers eux-mêmes. Très subtilement donc,  leur rôle dérive d'une "représentation" du public auprès des organismes,  à celui de porte-parole des organismes en question auprès de ce même public. Après avoir dîné depuis des années à la même table que l'intrus contre lequel il était censé aboyer,  le "chien de garde" est devenu un gentil toutou. Or,  dans une économie normale,  le public réel n'a pas à se soucier,  et se moque complètement,  des problèmes et autres difficultés d'organisation qu'une entreprise,  disons par exemple Honda,  pourrait bien rencontrer. Ce n'est pas son affaire. Si Honda ne fournit pas la bonne qualité au prix qu'il faut,  eh bien il achètera Hyundai3 à la place. Honda le sait,  et ne fait pas tout un cinéma pour l'accepter.
On traite les problèmes de l'Administration de la même façon que ceux des entreprises et des "services publics". Les tentatives faites pour les résoudre souffrent des mêmes insuffisances,  c'est à dire qu'on les aborde comme s'il s'agissait de phénomènes contingents : des caractéristiques regrettables qui,  pour une raison X,  seraient apparues dans le système,  et dont il suffirait de le débarrasser. Les règles et les procédures courantes de la bureaucratie ont donné naissance aux pratiques immortalisées par C. Northcote Parkinson dans ses célèbre lois. Mais ces ouvrages ne seraient pas devenus des classiques de l'humour,  sans la trame de vérité profonde qui les sous-tend. Il en est de même de la série télévisée que nous évoquions plus haut. En fait,  les spectateurs étrangers se demandent souvent si ces œuvres doivent être considérées comme une manifestation d'humour ou comme un genre de documentaire social.
===La ronde éternelle des rapports et des propositions===
Connaître les pratiques est donc une chose ; les rectifier en est une autre. Même si les procédures des "services publics" sont plus complexes et plus contraignantes que celles de l'activité privée,  on pourrait envisager,  en guise de solution,  d'étudier les procédures du secteur privé et de les appliquer à l'administration de l'Etat. Dans nombre d'économies avancées,  la manière dont fonctionnent les administrations du secteur public a fait l'objet d'étude sur étude,  et dans le moindre détail. On a appelé en renfort tous les spécialistes du privé possibles,  pour évaluer l'efficacité de sa gestion. On a vu des experts en en gestion du temps,  voire en ergonomie,  se pencher sur ses règles et ses procédures. L'"analyse critique des processus",  la "gestion par objectifs",  la "rationalisation des choix budgétaires",  l'"évaluation (!) des politiques publiques",  autant de tartes à la crème qu'on a pu mentionner suivant les caprices de la mode,  sans que cesse pour autant la sempiternelle succession des études et des rapports.
Les recommandations sont faites,  les déclarations d'intention exprimées. Et les pratiques,  de continuer imperturbablement,  avec peut-être,  dans quelques domaines,  une amélioration symbolique et temporaire. On peut bien regrouper certains services,  en supprimer d'autres,  et transférer leurs fonctions ailleurs. Au bout du compte,  on retrouve toujours une bureaucratie où des fiefs se constituent,  où les ingérences prolifèrent,  et dont le domaine d'intervention s'étend sans arrêt. La réforme de l'Administration ressemble à la marée : elle avance,  puis se retire,  mais les rochers sont toujours là chaque fois que la marée redescend.
===On n'appelle pas un médecin pour soigner une vache===
L'erreur fondamentale de cette manière d'observer les défaillances pour essayer de les corriger est qu'elle suppose le secteur public capable de se conduire de la même façon que le privé. C'est en comparant son fonctionnement avec celui du secteur privé que l'on met à jour la plupart de ses pratiques défectueuses. En d'autres termes,  l'activité privée est le modèle de référence pour juger les résultats du secteur public. Quand le second est à la traîne de la première,  on s'efforce de transplanter les méthodes de l'une dans les procédures de l'autre : on demande à l'organisme public de se comporter plus ou moins comme son homologue concurrentiel.
Or,  il n'y a aucune raison de penser qu'il en soit capable. L'animal est complètement différent. L'erreur est là : croire qu'on peut lui faire faire la même chose qu'au privé,  sans aucune des forces qui conduisent ce privé-là à se conduire comme il le fait. Le secteur public est soumis à des contraintes,  internes et externes,  qui n'ont rien à voir avec celles qui s'exercent dans le privé. Et c'est pour cela qu'il se comporte différemment.
===La théorie des choix publics étudie spécifiquement les conséquences du statut public sur les décisions personnelles
Une bonne partie des études et des analyses de l'école des choix publics consiste en un examen très précis de ces influences,  ainsi que des conséquences qui en découlent. Il se peut fort bien que les raisons qui font agir les gens,  aussi bien dans le public que dans le privé,  soient les projets et aspirations ordinaires que la plupart des hommes ont en commun. Le désir d'obtenir l'avantage le plus grand et d'améliorer leur situation,  leurs conditions de travail,  et les récompenses qu'ils peuvent espérer,  tout cela peut bien être commun aux deux secteurs ; mais les règles et les conditions qui dominent l'un et l'autre sont tellement opposées,  que les mêmes motifs d'action produiront immanquablement des résultats différents.
C'est l'incapacité à tenir compte des différences de structure qui est la source de l'erreur. Si le secteur public est autre,  c'est parce que les pressions qui s'y exercent en font quelque chose de différent. Personne ne l'a conçu pour cela ; ce sont les intérêts des groupes et les forces résultantes qui en sont la cause. Le secteur privé non plus n'est pas la création rationnelle d'un seul. Il a évidemment été construit par l'homme,  mais pas suivant un plan préparé à l'avance. Ce qu'il fait,  et la manière dont il le fait,  résulte de l'interaction d'une foule d'actions et de projets personnels. Les caractéristiques qui en ont fait ce qu'il est sont des règles telles que la liberté du choix,  la libre concurrence,  la possibilité de suivre ses préférences en affectant ses ressources,  et de limiter sa consommation à ce que l'on a vraiment décidé de payer.
===La logique politique est celle du profit à sens unique
Dans le secteur public,  nombre de ces caractéristiques sont soit totalement exclues,  soit très amorties dans leurs effets. Le résultat n'y a donc rien à voir avec celui qui émerge de l'économie privée. Les caractéristiques mentionnées ci-dessus jouent un rôle important dans l'organisation du secteur privé,  en ce qu'elles limitent la capacité de chaque individu à soumettre le système à son intérêt exclusif. C'est parce que la possibilité de choisir existe que les prix sont contraints. C'est parce que les consommateurs peuvent refuser d'acheter,  que l'organisation ne peut pas être exclusivement au service des producteurs. C'est parce que la dépense se limite exactement à la somme dont les gens ont volontairement accepté de se séparer,  que la qualité offerte doit être suffisante pour les attirer.
A l'inverse,  ''c'est un aspect caractéristique du secteur dit "public",  que les facteurs qui imposent contraintes et limites à la poursuite des avantages unilatéraux n'y sont en rien aussi efficaces''. On pouvait donc tout à fait s'attendre à ce que le secteur public se caractérise par la recherche,  et l'obtention effective,  d'avantages personnels au profit de ses membres,  aux dépens de la population dans son ensemble. Si le secteur économique d'Etat se comporte comme il le fait,  cela ne tient donc pas à des traits accidentels qui s'y seraient glissés par hasard au cours de sa croissance,  mais à des caractéristiques structurelles qui lui sont inhérentes.
===L'irresponsabilité qui découle du statut public dispense de produire efficacement===
La raison pour laquelle les tentatives faites pour transplanter dans le secteur public certaines procédures du secteur privé ne "prennent" pas,  est que les contraintes qui maintiennent ces pratiques en sont tout simplement absentes. Si la production publique des biens et des services contrôle moins bien ses coûts que l'industrie privée,  c'est parce que le secteur public n'a pas besoin de le faire. Les pressions qui poussent à ce type d'efficacité sont faibles comparées à celles qui conduisent à la prolifération des postes et aux pratiques restrictives de la production.
Le souci de consacrer davantage de ressources à l'investissement,  aux équipements modernes et aux nouvelles installations est bien timide,  comparé aux pressions qui aspirent les fonds disponibles vers le côté des dépenses courantes. La vague opinion qu'il faudrait,  Dieu sait comment,  tenir compte des intérêts des consommateurs et les défendre,  ne dépasse guère le stade du vœu pieux dans un système où la plupart des règles conduisent à satisfaire,  aux dépens de ces derniers,  les désirs et les besoins des producteurs.
Un schéma similaire se répète dans l'administration de l'Etat. A la base se trouve le fait que ''si une administration publique ne se conforme pas aux normes de la gestion privée et n'atteint pas son niveau d'efficacité,  c'est tout simplement parce que son statut même est fait pour l'en dispenser''. Elle n'affronte aucune des pénalités qui,  dans le secteur privé,  sanctionnent l'inefficacité ; en leur lieu et place,  elle est confrontée à des règles et des contraintes  qui conduisent inéluctablement à multiplier les personnels  et à développer les fonctions.
Il est possible que les cadres supérieurs du privé rivalisent de la même manière pour acquérir de l'influence et essayer d'étendre le domaine de leur propre pouvoir. La différence est que,  dans le privé,  le juge ultime se trouve dans le marché. Si,  de toutes ces manœuvres,  il résulte que les ventes s'améliorent,  ou que la société devient plus compétitive,  les choix faits seront maintenus. Sinon,  les contraintes à l'œuvre y mettront rapidement fin. Dans l'Administration,  il n'existe aucune norme,  aucune contrainte d'efficacité approchant ces disciplines propres au marché libre. Le fait est qu'elle n'a jamais été instituée pour cela. Les règles administratives,  par nature,  sont destinées à contraindre le public et non à le servir.
===Les défauts du secteur public sont inhérents à sa nature===
Quels enseignements peut-on en tirer ? Les multiples tentatives faites pour améliorer le secteur public et pour éliminer ses aspects nuisibles ont en commun,  nous l'avons vu,  de s'inspirer des résultats du secteur privé,  et de supposer que les défauts du secteur public sont de purs accidents susceptibles d'être éliminés. Or,  d'après l'analyse des choix publics,  les tentatives inspirées par de telles conceptions n'ont guère de chances de réussir. Tout d'abord,  en l'absence des règles qui,  dans le privé,  entretiennent les caractéristiques recherchées,  il n'y a aucune raison pour que celles-ci subsistent dans le secteur public. Deuxièmement,  en examinant les groupes de pression et en tirant les conséquences de leurs raisons d'agir,  on est forcé de conclure que les principaux inconvénients du secteur public ne sont pas accidentels mais nécessaires,  c'est-à-dire qu'ils sont une conséquence presque inévitable de la manière dont le secteur public a été institué,  et de son mode de fonctionnement.
Pour reprendre les termes de la théorie des choix publics,  les problèmes de la production publique sont un produit secondaire du marché politique. Sur le marché de la production,  l'échange des biens et des services conduit à un certain type de résultat. Sur le marché politique,  l'influence et les suffrages échangés en assurent un autre,  substantiellement différent. On ne trouve pas,  sur le marché politique,  les traits fondamentaux du marché productif qui mettent automatiquement ce dernier au service des autres. En leur lieu et place,  on trouve des caractéristiques garantissant qu'il servira bien les intérêts des groupes de pression minoritaires qui s'y échangent leurs influences aux dépens de tous les autres.
Les règles du secteur public  qui permettent aux groupes d'intérêt minoritaires d'y rechercher leur avantage aux dépens du bien commun sont donc celles-là mêmes  qui leur permettent également de résister avec succès aux tentatives faites pour enter sur son fonctionnement les méthodes et les procédures  du secteur privé.  Pour dire les choses plus crûment,  ''il est contraire à leur intérêt de se soumettre à ces procédures et à ces disciplines,  et ils ont le pouvoir de faire échec à toute tentative pour les appliquer''.
===Un scénario type===
Là encore,  on peut faire appel à un exemple fictif pour repérer les procédés et les pratiques utilisés contre toute tentative faite pour amener le secteur public à plus de ressemblance avec les entreprises privées. Qu'ils soient appliqués consciemment par les acteurs,  ou résultent de leur désir inconscient de défendre des positions privilégiées,  cela importe peu. Ce qui compte est qu'ils sont bel et bien employés,  et qu'ils fonctionnent.
L'exemple pourrait être ce serpent de mer que l'on voit apparaître de temps à autre dans la gestion administrative,  une étude qui révèlerait la possibilité de faire des économies pour une production équivalente ou même meilleure,  tout en économisant les ressources utilisées. La décision politique de faire des économies substantielles est le signal déclencheur pour une bataille entre les différentes Directions,  chacune s'efforçant d'obtenir que les restrictions budgétaires tombent chez le voisin. Même si certaines d'entre elles sont finalement désignées pour supporter l'essentiel des économies de coûts,  il se produit encore,  entre leurs différents services,  une bagarre où chacun s'efforce de faire avaler la pilule à l'autre.
Comme toutes les Directions se battent pour conserver ou augmenter leur dotation budgétaire,  les pressions qu'elles exercent sur le gouvernement militent collectivement contre la réalisation d'économies importantes. Les hauts fonctionnaires de chaque service produisent des projections pour dépeindre les conséquences atroces qui résulteraient de coupes budgétaires vraiment significatives. Au sein du gouvernement les Ministres,  armés des rapports préparés par leurs subordonnés,  se battent à leur tour pour défendre les budgets de leurs ministères. Et comme les autres membres du gouvernement en savent encore moins que le Ministre sur le fonctionnement des autres ministères que le leur,  ils sont plutôt mal placés pour juger des chiffres qu'on leur présente.
Ce qui n'était au départ qu'une simple tentative pour réduire les gaspillages s'est désormais transformé en une dispute entre les Ministres au niveau du Conseil,  la surenchère résultante ne pouvant déboucher que sur des compromis réduisant l'ampleur de l'économie projetée à l'origine. Le processus se répète à plus petite échelle à l'intérieur de chaque ministère,  les Directions consacrant leurs efforts à justifier leur propre attribution budgétaire plutôt qu'à rechercher des occasions de faire des économies. Les bureaucrates savent parfaitement qu'il n'ont aucun intérêt à ce que leur Direction dépense moins d'argent,  pas plus qu'à une réduction du budget global de leur ministère.
===Deux réformes,  également vouées à l'échec===
Deux méthodes ont été essayées pour désamorcer le mécanisme qui pousse chaque Direction et chaque ministère à défendre l'intégralité de son budget intact pour faire tomber les réductions sur les autres. L'une est d'imposer des réductions uniformément proportionnelles,  en exigeant par exemple que chacun réduise ses dépenses de,  disons,  cinq pour cent. L'autre consiste à attribuer une enveloppe budgétaire globale à chacune des Directions,  en la laissant libre de déterminer comment appliquer ces limites.
Ces deux méthodes tiennent compte du fait que les fonctionnaires vont se démener pour défendre leur propre budget,  et pour essayer de trouver un moyen de vider le projet de son contenu. Si tout le monde était forcé d'accepter une réduction uniforme,  cela pourrait éliminer la tendance de chaque service à se repasser le bébé,  et à vouloir faire porter ailleurs le poids de la restriction. En théorie,  cela devrait empêcher les luttes au niveau ministériel,  les Ministres n'ayant plus besoin de jouer les porte-voix pour leurs fonctionnaires,  ni de s'opposer les uns aux autres pour maintenir leur propre budget.
De même,  la limitation globale de l'enveloppe pour chaque Direction est censée confiner les luttes à l'intérieur du ministère. La théorie est que chaque section devra lutter contre les autres pour conserver son budget,  le plafond budgétaire global imposé étant le total définitif. Au lieu que l'on voie chaque service défendre sa dotation personnelle,  envoyant ensuite le Ministre se battre pour obtenir la somme résultante,  la règle de l'enveloppe globale est censée permettre de prédéterminer ce total,  en maintenant la bagarre à l'intérieur.
===On sous-estime les déterminismes pervers du système
Derrière ces deux stratégies se cache le présupposé selon lequel si les dépenses inutiles et le gaspillage peuvent être identifiés,  alors on pourra les éliminer,  ou du moins les réduire,  pour peu qu'il soit possible d'imposer une certaine discipline. L'idée est que ces deux méthodes imposent un plafond global qui ne peut pas être dépassé,  et avec lequel les services devront bien apprendre à vivre. Ainsi,  ils seront obligés de réduire les doubles emplois et la paperasse,  pour continuer à travailler à moindres frais.
La réalité est bien différente. Dans la réalité,  les fonctionnaires découvrent qu' ''il est plus facile de repousser les limites que de faire des économies sous leur contrainte''. Les Ministres réagissent à la proposition de réductions globales en disant que l'idée est bonne en général,  mais qu'elle ne saurait être appliquée aux services essentiels de leur propre ministère. On ne peut pas faire de réductions dans ces domaines essentiels que sont par exemple la santé,  l'éducation,  les retraites ou la sécurité sociale. Ce serait une fausse économie,  n'est-ce pas,  que d'essayer de réduire le budget de l'environnement. La sécurité serait compromise par des réductions dans le budget de la Défense. Accompagnée d'une grande publicité,  la défense des "services publics essentiels" de chaque ministère transforme ce qui devait être une réduction également subie par tout le monde en une image plus familière,  celle d'un conflit de priorités au sein du gouvernement. Voilà un scénario qui met le fonctionnaire plus à son aise,  sachant parfaitement en tirer les ficelles.
Dans la variante de l'enveloppe budgétaire globale,  la réponse est double. Pour commencer,  les fonctionnaires s'opposent directement à la limite imposée pour chaque Direction. Ils produisent des chiffres budgétaires "prouvant" l'impossibilité absolue de les respecter. Ensuite,  après qu'un certain plafond a été accepté par le gouvernement,  les fonctionnaires entreprennent de faire pression pour casser ces limites. A mesure que l'on examine les mérites éminents de chacune des dépenses individuelles,  s'accumulent les raisons pour lesquelles la dotation initiale finira par être dépassée.
Imaginons,  par exemple,  que les plafonds servent à fixer une augmentation salariale inférieure au chiffre que peut accepter un type de personnel indispensable,  disons les enseignants. Le conflit qui en résulte fait pression sur le gouvernement,  et quand un compromis se présente qui semble acceptable aux fonctionnaires,  le Ministre demande au Conseil la permission de dépasser la limite imposée à son ministère pour financer cet accroissement exceptionnel. C'est ainsi qu'il est possible de bousculer les plafonds établis,  à l'occasion d'une série d'incidents distincts,  dont chacun permet d'invoquer la force majeure. Imaginer que le financement supplémentaire pourrait être obtenu par des économies faites ailleurs au sein du même ministère n'est pas une voie praticable ; cela ne ferait que transférer la pression ailleurs. La seule manière de l'éviter est de piller le budget d'équipement pour financer les accroissements de dépenses courantes.
Même si l'idée qui inspire les réductions budgétaires uniformes et la fixation d'enveloppes globales est de réduire le gaspillage administratif,  les pressions sont telles qu'il est plus facile de renoncer au projet que de faire les économies en question. Des exceptions sont faites à la politique globale en faveur de certains ministères ; on attribue un financement supplémentaire à ceux dont les situations les forcent à dépasser les limites budgétaires. L'expérience des bureaucrates est telle qu'ils n'ont aucune peine à fomenter des situations qui obligeront à le faire.
===Les économies proposées porteront en priorité sur les services les plus appréciés,  dans les domaines où le gouvernement est le plus vulnérable===
Si on prenait pour argent comptant la vision théorique des fonctionnaires telle que la présente le modèle politique conventionnel,  on pourrait peut-être s'attendre à ce qu'ils cherchent à faire des économies afin de fournir un meilleur rapport qualité/coût. Ainsi,  on attendrait d'eux qu'ils économisent l'argent public en adoptant des règles et des méthodes de travail plus rationnelles. On pourrait fermer certains bureaux,  leur personnel servant à compenser les défaillances dans d'autres. On pourrait traquer les activités inutiles ou improductives,  et les éliminer. Le résultat serait que le ministère continuerait à rendre ses services,  mais à moindres frais,  ce qui serait une amélioration de l'efficacité.
Lorsqu'on adopte l'analyse des choix publics,  et considère les participants comme des marchands d'influence sur le marché politique qui cherchent,  comme des entrepreneurs,  à s'assurer le plus grand profit personnel,  on s'attend à un schéma tout à fait différent,  et qui correspond beaucoup mieux à la réalité de l'expérience. Quand les coupes sont imposées,  les plans présentés envisagent de les obtenir,  non par des économies sur la paperasse,  mais par des réductions sur les services. Au lieu que ce soient les bureaux qui subissent l'essentiel des économies,  ce sont les bénéficiaires des services qui les subissent de plein fouet. Pire,  les réductions proposées vont souvent porter sur des domaines sensibles et perçus comme importants,  et dont les cibles sont un type de public particulièrement revendicatif,  ayant la langue bien pendue et la visibilité médiatique à l'avenant.
Quand on annonce les réductions envisagées,  c'est immédiatement un concert de protestations chez ceux dont les services sont menacés. Les médias suivent naturellement,  et le cabinet du Ministre commence à prendre la mesure de ses ennuis. A son tour,  le gouvernement ressent une impopularité croissante,  et ses membres commencent à se soucier des retombées politiques. Les parlementaires reçoivent des missives hostiles,  les sondages montrent quel attachement le public voue aux services menacés. L'économie espérée paraît alors dérisoire par rapport au risque politique. Le gouvernement calcule qu'il ne peut se permettre de perdre qu'un certain niveau de soutien si l'entreprise doit être rentable,  et bientôt son enthousiasme pour les économies diminue. Ce qui était bien sûr l'effet escompté par les fonctionnaires qui proposaient les réductions en question.
L'analyse des choix publics suggère donc fortement que c'est dans les services rendus que les réductions seront proposées,  et non dans le traitement administratif,  et qu'on proposera d'abord de couper dans les services soutenus par les groupes de pression les plus puissants4. Faire des économies dans les services de santé conduira donc sans doute à fermer des hôpitaux,  ou à cesser de faire certaines opérations qui sauvent des vies. Couper dans le budget de l'enseignement pourrait porter sur le nombre des professeurs de mathématiques. Des réductions dans le budget de la Marine diminueront le nombre des bateaux.
Le scénario est le même partout,  et peut se résumer ainsi : les réductions proposées porteront en priorité sur les services les plus appréciés,  et dans les domaines où le gouvernement est le plus vulnérable. C'est pour cela que les campagnes d'économies ont rarement duré très longtemps,  et qu'elles n'ont presque jamais engendré des réductions importantes de charges administratives. En termes d'effort et d'impopularité,  leur coût se révèle en général plus important que leurs résultats ne le justifient aux yeux de ceux qui s'efforcent de les mener à bien. Une montagne de luttes féroces et épuisantes contre des professionnels de l'obstruction accouche laborieusement d'une souris de dépenses en moins.
Un des épisodes de ''Yes,  Minister'',  la série télévisée qui décrit les mœurs des fonctionnaires,  montrait à quoi avaient mené les réductions budgétaires dans le service de santé5. Un hôpital flambant neuf  avait un service administratif de cinq cent personnes,  parfaitement affairées,  mais n'avait pas un seul patient.  Aucune réduction de postes administratifs n'avait été possible,  alors même que le service était toujours entièrement fermé.  Quiconque suppose que les fonctionnaires ne se conduisent ainsi qu'à la télévision peut toujours prendre connaissance de ce qu'a fait le service américain des Douanes et de l'Immigration. A l'annonce d'une réduction de 10% dans son budget,  le directeur réagit par la mise à pied de tous les fonctionnaires chargés d'empêcher l'importation de drogue dans les aéroports. On n'avait proposé aucune économie d'administration,  mais sacrifié le service le plus apprécié,  et celui où le gouvernement était le plus vulnérable. Cela fut quand même considéré comme un abus,  et le fonctionnaire en question perdit son poste. Il ne fut pas renvoyé,  rassurez-vous : seulement muté à un autre service.

Revision as of 15 July 2006 à 08:58

par Madsen Pirie, Président de l'Adam Smith Institute, Londres (TEXTE EN TRAVAUX) Ce livre est dédié au professeur Edwin J. Feulner Jr.


Remerciements

J'aimerais exprimer ma gratitude à Robbie Gibb et à Barnaby Towns, qui m'ont aidé à préparer le manuscrit de cet ouvrage. Je remercie également le professeur Eamonn Butler, et tous ceux qui m'ont donné assistance et encouragements.

Pour la version française, mes remerciements vont à François Guillaumat, pour avoir choisi, révisé et adapté la traduction de ce texte.


Avertissement

Ce livre raconte l'histoire d'une réussite politique ; il est aussi l'aboutissement d'un itinéraire intellectuel que tous n'ont peut-être pas eu l'occasion de parcourir sur la même distance, ou dans le même ordre. Aussi l'une ou l'autre de ses parties pourra-t-elle paraître trop nouvelle à certains, alors que d'autres n'y verraient qu'une mise en forme, dans un cadre plus large, de ce que leur propre expérience leur avait déjà appris. Or, sa nouveauté et son importance sont telles qu'il se devait de traiter tous les aspects de la question.

C'est pourquoi, il est utile de présenter ici chacune de ses parties à l'intention de ceux qui ont le plus de chances d'y faire des découvertes — voire d'en être choqués.

Ainsi, la première s'adresse surtout aux intellectuels, aux militants, propagandistes et autres professionnels des idées. Elle vise à les convaincre que, s'ils veulent réellement influencer les événements, ils doivent aller au-delà d'un simple énoncé des principes, et se lancer résolument dans l'étude concrète des situations politiques réelles. Les deux parties suivantes leur montrent pourquoi faire, et les dernières, comment.

A l'inverse, c'est aux praticiens de la politique, qui nourrissent une robuste défiance à l'égard des idées préconçues, que s'adresse la seconde partie. Elle leur propose une nouvelle manière d'interpréter les faits dans leur propre domaine d'action, qui a valu une supériorité politique durable aux responsables qui l'avaient adoptée.

La troisième partie montre comment on s'est servi de cette découverte pour mettre au point la micropolitique, une nouvelle manière de concevoir les projets de réforme, et une démarche qui a donné à la politique libérale un réalisme qui lui avait souvent manqué dans le passé.

La troisième partie décrivant dans le détail des politiques désormais connues, la quatrième expose certaines conclusions encore inédites de l'approche micropolitique, qui font l'objet des nouveaux projets actuels.

Enfin, la cinquième tire les leçons de l'expérience acquise.

Ce livre étant largement destiné aux professionnels de la politique, il était essentiel de faciliter son utilisation comme manuel pratique ; c'est pourquoi l'ouvrage se présente sous la forme de chapitres largement autonomes, dont le texte a été encadré par des intertitres, certaines phrases essentielles étant mises en italiques. Ces mentions sont reproduites ci-dessous dans la table des matières, afin de faciliter la recherche des thèmes et références.

F. G.



PREMIERE PARTIE : LE ROLE DES IDÉES

1 Les idées et les événements

Les réponses les plus difficiles à trouver correspondent aux questions que personne ne se pose jamais, et la manière dont les idées influencent les événements relève assurément de cette catégorie. La supposition générale est qu'il n'y a rien à expliquer, que les actes se conforment gentiment aux idées qui les ont inspirés.


La question

Cette conception peut prendre une forme simplissime, que l'on peut présenter ainsi : le penseur trouve l'idée, et puis hop ! le législateur la fait appliquer. Or, s'il est une vision qui est complètement fausse, c'est bien celle-là. Toutes sortes d'idées sont proposées à tout instant ; et elles se contredisent plus souvent qu'à leur tour. On en remarque certaines d'emblée, d'autres passant totalement inaperçues. Certaines sont mises en œuvre, les autres rejetées. Les sociétés démocratiques foisonnent de débats idéologiques où chacun milite pour une conception de l'ordre social totalement incompatible avec les autres. On conviendra que toute explication doit au moins tenir compte de ce fait d'évidence : il y a des idées qui sont appliquées, et d'autres qui ne le sont pas.

On peut élaborer sur ce modèle trop simple en y introduisant le facteur temps. Dans cette variante, on voit d'abord exposer certaines idées. Au bout d'un certain temps, certaines d'entre elles voient leurs mérites reconnus, et commencent à influencer le processus politique. Cela permet d'envisager une sorte de "dérive aléatoire" dans le domaine des idées : une certaine vision du monde prédomine un certain temps, puis d'autres la supplantent éventuellement par la suite1.

Contrairement à sa version élémentaire, cette présentation-là ne semble pas totalement fausse a priori ; si l'on n'y regarde pas de trop près, elle peut même fournir quelques éléments d'explication au changement politique. Une fois les idées exposées par les penseurs, certaines finiraient par s'imposer. L'expérience de leur mise en œuvre conduirait alors à les critiquer, conduisant à envisager d'autres conceptions. Ces dernières seraient alors prises en compte, jusqu'à ce qu'à leur tour elles finissent par être contestées. On peut y voir une description plausible de la façon dont, par exemple, des interludes de libéralisme alternent avec des périodes de "conscience sociale".


Le chaînon manquant

Inclure le temps dans le modèle ne suffit cependant pas pour qu'il soit complet. Il faut aussi imaginer quelle procédure rendra compte de l'"émergence" des idées. Etant admis que les intellectuels s'occupent de produire ces dernières, il nous faut expliquer comment, et pourquoi, certaines d'entre elles parviennent à l'attention des politiciens. Les intellectuels s'adressent généralement à un public, c'est-à-dire qu'ils diffusent livres et articles, et donnent des conférences. Nous admettrons donc que leurs idées, en règle générale, sont accessibles aux parties intéressées2.

Il nous reste donc à retrouver la piste des idées en question, entre leur première publication et la décision du législateur. Comment sortent-elles de leur anonymat ? Bien naïf qui croirait que les politiques passent le plus clair de leur temps dans les publications savantes, dans le seul but de se tenir au courant ; il nous faut donc retrouver l'intermédiaire, le quidam qui aura porté les secondes à l'attention des premiers.

Qui ?

Il existe au moins deux possibilités, d'ailleurs compatibles entre elles : la première serait que certaines personnes passent leur temps à suivre et à diffuser les idées politiques ; un groupe en contact aussi bien avec le monde universitaire qu'avec celui de la politique concrète. Il peut s'agir de militants politiques ou de lobbyistes, ou bien de commentateurs informés, éditorialistes et autres publicistes, comme on les appelait au siècle dernier. Tout ce qu'on leur demande pour jouer ce rôle-là est, tout en suivant le progrès des théories économiques et politiques, de se trouver en position d'influencer ceux qui font vraiment la loi.

La deuxième possibilité mais peut-être y en a-t-il encore bien d'autres serait que les idées parviennent au pouvoir à l'occasion d'un changement de génération. La majorité de nos gouvernants a fait des études supérieures. C'est peut-être à ce moment-là qu'ils ont été initiés aux idées nouvelles, soit directement par leurs professeurs, soit à l'occasion de recherches empiriques ou théoriques entreprises pour obtenir leurs diplômes. Baigner dans le milieu universitaire a pu les ouvrir aux idées, et les avoir assez marqués dans leurs jeunes années pour influencer leur action une fois atteint l'âge d'exercer un pouvoir3.


Comment les idées sont-elles choisies ?

Il nous reste à expliquer pourquoi ce sont ces idées-là, plutôt que d'autres, qu'ils auront adoptées. Là encore, la réponse la plus simple est de supposer que leurs vertus supérieures auront émergé du processus de la discussion et de la critique savantes. Le poète Milton et l'économiste John Stuart Mill avaient tous les deux adopté la théorie selon laquelle, dans une compétition libre et honnête, la vérité finit par triompher. Tous deux, bien sûr, y voyaient un bon argument en faveur de la liberté de parole et d'expression.

Si le monde réel présentait l'aspect idyllique de cette vision de l’esprit, le problème serrait résolu. Malheureusement, la réalité est toute autre. Dans l'imperfection de notre monde sublunaire, la vérité est souvent réduite au silence par la force. On oblige Galilée à se rétracter ; on condamne au bûcher les ouvrages hérétiques, parfois accompagnés de leurs infortunés auteurs. De nos jours, la force a mis des gants de velours : elle se borne à promouvoir les universitaires qui sont dans la ligne, tout en le refusant aux autres. Les intellectuels au pouvoir font la carrière de leurs courtisans et autres porte-coton, et s'efforcent de réduire au silence ceux qui pourraient remettre en cause les résultats de toute une carrière de recherches.

On pourra certes toujours soutenir que les passions vulgaires des hommes ne sauraient empêcher indéfiniment la vérité d'éclater. N'a-t-on pas fini par donner raison à Galilée ? Giordano Bruno n'influence-t-il pas davantage notre monde moderne que l'Inquisition qui l'envoya au bûcher ? De même pourrait-on affirmer que l'intellectuel maudit finira toujours par se faire entendre, pourvu que ses idées aient un tant soit peu de valeur. Réhabilitation et célébrité viendront un jour, quand ce serait à titre posthume. Voilà qui réconforte nos intellectuels proscrits ; mais que ce petit jeu-là ne consiste-t-il pas un peu trop à "prédire" un passé que nous connaissons déjà ?

Nul doute que certaines idées ont fini par l'emporter : ce sont celles que nous connaissons. Mais rien n'empêche que, malgré leur valeur, d'autres idées ne nous soient jamais parvenues : et ce sont celles que nous ne connaissons pas4.

Croire que la vérité finit toujours par triompher, c'est l'erreur des historiens libéraux du XIXème siècle5, qui supposaient que le passé n'est finalement là que pour nous amener au présent. Or, si nous voyons ce qui s'est produit, nous ne voyons pas ce qui aurait pu se produire. Les idées qui ont survécu sont celles qui dominent aujourd'hui ; nous ne pouvons pas dire que ce soit forcément "la vérité".

S'il ne suffit pas qu'une idée soit vraie pour qu'elle soit acceptée, alors il nous faut chercher d'autres voies. Si la qualité propre de l'idée n'attire pas l'attention sur elle, peut-être suffira-t-il de vanter ses mérites ? Une fois passée dans le domaine public, certains, séduits par la force de ses arguments, reconnaîtront ses vérités fondamentales. L'ayant adoptée, ils publieront des textes exposant ses avantages ; peut-être même la développeront-ils plus avant que son inventeur ne l'avait fait.


Les lobbies intellectuels

Ainsi l'idée peut-elle obtenir davantage de soutien que sa source unique n'aurait pu lui en assurer. Ceux qui l'ont adoptée forment une communauté d'intérêts. Ils œuvrent de concert pour la promouvoir, s'efforcent d'empêcher qu'elle ne passe à la trappe6. Cet engagement lie leur sort à celui de l'inventeur ; ils font leur chemin en marge de l'opinion reçue du moment, et constituent une sorte de groupe de pression intellectuel pour rappeler aux autres que l'idée existe toujours, de sorte que son audience finisse par se développer7.


Le modèle des "révolutions scientifiques"

De nos jours, le processus par lequel les idées parviennent à influencer les événements ressemble étonnamment à la manière dont Thomas Kuhn a décrit l'apparition des révolutions scientifiques : sous le règne du "paradigme" dominant, seules les recherches faites sous l'égide dudit paradigme peuvent être reconnues. Les idées qui sont explorées, approfondies, développées, sont donc toujours les mêmes. Jamais on ne les conteste directement, car celui qui s'y risquerait n'y gagnerait ni légitimité, ni reconnaissance, ni honneurs. Finalement, explique Kuhn, le paradigme est poussé jusqu'à ses ultimes limites. A mesure que s'accumulent les incohérences et les insuffisances, de plus en plus de gens s'aperçoivent qu'il faut le remplacer par un véritable changement de perspective intellectuelle. C'est alors que l'on assiste à la période la plus créatrice, le paradigme étant toujours en vigueur. Surgit un nouveau modèle, généralement issu de la génération intellectuelle qui suit, dont la carrière n'est pas inextricablement liée à l'ancien. Ce modèle se fraie un chemin et se fait accepter ; on travaille à le développer et à l'élargir, et il établit un nouveau statu quo. On réhabilite les intellectuels qui plaidaient sa cause à l'époque où il n'était pas encore à la mode, et on leur rend l'hommage rétrospectif dû à des pionniers.

Qu'on applique à l'histoire des idées cette théorie des révolutions scientifiques, et on s'apercevra que le processus décrit par Kuhn est très proche du modèle que nous avons présenté jusqu'ici. Il pourrait en principe expliquer la manière dont les idées politiques se succèdent les unes aux autres. Encore faudrait-il qu'un groupe serve de passerelle entre le royaume idéal de la théorie et le monde de la politique pratique. Si ce groupe existe, nous pouvons expliquer comment les idées, qui sont de l'ordre du débat intellectuel, finissent par être acceptées au niveau de la prise de décisions et de l'influence concrète.

L'intérêt tout particulier du modèle de Kuhn tient à ce qu'il repose en fait sur la psychologie. C'est bien pour rendre compte de l'évolution des connaissances scientifiques que Kuhn l'a proposé, mais il ne traite pas des idées elles-mêmes : il montre comment les hommes y réagissent8.

Il n'est pas douteux que la théorie de Kuhn laisse à désirer comme explication des progrès de la science proprement dite ; mais elle nous en apprend beaucoup sur les engouements en la matière. Elle montre de façon très plausible comment certaines théories deviennent à la mode et excitent les chercheurs. Certains de ses éléments nous permettent de comparer le sort fait aux idées politiques avec le processus qu'elle décrit. Quand les idées sont acceptées, elles stimulent la recherche et attirent l'attention sur leurs porte-parole. Quand, au contraire, elles végètent encore dans les oubliettes de l'opposition au consensus du moment, personne ne s'y intéresse, et encore moins à leurs partisans.

Cependant, il existe un phénomène majeur auquel le modèle de Kuhn ne peut plus être appliqué : Kuhn se limite à la façon dont les idées parviennent à dominer une communauté intellectuelle. C'est dans la communauté scientifique que se produisent les "révolutions" auxquelles il s'intéresse, et il n'a donc pas grand chose à dire sur la manière dont les idées sont adoptées par le grand public, ou parviennent à influencer les choix politiques concrets. Même si nous acceptions son modèle pour rendre compte de la victoire des idées dans le monde intellectuel, il nous resterait encore à rendre compte de leur acceptation par la société, et du processus qui leur permet de peser sur les événements et les décisions.


Les "revendeurs d'idées"

Cette passerelle entre les deux univers, c'est peut-être le groupe intermédiaire des disciples et des propagandistes qui pourrait la former. Chaque grand penseur original a des dizaines, voire des centaines de "suiveurs". Ils explorent les ramifications de l'idée originelle, participant par leurs études et leurs critiques à l'élaboration de l'ensemble. Il s'agit souvent de professeurs et autres enseignants d'université. Ensuite, viennent les étudiants qu'ils auront formés, et dont certains seront devenus écrivains, journalistes, ou leaders d'opinion9.

C'est le groupe que F.A. Hayek appelle "les revendeurs d'idées"10. Ils se perçoivent eux-mêmes comme des représentants de commerce au service des points de vue et des principes d'origine, au niveau où ceux-ci peuvent être suivis d'effet. Qu'il s'agisse d'un public de décideurs ou de législateurs, ou bien encore d'un auditoire informé et cultivé, ces "représentants" espèrent ainsi que la pression exercée aboutira à l'adoption des idées défendues.

Tous les éléments du puzzle sont maintenant en place, reconstituant l'image familière de ce que l'on appelle souvent "la bataille des idées". Le décor est planté pour un scénario que nous connaissons bien.


La bataille des idées

Premier acteur : l'intellectuel. Contre les vents et les marées des théories politiques ou sociales de l'époque, on l'a vu prendre le parti d'une position originale, selon laquelle la conception dominante est soit déformée, soit fausse dans ses fondements mêmes. Son œuvre est vaste et ambitieuse, et son approche iconoclaste ; elle implique de déboulonner le paradigme en vigueur. Et ce que lui vaut son audace, c'est l'incrédulité et le scandale. La communauté scientifique rejette ses travaux comme absurdement "dépassés" (toujours une excellente défense contre les idées nouvelles), quand elle n'emploie pas le procédé plus classique, encore plus efficace dans ce milieu : l'omertá, la loi du silence. Ses écrits ? on n'en rend aucun compte. On ne les cite pas, on ne les prend pas au sérieux. Le malheureux est mis au ban de ses pairs. Tout-à-coup, voilà qu'il a du mal à faire publier ses textes, ou pour se faire inviter à des conférences importantes. La chaire qu'on lui avait promise échoit à un autre, il n'arrive pas à obtenir des subventions. Enfin, pire que tout, ses étudiants ont toutes les peines du monde à se caser. C'est le début de la traversée du désert.

Isolé dans le milieu universitaire, l'intellectuel n'en est pas pour autant absolument seul. Une poignée de collègues, ses jeunes admirateurs, d'autres encore, reconnaissent ce que vaut son travail et commencent à écrire des articles que l'on ne diffuse d'abord que dans des revues confidentielles. Le nombre d'étudiants qu'il influence s'accroît avec les années qui passent. Le groupe est toujours minoritaire, mais c'est une minorité soudée et loyale.

Voici maintenant les vulgarisateurs. Anciens étudiants, intellectuels convaincus par des lectures ou des discussions, ils sont prêts à se dévouer pendant des années s'ils sont persuadés que l'idée en vaut la peine. Ils visent la génération montante des étudiants et enseignants, et cherchent à atteindre le public cultivé en publiant des monographies, des essais et des articles de revue. Parmi ceux qu'ils influencent, certains se lancent dans la politique, où ils passent pour une petite minorité d'excentriques, au service d'une idée mal assimilée, et dont le discrédit est presque universel.


Le scénario standard appelle une "happy end"

Patiemment, notre groupe solitaire œuvre pendant des années, fêtant chaque nouvelle conversion, ne manquant jamais de relever les inadéquations et les échecs des théories qu'ils combattent. Et le scénario standard appelle une "happy end". Les événements exposent l'insuffisance des idées politiques dominantes, au moment où le travail systématique des "maudits" finit par payer. Une nouvelle génération d'intellectuels se range à leurs conclusions. Les idées sont devenues respectables, et les chercheurs se précipitent pour faire publier thèses et essais fondés sur ces conceptions.

Pendant ce temps, le travail des "vulgarisateurs" est allé tellement loin que leurs idées ont pu s'infiltrer jusqu'au sein de la société éclairée. Au moment même où elles deviennent scientifiquement respectables, on assiste à la naissance d'un intérêt populaire pour ces idées nouvelles. Il existe une demande : il faut remplacer l'ancien système, désormais failli. La pression populaire, jointe à la respectabilité scientifique, permet maintenant au législateur d'entrer en scène. Inspiré par les idées nouvelles, il s'empresse de les mettre en application.

Le penseur, s'il est encore de ce monde, se retrouve célèbre. C'est le début des tournées de conférences et des offres de publication à ne savoir qu'en faire. Les premiers partisans sont récompensés de leurs années de vaches maigres par des promotions bien méritées. Une idée aura encore réussi à changer le cours des choses. Pendant ce temps, bien sûr, un autre penseur solitaire, qui n'a pas hésité à défendre un paradigme radicalement opposé, éprouve ce qu'est l'ostracisme.


Les raisons de la "bataille des idées"

Voilà un scénario que nous avons tous entendu mentionner, car il n'est pas seulement familier : il est aussi bien réconfortant. Les intellectuels dont le travail n'est pas reconnu peuvent toujours se consoler en pensant qu'un jour, leur tour viendra. Et même si c'est trop tard pour eux, ils peuvent toujours espérer que leurs idées triompheront à titre posthume. Les petits Marx d'aujourd'hui, peinant à leur British Museum, peuvent rêver d'une gloire comparable à celle de leur illustre aîné. Leurs disciples et partisans, bien que chassés du Paradis des intellectuels et réduits au silence, peuvent eux aussi espérer qu'avec la reconnaissance de leurs thèses viendra la leur propre pour avoir, les premiers, compris ce qu'elles valaient et sacrifié leurs perspectives de carrière pour les faire avancer. Les vulgarisateurs, ces "marchands d'idées de seconde main", peuvent se payer de l'espoir que leur patient travail finira par être rentable. Quand les idées sont devenues suffisamment populaires pour permettre aux hommes politiques d'agir, ceux qui ont participé à leur avènement ont l'immense satisfaction morale d'avoir contribué à influencer l'histoire et à déterminer le cours des événements.

Si ce scénario est populaire, cela tient donc pour une part à ce qu'il est plausible en lui-même, et pour une autre à ce qu'il satisfait toutes les parties en présence. Tout d'abord, il est un moyen de rendre compte du mode d'action des idées et de leurs conséquences. Il montre comment un effort fait dans le domaine des idées peut se traduire par un enchaînement d'influences qui finira par peser sur les choix concrets. Ensuite, il rassure tous ceux qui ont un intérêt dans l'affaire : les penseurs, leurs disciples et les vulgarisateurs. Ceux qui voient triompher ces idées peuvent revendiquer une part de leur gloire. Ceux qui n'ont pas cette chance peuvent espérer qu'un jour, leur tour viendra.

C'est donc la masse de ceux qui veulent croire à ce scénario familier qui donne tellement d'importance à la bataille des idées. S'il est vrai que les événements à venir sont déterminés par les idées dominantes de la génération qui suit, alors quiconque souhaite voir sa vision du monde l'emporter doit exercer son influence dès maintenant. Si c'est la propagation des idées auprès des leaders d'opinion cultivés qui pousse les politiciens à l'action, celui qui souhaite les voir agir dans un certain sens se doit de les convaincre de la justesse de ses thèses.


Une guerre de positions

Voilà donc fondamentalement pourquoi la bataille des idées est menée à deux niveaux par ceux qui veulent déterminer la forme de la société à venir. Les deux niveaux sont liés ; c'est en s'assurant l'adhésion des étudiants d'aujourd'hui que les partisans du changement radical espèrent influencer les leaders d'opinion de demain. L'un des principaux avantages de cette accent mis sur l'éducation est qu'il peut faire boule de neige. Un petit nombre de professeurs peut influencer un grand nombre d'étudiants, et quand ces derniers seront à leur tour devenus professeurs, ils pourront en influencer un nombre bien plus important encore. Il se peut même qu'en fin de compte, la domination soit si forte que toute une génération en restera imprégnée.

Les disciples et compagnons du grand penseur intriguent pour infiltrer le monde universitaire et peser sur lui ; pour influencer aussi bien les publications que les enseignants. La bataille fait rage dans les manuels d'enseignement, ceux qui veulent éliminer totalement le paradigme en vigueur s'efforçant de contrôler le contenu des cours. La presse révèle souvent les tentatives, souvent grossières, faites pour endoctriner de jeunes enfants. Autrement plus âpre est la bataille qui se livre pour mettre la main sur ce qu'on enseigne au niveau supérieur11.

A mesure que cette activité se développe, les départements d'université et les lycées prennent de plus en plus des allures de colonies. Une personne bien placée sera utile pour recruter les plus jeunes et les plus prometteurs. Les diplômés seront attirés ou orientés vers les lieux d'enseignement qui professent les idées nouvelles. Au bout d'un moment, certains départements se seront faits connaître pour leur dévouement à tel paradigme. Les convertis s'y inscriront, et seront accueillis à bras ouverts ; les autres n'auront qu'à aller ailleurs.

La "bataille" pour les idées porte bien son nom, car la métaphore militaire est bien appropriée. On peut envisager cette lutte pour conquérir la génération d'intellectuels à venir comme une guerre de positions, ponctuée çà et là par des escarmouches, des manœuvres stratégiques et une répartition judicieuse des troupes pour renforcer les positions cruciales ou récemment acquises. De temps à autre la bagarre, occulte dans sa permanence, fait surface à l'occasion de la conquête d'une institution importante. Démissions fracassantes et protestations solennelles donnent alors au spectateur un aperçu de l'âpreté du combat.


La "traversée du désert"

La "traversée du désert" se caractérise notamment par la loyauté tribale des troupes dans leur ensemble. Vu leur statut minoritaire, on pourrait s'attendre à ce qu'elles cherchent à consolider leurs bases en s'assurant des alliés qui acceptent certains éléments de la nouvelle doctrine. En fait, c'est souvent l'inverse qui se produit, car on est bien résolu à ne pas laisser se diluer la doctrine, à ne pas la laisser polluer par des idées déviantes. Il arrive que cela mène à une attitude exclusive, dans laquelle seuls ceux qui acceptent les idées du maître sans compromis ni discussion seront tolérés. On fera usage d'expressions clés codées et d'un jargon spécifique qui donnera à l'observateur l'impression que tout cela n'est pas sans rapport avec les incantations d'un rituel religieux.

Ceux qui se sont chargés de vulgariser auprès des leaders d'opinion et de la communauté intellectuelle, mesurent la réussite en termes de couverture médiatique. Les chiffres de diffusion des écrits prennent alors une importance cruciale. Les ventes de livres sont assidûment décomptées, non pour les droits d'auteur qu'elles rapportent, mais pour l'influence qu'elles traduisent. La publication d'un article de presse sur un intellectuel ou sur ses idées dans un journal ou un magazine important constitue un événement marquant. Les photocopies de l'article en question, diffusées par des partisans, auront probablement plus de lecteurs que l'article original lors de sa publication.

Les émissions sérieuses de radio ou de télévision qui mentionnent les idées en cause sont célébrées comme des victoires majeures, car on les jugeait victimes d'une sorte de conspiration du silence, les commentateurs informés refusant de les prendre au sérieux. Une émission de radio ou de télévision représente une véritable brèche dans cette conspiration, quel que soit le taux d'écoute de l'émission ou la chaîne sur laquelle elle est diffusée.


Les enjeux matériels

Comme dans les révolutions scientifiques, il y a toujours ceux dont la carrière est directement liée au résultat de la bataille. Dans les institutions universitaires, il en est dont les occasions d'avancement dépendent de la victoire des idées nouvelles. D'autres, qui n'ont pas pu se faire un nom dans le cadre du paradigme en vigueur, ont une chance de se faire reconnaître dans le petit cénacle qui s'efforce de le renverser. Car les directeurs des instituts de recherche, tout en travaillant pour faire avancer la cause, gagnent aussi leur vie. Les deux groupes écrivent, ils donnent des conférences, ce qui représente autant de sources de revenus supplémentaires, et d'occasions de participer à des rencontres et séminaires à l'étranger12.


Les enjeux intellectuels

Ceux qui se rebellent contre l'orthodoxie dominante sont souvent animés par trois convictions bien claires. En premier lieu, ils sont persuadés que les idées originales dont ils se font les avocats sont, par essence, justes. C'est-à-dire qu'ils sont parfaitement conscients des défauts d'analyse qui inspirent le statu quo, comme du fait que leur raisonnement à eux en détruit les fondements. En conséquence, ils sont véritablement habités par leurs principes et, comme la plupart de ceux qui sont dans ce cas, prêts à supporter privations et rejet pour la cause qu'ils estiment juste.

Deuxièmement, ils sont encouragés par la conviction qu'un jour, leur façon de voir finira bien par être reconnue. Pour eux, ce n'est qu'une question de temps et d'efforts pour que les vérités qui leur paraissent évidentes ne se révèlent aux autres. Dans ce désert aride, leur aliment est donc celui de l'espoir. Ils se nourrissent de la conviction qu'un jour viendra, de préférence de leur vivant, où la communauté intellectuelle au sens large reconnaîtra la justesse de ce qu'ils affirmaient depuis le début.

La troisième raison d'agir est peut-être aussi la moins contestée. Elle consiste à penser que, une fois la bataille des idées remportée, les événements feront immédiatement suite à cette victoire. Ils présument que, grâce à la mise en pratique de leurs idées, une victoire dans le monde intellectuel entraînera automatiquement, et peu de temps après, des avancées équivalentes dans le monde réel. Etant convaincus de la justesse de leurs opinions, et certains de gagner un jour la bataille intellectuelle, ils sont également persuadés que leurs efforts finiront bel et bien par changer la vie des gens.

La source de cette troisième conviction n'est pas bien difficile à pressentir. Tous ceux qui prennent part à la "bataille des idées" sont eux-mêmes des hommes d'idées13. Ce sont les idées qui les font agir, qui les occupent, qui savent les enthousiasmer. Pour de telles personnes, il est bien naturel de supposer qu'en fin de compte, ce sont les idées qui déterminent toute chose, et que gagner la bataille des idées revient à gagner la bataille des faits.


Une idée d'intellectuels

Les intellectuels ont toujours exalté le rôle et l'influence de l'intellect. On ne sera pas surpris que les ouvrages les plus importants attestent ce rôle, puisque ce sont des intellectuels qui les ont écrits. La plupart des hommes et des femmes d'idées ne doutent guère que leurs pareils soient à l'origine des progrès majeurs de l'histoire humaine. Ils déprécient la contribution des industriels et des marchands, des explorateurs et des soldats, des paysans et des bâtisseurs.

Consciemment ou non, nombre d'intellectuels partagent cette vision des choses. Ce sont ces mots de John Maynard Keynes, homme d'idées autant que d'influence, qui l'expriment le mieux :

"Les hommes de terrain, qui se croient libres de toute influence intellectuelle, sont généralement les marionnettes de quelque économiste défunt. Les fous qui sont au pouvoir, et qui entendent des voix dans le ciel, tirent leur frénésie de ce qu'un intellectuel a scribouillé voici quelques années."

Ces mots-là ont donné des ailes aux intellectuels, la principale raison en étant qu'ils exaltent leur condition. S'ils fascinent tellement, c'est largement parce qu'ils abaissent ceux qui paraissent exercer le pouvoir et maîtriser les événements. Elle présente, cette fameuse citation de Keynes, la puissance temporelle comme une illusion. Elle affirme, ni plus ni moins, que ceux qui paraissent exercer le pouvoir ne font que pousser à maturation la graine semée avant eux par un intellectuel. L'homme de pouvoir peut bien brandir le sceptre, c'est l'intellectuel qui dirige sa main.


Trop beau pour être vrai ?

Le charme keynésien est enivrant : il trouble et rassure à la fois ceux qui passent leur vie cloîtrés dans le monde universitaire. Il dit aux intellectuels ce qu'ils ont envie d'entendre, et dont Keynes était persuadé, à savoir qu'ils sont les véritables puissants de ce monde. Il contribue, en quelque sorte, à expliquer pourquoi les intellectuels ne se demandent jamais si une victoire dans le monde des idées se traduira vraiment par une victoire dans le monde réel.

Cependant, aussi séduisante et agréable qu'elle soit pour la communauté des penseurs, la doctrine keynésienne ne va pas de soi, loin s'en faut. Rien ne prouve que ceux qui exercent le pouvoir ne soient que les jouets sans volonté des scribouillards d'autrefois. Le scénario familier que nous avons écrit pour la victoire dans la bataille des idées, ce scénario manque un peu de consistance sur sa fin. On a le droit de douter que ce soit sur le champ de bataille idéologique que se décide l'avenir d'une société. Si l'on veut défendre cette idée, alors il faut apporter la preuve du lien entre la victoire intellectuelle et la victoire pratique. Il faut démontrer qu'il existe un processus liant de façon nécessaire et suffisante l'adoption des idées par les intellectuels et la mise en œuvre des politiques.

Or, il est tout à fait possible d'accepter le rôle de l'intellectuel novateur et de ses années de lutte, de reconnaître l'importance de ce qu'ont accompli les disciples, les partisans et les vulgarisateurs, et malgré tout de douter que tout cela suffise vraiment pour influencer les événements eux-mêmes. Même si l'on admet que le processus que nous venons de dépeindre décrit correctement la victoire ou de la défaite dans certaines batailles intellectuelles, il reste un hiatus crucial entre l'idéologie et la réalité.

Les combattants ne doutent pas que les idées soient suffisantes : une fois qu'elles auront gagné à la fois le respect du monde savant et le soutien du public, les politiciens pourront les mettre en œuvre. Or, c'est là que le bât blesse. En effet, il ne s'agit là que d'une supposition, et non d'une affirmation raisonnée, appuyée sur des preuves et des arguments.

On peut donc toujours prétendre que les changements qui interviennent en politique ne découlent pas directement des victoires remportées dans le monde des idées, et que la relation entre les idées et la politique est plus complexe que le modèle simple que nous venons de considérer.



2 La théorie et la pratique

Dans tous les domaines des affaires humaines, la pratique précède de loin la science : la recherche systématique de tous les modes d'action des pouvoirs de la nature est le produit tardif d'une longue suite d'efforts pour asservir ces pouvoirs à des fins pratiques.

John Stuart Mill

The Principles of Political Economy



L'utopie... au pouvoir

La République de Platon est l'un des plus anciens classiques de la science politique. Bien que prenant la forme d'un dialogue ostensiblement destiné à la recherche de la justice, une grande partie du livre décrit comment on pourrait constituer la société idéale, quelles seraient ses règles, ainsi que son éducation et ses mœurs, et même ses mythes.

La conception platonicienne de la société parfaite paraîtra sans doute quelque peu austère, voire brutale au goût moderne. Il en était sans doute de même pour son public athénien. Il fallait élever les enfants tous ensemble, sans qu'ils sussent jamais qui étaient leurs parents naturels ; les exposer dès leur plus jeune âge aux duretés de la vie, afin de leur inculquer les vertus martiales. On ne devait leur autoriser qu'un vêtement des plus grossiers, qu'une alimentation des plus simples. Le pain noir devait suffire aux habitants de ce monde idéal. Une censure stricte devait les empêcher de lire aucun écrit susceptible de les distraire ou de les écarter des chemins de la vertu et de la force. On n'aurait autorisé aucune pièce de théâtre qui dépeigne la faiblesse ou l'abandon sentimental. Même la musique devait être sévèrement réglementée : seules auraient été autorisées les harmonies susceptibles d'entretenir un courage convenable. Tous les aspects de la vie auraient été contrôlés, de telle sorte que l'Etat soit mieux servi par ses citoyens.

Les citoyens auraient vécu en communauté, mangeant à la table commune, ne jouissant d'aucun luxe à l'exception de celui qui, à l'occasion et discrètement, leur permettait d'accomplir leur devoir, c'est-à-dire engendrer la génération suivante. La surveillance de ces règles serait échue à ce que l'on appellerait aujourd'hui une police secrète, mais à laquelle Platon avait trouvé un nom plus philosophique.

Gardiens, Auxiliaires et Travailleurs devraient connaître leur place et l'accepter, soutenus en cela par le "noble mensonge" selon lequel ils descendaient respectivement de l'or, de l'argent et du bronze. On imagine que c'est seulement faute d'une technique adéquate que Platon manqua de faire la même suggestion que Huxley : une voix qui, pendant le sommeil des enfants, leur aurait récité : "je suis bien content d'être un gamma ; les alphas doivent réfléchir tout le temps, et les bêtas ont tellement de soucis..."

La société idéale, celle qui engendre (et entretient) le philosophe-roi, est décrite avec une minutieuse précision. Il s'agirait d'un véritable tour de force de l'imagination, si une telle société n'existait pas déjà, au moins dans ses principes fondamentaux. Car ce que Platon décrit est, pour sa plus grande part, l'Etat totalitaire des Spartiates. Lorsque l'on sait que pendant presque tout le début de la vie de Platon, Sparte était l'ennemie d'Athènes, cela nous en dit long sur la tolérance qui régnait dans cette ville, puisqu'il y eut le loisir d'exalter un tel mode de vie et de le présenter comme un modèle de perfection.

Dans son texte, Platon brode et embellit les choses, mais on ne peut s'y tromper : son modèle de base est la vie spartiate. La censure, l'interdiction du luxe, la rudesse des conditions de vie : tout est là. Même chose pour les "éphores" chargés de faire la police des lois. A Sparte, comme dans la République de Platon, les citoyens sont censés vivre, dans le moindre détail, la vie que l'Etat a décrétée pour eux. Sparte existait depuis plusieurs générations lorsque Platon s'avisa de lui offrir le brillant d'une justification intellectuelle. En pratique, ses règles étaient censées gouverner et diriger la vie des citoyens bien avant que Platon n'en eût analysé le fonctionnement et fait une théorie. La pratique était donc première, et c'est la théorie qui a suivi.

Ce qu'avait fait Platon, c'était traduire au niveau théorique la forme essentielle d'une société qui existait déjà, et qu'il trouvait à son goût. Sparte était sans doute brutale, ses citoyens frustes et mal léchés, mais on y pratiquait ce que Platon considérait comme de simples vertus, pas encore corrompues par le luxe, comme l'était Athènes, et elle gagnait les guerres. En fait, toute la société était organisée dans ce seul but. Tout ce que l'on peut considérer comme spécifiquement humain, y compris les arts, la science et la recherche intellectuelle, était subordonné à cette fin, et Platon approuvait ce choix, jugeant que le culte de la vertu devait largement suffire à satisfaire les plus hautes aspirations humaines.

Sparte existait avant que Platon n'écrive. Il ne l'a pas inventée, il n'a pas édicté ses lois. Il se contenta de les décrire et de les justifier, à quelques modifications près. La République de Platon est une rationalisation ex post de l'Etat spartiate. Il décrivit sous une forme théorique ce que les hommes avaient déjà accompli dans la pratique.


La révolution des idées... après la révolution dans les faits

Jusqu'à ce jour, on considère le Traité du gouvernement civil de John Locke comme la théorie classique des limites imposées à l'absolutisme du pouvoir. Ceux qui, avant sa publication, ne disposaient pas des arguments nécessaires pour limiter les pouvoirs d'un Etat trouvèrent dans Locke le support intellectuel qui leur faisait défaut. Locke établit une série de principes selon lesquels le pouvoir découle d'un contrat, et doit être assujetti à des bornes et à des contraintes.

Pour sa part, la défense du pouvoir souverain ne se trouvait pas non plus à court de justification théorique. Depuis les serments d'allégeance des temps féodaux jusqu'à Thomas Hobbes et la nécessité de contrôler la bête chez l'homme, en passant par le pouvoir de droit divin, toutes les rationalisations étaient à portée de main pour les gouvernants en quête de pouvoir absolu. Avec les idées de Locke, l'initiative intellectuelle passait de l'autre côté. Locke proposait des arguments soigneusement pesés et développés, déduits de principes fondamentaux qui niaient la légitimité du pouvoir absolu. Dans le système de Locke, il fallait non seulement contrôler le pouvoir, mais le diviser pour le mieux contenir. En outre, les lois devaient reconnaître sa place à la dissidence, voir à la résistance, qui auraient en d'autres temps passé pour un véritable outrage au représentant de Dieu ou pour la trahison d'un serment solennel. Après Locke, résister devint un choix justifiable en cas de rupture de ses engagements par le souverain.

Cependant, Locke était comme Platon : il décrivait dans ses principes quelque chose qui existait déjà, ne faisant que fournir un cadre intellectuel pour le justifier. La théorie du pouvoir absolu pouvait bien être la doctrine officielle sous la monarchie des Stuart, les Anglais n'avaient pas attendu les "scribouillards" pour lui régler son compte. Car la "Glorieuse Révolution" s'était déjà produite au moment où Locke écrivit son traité1. Il existait déjà une monarchie constitutionnelle, acceptant que l'on oppose des limites à son pouvoir, et dont la mise en place avait succédé au renversement d'un souverain légitime que l'on jugeait avoir abusé de ses prérogatives.

Locke ne faisait donc que rationaliser par la théorie ce que la pratique avait déjà réalisé. Les Anglais avaient réussi leur Révolution, et voilà que Locke se faisait son théoricien et porte-parole. Il fournit les concepts et les argumentaires nécessaires pour justifier ce qui était déjà achevé. En glorifiant Locke, les véritables acteurs se justifiaient eux-mêmes. Ce qui aurait pu être interprété comme l'intérêt personnel d'une classe sans légitimité particulière devenait ainsi la défense d'un grand principe, assis sur la nature morale de l'homme et les fondements de la société civile.


La réalité d'abord, les livres ensuite

Dans une large mesure l'œuvre de Locke, comme celle de Platon, s'inspirait d'actions qui avaient déjà eu lieu. Comme celui de Platon, c'est sur un modèle existant que son idéal de société était fondé2. La réalité d'abord, les livres ensuite.


La prophétie marxiste

C'est à Vladimir Ilitch Lénine que revient le mérite, si l'on peut dire, d'avoir fondé le premier Etat marxiste. Ayant pris la tête de la révolution bolchévique en Russie en 1917, on le considère généralement comme celui qui a donné son incarnation pratique à la théorie marxiste. Il donnait ainsi quelque crédit aux prétentions de Marx suivant lesquelles ses théories seraient une description scientifique du progrès humain, capables de prédire le devenir historique.

Toutefois, pour mesurer l'étendue de son pouvoir de prédiction, il n'est pas sans intérêt de rappeler quelques-uns des éléments-clés de la prophétie marxiste. Marx affirmait que l'évolution et le développement d'une société étaient déterminés par des facteurs économiques et matériels, notamment les moyens de production disponibles. "Le moulin à blé nous a donné le seigneur féodal, la machine à vapeur l'industriel capitaliste."

A l'en croire, les organisations économiques et sociales découlaient étroitement des types de production. Toutes les institutions de la société, y compris son type de gouvernement, son droit et son idéologie, dépendaient de son mode de production et toutes, au bout du compte, étaient à son service.

Les sociétés étaient censées progresser par l'intermédiaire des conflits. Des changements dans le mode de production créaient des tensions dans les institutions apparues pour s'adapter au mode de production précédent. Ces dernières étaient donc devenues inadaptées aux nouveaux procédés. Chaque étape de l'histoire portait en elle le germe de sa remplaçante. Par exemple, les usines exigeaient une concentration de la main-d'œuvre, et cette concentration engendrait la conscience et les antagonismes de classe. A chaque étape une crise violente finissait par opposer l'état précédent (en termes hégéliens, "la thèse") à son concurrent ("l'antithèse"). De ce conflit devait émerger le nouvel état ("la synthèse"), puis le cycle devait recommencer. Le cours de l'histoire devait cesser le jour où les économies auraient atteint le stade où le conflit ultime aurait conduit à une société sans classes.

Cette théorie, de sa conception à nos jours, a engendré nombre d'interprétations plus ou moins ingénieuses du passé. Ses partisans sont contraints à des déformations dignes de Procuste pour essayer de lui faire rendre compte de toutes les étapes de l'histoire humaine. Et ils y sont contraints, parce que la théorie l'exige absolument3.

Si son principe central est exact, alors l'histoire humaine suit un cours inéluctable, vers une société sans classes. Plus une économie est avancée, et plus elle est proche de ce but. Nous avons là une prédiction capitale. Marx envisageait l'histoire comme un parcours, et présumait que les sociétés avancées seraient les premières à achever le cycle de développement pour atteindre la phase finale. Une des affirmations essentielles de la théorie marxiste est que la révolution se produira d'abord dans les économies qui ont le plus progressé.


La réfutation par le succès

Or, à l'époque de Lénine, la Russie ne pouvait guère figurer au nombre des économies avancées. On n'en était encore qu'aux premiers stades de l'industrialisation, assistant tout juste à l'installation des premières usines en vue d'une production de masse, avec toutes les mutations que cela implique. Si les circonstances avaient été différentes, la Russie aurait très bien pu devenir une société libérale bourgeoise, et la monarchie absolue des Tsars laisser place à un système constitutionnel. Si cela s'était produit, elle se serait conformée, dans une large mesure, au modèle marxiste du progrès économique et social. Or, ce n'est pas ce qui s'est passé.

Si Lénine avait réellement voulu appliquer la théorie marxiste, il se serait d'abord attaqué aux économies les plus avancées, s'efforçant de les amener jusqu'à la phase terminale de la révolution de classe, comme le prévoyait le modèle de Marx. S'il avait voulu réussir en Russie, il aurait été obligé soit d'attendre que le pays ait atteint une étape économique ultérieure, soit d'essayer de le pousser vers la société libérale industrialisée. Ainsi aurait-il hâté le jour où, à en croire les prédictions de Marx, tensions et conflits devaient inévitablement éclater et aboutir à la révolution finale.

Or, Lénine ne fit rien de tout cela. Ce qu'il fit contredisait totalement la théorie marxiste à laquelle il professait son allégeance. Révolutionnaire activiste, il fit tout ce qui était nécessaire pour renverser d'abord le pouvoir tsariste, et ensuite le gouvernement Kerensky afin de s'emparer du pouvoir avec ses complices. C'était un homme d'action. Au lieu d'appliquer la théorie marxiste, il déduisit de son expérience pratique qu'un groupe d'hommes restreint mais déterminé et sans scrupules, pouvait se rendre maître d'un grand pays et y conserver le pouvoir.


Il a fallu réécrire la théorie

L'histoire nous montre qu'il a réussi. Il ne s'agissait pas d'une application de la théorie de Marx ; c'était la mise en place d'une clique imposant son monopole du pouvoir. Lénine fit ce qu'il avait à faire, et réécrivit la théorie après l'événement. Ses "apports" à la théorie marxiste vont si loin qu'on l'appelle aujourd'hui "marxiste-léniniste" en son honneur. Il ne s'agit plus d'une théorie prédisant l'évolution du progrès économique et social, mais d'une théorie qui explique aux élites révolutionnaires comment s'emparer d'une société, et comment la forcer pour pérenniser la dictature exclusive du Parti.

Certes, on trouve de nombreux termes marxistes dans la nouvelle version. La "dictature du prolétariat" est toujours là, ainsi que la "société sans classes". Aucune de ces expressions familières ne suffit à camoufler la réalité nouvelle que Lénine avait créée. Avoir établi ce qui devait passer pour un Etat marxiste dans une économie relativement sous-développée imposait de modifier sérieusement la théorie du départ.

La fonction de ces amendements est d'expliquer, après les événements, pourquoi la révolution ne s'est pas d'abord produite dans les économies les plus avancées, celles dont la prophétie affirmait qu'elles étaient les plus proches de leur inéluctable destin. La théorie de "l'impérialisme" fait partie de ces explications-là. La révolution de Marx se serait d'abord produite dans les pays les plus avancés, si ceux-ci n'avaient pas constitué des empires coloniaux. L'exploitation de ces empires a suffi pour consolider le système capitaliste, en rapportant aux classes inférieures assez de satisfactions supplémentaires pour les maintenir en-deçà de leur potentiel révolutionnaire. Les travailleurs, au lieu d'"exproprier les expropriateurs", étaient en fait devenus leurs complices pour arracher aux travailleurs des colonies le produit de leur travail4.

La fonction de ce type d'explication et Lénine lui-même n'en était pas avare était de forcer la théorie à s'ajuster aux faits. Jamais on n'a appliqué la théorie pour changer les choses. Les choses ont commencé par bouger, et c'est ensuite seulement qu'on a refait la théorie pour donner à ces changements leur "superstructure" théorique et leur justification intellectuelle.


Le dernier pays au monde pour une révolution marxiste-léniniste

Si la Russie tsariste de 1917 était un candidat peu vraisemblable pour une révolution marxiste, la Chine d'après-guerre l'était encore moins. La Russie, au moins, avait atteint les premiers stades de l'industrialisation. Elle possédait déjà ses concentrations urbaines, ses ouvriers d'usine, ses dockers, son prolétariat urbain. Elle possédait le premier élément de la force qui allait porter les brandons de la révolte et élever les barricades. La Chine à qui Mao Tsé Toung5 porta la révolution était avant tout une société paysanne, caractérisée par une agriculture primitive. Elle n'avait même pas les concentrations industrielles dont Lénine avait pu tirer parti. Si l'on avait suivi à la lettre la théorie marxiste, jamais la Chine n'aurait pu engendrer la conscience de classe nécessaire pour une action collective. Elle n'était en aucune manière un candidat plausible à la révolution marxiste. En termes de développement économique, elle avait des siècles de retard par rapport aux pays avancés. Les "lois de l'histoire" avaient donc bien du chemin à parcourir avant qu'elle n'atteigne l'ère révolutionnaire.

Même d'après la théorie léniniste, la Chine n'était certainement pas le pays rêvé pour que les cadres du Parti s'emparent du pouvoir et le gardent. Il lui manquait la plupart des instruments que Lénine avait utilisés. Outre les concentrations de travailleurs en usine, qui lui faisaient défaut, sa société rurale était dépourvue de moyens de communication, et il n'y existait pas non plus de classe d'intellectuels aigris pour prendre la tête de la lutte des travailleurs.

Si Mao avait appliqué la théorie marxiste, ou même marxiste-léniniste, il aurait agi bien autrement qu'il ne l'a fait. Et, bien sûr, il aurait très certainement manqué son coup. Il partit au contraire des circonstances existantes. Il agit selon l'opportunité, adaptant sa lutte aux conditions locales. Sa guerre fut donc une guerre rurale ; les militants étaient "comme des poissons dans l'eau" dans les villages, attaquant l'ennemi là où il était faible, et se fondant dans la nature là où il était le plus fort.

Ses tactiques eurent l'effet désiré sur la Chine, en donnant la victoire à son armée. Sa révolution communiste ne pouvait correspondre ni au modèle marxiste ni au modèle léniniste. Mais elle s'adaptait très bien au modèle maoïste car, comme Lénine l'avait fait avant lui, il avait fait sa révolution, et réécrit la théorie après coup. Le communisme marxiste, qui était au départ "le-produit-inéluctable-des-économies-industrielles-avancées-à-leur-dernier-stade-de-développement", n'était plus que le procédé qui avait permis à une clique avant-gardiste de s'emparer du pouvoir sur la plus vaste société rurale du monde6.


La théorie après les faits

Dans le scénario qui se dessine à partir de ces exemples, l'action a tout l'air de précéder la théorie. Alors que l'évolution des idées était censée déterminer les événements, c'étaient en fait les événements qui s'étaient produits les premiers. Quant aux idées qui les ont rationalisés, elles sont venues après. Au moment où on l'exprimait, la théorie ne faisait que décrire une pratique ; et à dire vrai, elle n'en proposait aucune.

L'histoire de Che Guevara est particulièrement instructive, car elle marche aussi bien dans les deux sens. Après une formation de médecin, Che Guevara se lança dans la lutte avec la bande de Fidel Castro pour prendre le pouvoir à Cuba au nom des masses. L'histoire est aujourd'hui célèbre, de la poignée de partisans qui demandèrent aide et abri aux malheureux paysans opprimés des hauts plateaux, et qui virent leurs effectifs grossir face à un ennemi incapable de résister à leur tactique de coups de main.

Mais ce n'était pas une application du marxisme, du léninisme ni du maoïsme. On y voyait un groupe habilement mené, assez astucieux pour profiter des circonstances locales et pour trouver le moyen de réussir dans la société qu'il voulait soumettre et sur le terrain où il combattait. Le régime de Batista, voyant grandir la force de l'ennemi, comprit que la volonté de résistance de ses forces était sapée par son incapacité à affronter ces insaisissables agresseurs. Prenant la fuite pendant qu'il était encore temps, il laissa aux forces castristes le loisir d'imposer et de verrouiller la loi du Parti, comme en Russie et en Chine.

Guevara était l'intellectuel, le porte-parole, et aussi l'homme d'action. Il reste l'un des mythes accoucheurs de notre époque, car il représente le profond désir d'action de tous les intellectuels, ceux qui ne l'ont jamais connue et ne la connaîtront jamais. Il remue le point faible identifié par Samuel Johnson quand il disait : "Tout homme qui n'a jamais été soldat se sent quelque peu coupable."

Ce fut Guevara qui, à son tour, réécrivit la théorie pour l'adapter à ce qui s'était produit dans la réalité. Et nous voilà donc avec une version latino-américaine du marxisme, à côté de la version russe et de la chinoise. En outre, la marque latino-américaine, comme les deux précédentes, était exportable.


L'échec de la théorie préconçue

Voilà où l'histoire de Guevara devient très instructive : comme tous les véritables héros, il eut de la peine à s'installer dans la routine de la vie quotidienne. Après un bref passage au sein du gouvernement cubain, il partit pour la Bolivie, où il voulut lancer une révolution de type castriste. Mais là, au lieu d'agir comme à Cuba, il voulut appliquer la théorie. Il était en Bolivie, et ce qu'il voyait c'était Cuba. Son petit groupe alla trouver les peones dans les collines, et voulut réitérer l'expérience cubaine. Mais la société et le terrain n'étant pas les mêmes, ils exigeaient des tactiques différentes.

Si Guevara n'avait pas été obnubilé par sa théorie, fournie a posteriori pour justifier la révolution cubaine, il aurait pu discerner un ferment révolutionnaire chez les mineurs boliviens. Voilà une classe à qui l'on pouvait parler d'exploitation, et qui aurait pu gonfler les rangs de son armée. Mais il ne devait pas en être ainsi. Pour les paysans des collines, qu'il prétendait sauver et dont il attendait de l'aide, Che Guevara et sa lutte n'étaient qu'un danger de plus dans une existence déjà difficile. Ils le dénoncèrent contre récompense, et il fut exécuté par des rangers boliviens formés aux Etats-Unis.

Cela avait marché à Cuba parce que les exigences pratiques l'avaient emporté sur toute préoccupation théorique. La bande de Castro fit ce qu'elle avait à faire sans trop se soucier de ce que disait la théorie. Cette dernière fut réécrite après coup, comme c'est toujours le cas après une réussite. L'échec survint en Bolivie parce que c'était la théorie qui dominait. Au lieu de s'adapter aux circonstances et aux conditions locales, on avait voulu mettre en pratique une théorie de la lutte révolutionnaire écrite pour une société et une topographie différentes. En outre, elle avait été écrite rétrospectivement, en sachant fort bien après coup quels étaient les procédés qui avaient marché.


La théorie ? On peut toujours l'écrire quand le succès est venu

La théorie que Guevara aurait pu appliquer en Bolivie, au lieu d'en faire une transposition du modèle qui avait réussi à Cuba, est que la réussite dépend du sens de l'opportunité. Les hommes d'action saisissent le bon moment pour faire ce qui permet de réussir, dans les conditions qu'ils rencontrent. Leur réussite ne repose pas sur l'analyse, ni sur l'application d'une théorie ; elle consiste à savoir saisir les chances quand elles se présentent, à savoir tirer parti de tout événement. Bien souvent, ils apprennent au fur et à mesure, de façon empirique. Parfois leurs écarts leur sont presque fatals, voyez Castro. Le succès leur vient de ce qu'ils savent tirer les conséquences de leurs erreurs, et ne pas les refaire.

Quant à la théorie, on peut toujours l'écrire quand le succès est venu. Une fois que la situation concrète a changé, il est toujours intéressant de s'entendre raconter pourquoi et comment cela s'est produit. Parce que la théorie explique les circonstances de la réussite, qu'elle est écrite dans ce but précis, elle force l'attention des intellectuels en fournissant une rationalisation aux événements.

Le rôle de la théorie dans les événements que nous venons d'évoquer nous intéresse ici dans la mesure où son statut est vraiment mis en cause. Car la théorie est toujours celle qui, si elle avait été mise au point et connue à l'avance, aurait expliqué ce qui s'est effectivement produit. Cependant, au lieu de prédire ce qui se produira, elle fournit seulement une rationalisation ex post de ce qui s'est passé. Sa tâche se borne donc en fait à interpréter les événements une fois qu'ils se sont produits7.


Un système de rationalisations

Curieusement, il existe une version antérieure à l'approche marxiste qui permet la coexistence des hommes d'action et d'une logique des idées. G. Friedrich Wilhelm Hegel est un des penseurs qui ont le plus influencé Karl Marx. Une génération plus tôt, il avait affirmé que l'histoire humaine suivait un certain trajet vers "l'Emergence de la Raison". Il ne parlait pas de la raison humaine, mais d'une sorte de déterminisme logique qui guiderait l'évolution de l'humanité, lui faisant traverser les étapes inévitables du développement social vers une fin prédéterminée. C'est lui qui énonça la dialectique du progrès, dans laquelle du conflit de la "thèse" et de "l'antithèse" naîtrait la "synthèse" de l'étape suivante.

Marx adopta une bonne partie du système hégélien, en l'adaptant à une conclusion différente, et en y greffant une base de déterminisme économique. Alors que le système de Marx laissait bien peu de place à la volonté individuelle, Hegel avait reconnu le rôle joué dans l'histoire par les grands hommes. Dans sa version, il y avait place pour le "Personnage Historique Mondial" qui a l'honneur de faire passer à l'étape suivante de l'Histoire quand le moment est venu. Ainsi Alexandre, César et Napoléon eurent-ils tous pour fonction d'amener la phase suivante. Qu'il s'agisse de la fin des cités-Etats de la Grèce, de la République de Rome ou de l'émergence de l'Etat moderne.

La version de Hegel a l'intérêt d'être une théorie des déterminations sous-jacentes, tout en laissant à des opportunistes la possibilité de remporter des victoires en son nom pour la réécrire après coup. Hélas pour nous, elle est complètement rétrospective. Il n'y a aucun moyen de prédire quand ces "Personnages Historiques" feront leur entrée, qui ils seront, et lesquels réussiront. Ils ne seront identifiés et reconnus qu'après leur succès. En d'autres termes, la théorie de Hegel est comme celle de Marx : elle est là pour qu'on la change chaque fois qu'il s'est produit quelque chose d'important dans l'histoire. Comme celle de Marx, elle ne permet qu'une rationalisation a posteriori, après que les événements critiques se sont déjà produits.


Et si, en politique, c'était la pratique qui précède la théorie ?

L'analyse qui précède implique une conséquence très claire : c'est que les principaux progrès de la théorie politique ne se font pas avant que la pratique n'ait commencé par établir dans les faits ce qu'ils affirment en principe. Le théoricien qui semble vouloir avancer une innovation radicale est peut-être bien en train de décrire les fondements intellectuels d'un changement qui a déjà eu lieu. Dans ces conditions, ce serait la pratique qui précède la théorie. Les textes ne feraient que décrire une situation existante, même si poser des normes est ce qu'ils prétendaient faire.

Il n'y a rien d'irrationnel à faire cette suggestion. Elle est parfaitement en accord avec cette opinion respectable, suivant laquelle on en apprend plus sur le monde par une succession d'essais et d'erreurs, qu'en imaginant des formules complexes et en les mettant en application. Les formules codifient et assemblent ce qu'on vient d'apprendre. Elles unifient ce qui, sans elles, semblerait n'être que des éléments de savoir disparates et indépendants les uns des autres.

Notre connaissance des progrès de la théorie politique nous suggère qu'en la matière, le processus est comparable. Les intellectuels, qu'ils écrivent ou qu'ils pensent, donnent une forme analytique à ce que l'on sait déjà du monde réel. Mais cette conception soulève une question cruciale : si nous acceptons la primauté de la pratique sur la théorie en tant que source des innovations politiques, où cela place-t-il la lutte pour les idées ?

Si les idées théoriques sont en fait issues de changements pratiques déjà réalisés et qu'elles interprètent, alors gagner la "bataille des idées" perd de son importance en tant que moyen d'influencer les événements. Elle passe du statut de lutte pour déterminer l'avenir de la société, à celui d'une dispute pour savoir comment interpréter les changements. La bataille porte sur des explications, et non sur des projets concurrents.


Ce sont les passions ordinaires qui font agir les hommes politiques

Les événements eux-mêmes se produisent lorsque les hommes saisissent les occasions qui se présentent d'atteindre leurs objectifs. C'est seulement par la suite que la théorie vient replacer ces victoires dans le contexte d'un nouveau cadre analytique. Donner aux raisons d'agir des hommes le nom de "théorie politique" est les placer trop haut. Il peut ne s'agir de rien d'autre que des passions ordinaires qui les animent, comme la cupidité, la volonté de puissance et le goût des honneurs, voire le souci d'aider son prochain ou de construire un monde meilleur. Pour l'heure, il nous suffira de savoir que certaines personnes agissent de façon novatrice, produisant une nouvelle réalité. Ce sont les événements résultants qu'il s'agit de comprendre et d'expliquer.


Reconsidérer le rôle de l'intellectuel

L'intellectuel solitaire, qui dans son désert moral s'efforce de faire connaître l'idée nouvelle et encore inacceptable, est peut-être davantage en train de préparer une base théorique pour interpréter des événements récents, que de proposer un bond dans un avenir inconnu. Il est plus probable que les événements récents ont pris de court les explications et les interprétations existantes. Le chercheur s'en est rendu compte, et il produit une théorie inédite qui s'adapte à ces événements.

La bataille intellectuelle n'en n'est pas moins amère et la lutte, intense et implacable. Cependant la victoire, quand on la remporte dans le monde des idées, ne peut être considérée comme directement responsable des faits. La lutte dans le monde de la réalité a été menée et remportée sur le terrain de la pratique. Or, ce que les intellectuels affirmaient, s'exprimant en cela par la bouche de Keynes, est que lorsque les idées triomphent, les gouvernants leur obéissent automatiquement et sans discuter.

Il est possible que ce soit exactement l'inverse. Il n'est pas impossible que les intellectuels qui se croient vierges de toute influence, soient en réalité les esclaves inconscients de quelque homme d'action défunt. Les intellectuels qui s'imaginent entendre dans le ciel des voix qui leur dictent des idées nouvelles sont peut-être bien tout simplement en train de distiller l'expérience pratique de ceux qui ont mis leur marque sur le monde réel.



==3 Exemples démocratiques



Le modèle conventionnel pourrait être applicable à la démocratie

Il ne suffit pas d'observer qu'un grand nombre de changements politiques se produisent avant la théorie qui leur succède et les explique, pour en déduire ne serait-ce qu'une tendance générale. En effet, rien n'empêche de penser que cette succession est absente des sociétés démocratiques. On pourrait soutenir que les hommes d'action conservent l'initiative des événements lorsque l'opinion publique a peu de poids mais que, si les gouvernements ont besoin de l'assentiment populaire pour obtenir les moyens d'exercer le pouvoir, alors il leur faut remporter d'abord la bataille des idées.

Prenons par exemple Platon : il s'était fait le chantre du gouvernement oligarchique de Sparte, mais c'est en Athènes qu'il vivait, démocratie limitée, et ses idées n'y furent nullement adoptées. Idéalisant une forme d'organisation sociale déjà existante, ses écrits ne purent convaincre ses propres concitoyens de l'imiter1.

Platon s'efforça bien d'influencer une société réelle en devenant conseiller de Denys, puis de Dion de Syracuse. Cependant, dans les deux cas, c'est par une influence directe sur le tyran, et non en tentant de convaincre des citoyens, qu'il essaya de modeler la société en cause. Ses tentatives pour fonder sa République dans l'univers temporel et pas seulement dans le monde des idées échouèrent à ces deux occasions, et il s'en fallut de bien peu que Platon ne subisse le sort dévolu à Che Guevara, et qui guette ceux qui abordent la société avec une théorie préconçue.

La "Glorieuse Révolution" elle-même, qui institua la monarchie constitutionnelle britannique et à laquelle Locke fournit sa justification, n'avait pas été faite non plus par des moyens démocratiques. C'était en fait un coup d'Etat, provoqué par ceux qui craignaient les projets d'un roi catholique prétendant à un pouvoir absolu. L'opinion était divisée. En fait, on dut même inventer la fable suivant lequel Jacques 1er, ayant été contraint de fuir, avait "abdiqué", pour justifier de donner son trône à un autre ; et ce trône, Guillaume III, le monarque constitutionnel protestant, dut en outre le partager avec sa femme Mary, qui était plus proche de la lignée des Stuart. Ces deux précautions n'avaient d'autre but que de calmer les appréhensions suscitées par le coup d'Etat.

Les événements menés par Lénine, Mao et Castro eurent tous lieu dans des sociétés non démocratiques, où il n'était pas nécessaire de l'emporter dans la bataille des idées. Il fallait tout simplement conquérir le pouvoir, puis mettre en place les moyens de le garder, sans égard aucun pour l'opinion publique2.


Que se passe-t-il quand il faut compter avec l'opinion publique ?

Tous les cas précités ne concernent que des sociétés où l'opinion comptait peu. Si bien que notre formule, selon laquelle l'action précède sa rationalisation, n'est peut-être pas applicable à une société "vraiment" démocratique. Il reste donc possible de soutenir que la victoire dans la bataille des idées est une condition préalable et nécessaire du changement, chaque fois que l'opinion publique est une chose qui compte.

Voire. Quand la Constitution américaine fut adoptée, en 1789, la société avait de solides bases démocratiques, et l'opinion éclairée y comptait certainement. Or, le document qui émergea de la convention constitutionnelle n'était pas, pour sa plus grande part, un texte dont les articles auraient été les conclusions d'un débat préalable. Une bonne partie des délégués n'avaient même pas reçu le pouvoir de faire ce qu'ils firent.

Tout comme la guerre d'indépendance contre l'Angleterre avait été menée et remportée par une minorité d'Américains, ce fut une minorité qui transforma les Articles de Confédération en Constitution fédérale. Là encore, l'affaire eut bien des caractères d'un coup de force, une petite faction poussant le projet d'une Constitution fédérale pour installer aux Etats-Unis un pouvoir puissant et centralisé. Comme dans les autres cas que nous avons examinés, la théorie et sa justification ne vinrent qu'après son succès. Les Federalist Papers ne furent pas écrits pour persuader l'opinion de donner son assentiment ; ils furent écrits après les faits, et pour leur fournir une rationalisation rétrospective. A cet égard, ils entretiennent avec les événements le même rapport que le Traité du Gouvernement Civil de John Locke. Comme à l'époque de Locke, la discussion fit rage après coup, et l'on put assister à une bataille d'idées. Mais, là encore, l'enjeu était tout théorique ; il ne s'agissait que de justifier un fait accompli.


Deux expériences cruciales : Thatcher et Reagan

Deux phénomènes récents, observés dans des sociétés démocratiques, méritent une attention toute particulière. Ce sont le gouvernement de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et celui de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Tous deux trouvent bien leur place dans notre discussion, car chacun est censé illustrer à merveille la manière dont la victoire préalable sur le terrain idéologique aurait permis une prise de pouvoir et la mise en application d'une politique.

Trop de différences séparent la Constitution et l'organisation sociale de ces deux pays pour que l'on néglige tout ce qui sépare ces deux expériences ; mais ce qui les rassemble est par ailleurs si frappant qu'un moderne Plutarque n'aurait eu aucun mal à les dépeindre comme des "vies parallèles". La coïncidence dans le temps invite d'elle-même à la comparaison, Margaret Thatcher ayant été élue en 1979 et Reagan en 1980.

Mais il existe un autre parallèle à faire, plus fondamental et plus instructif. C'est que, dans les deux cas, nos deux impétrants avaient eu des prédécesseurs : des représentants du même parti, élus pour faire à peu près la même chose3.


===Nixon et Heath, tous deux élus dans les mêmes conditions

Il est intéressant de rappeler que Nixon et Heath avaient été élus pour faire ce pour quoi Reagan et Thatcher le furent à leur tour. La différence, c'est que ni l'un ni l'autre ne l'ont fait. Que leurs vies aient ou non été assez proches pour permettre un parallèle à la Plutarque, ni l'un ni l'autre n'appliquèrent le programme pour lequel ils avaient été choisis. Chacun d'entre eux connut quelques réussites notables, et même durables, mais on se souvient davantage de l'un et de l'autre pour leurs échecs que pour leurs succès.

Si l'on examine un peu la rhétorique de leurs campagnes électorales et les manifestes qui leur servaient de programme, on constate des ressemblances étonnantes. Nixon avait clairement pris position contre le tout-Etat ; il s'agissait de libérer les entreprises américaines des réglementations qui les paralysaient. Le fardeau de l'Etat, énormément gonflé par la "Grande Société" de Lyndon Johnson, devait être allégé. Quant à la politique étrangère, elle serait remise au service des seuls intérêts nationaux4.

Encore aujourd'hui, il est frappant de constater à quel point le discours de Nixon était à droite pendant sa campagne de 1968. On est plus surpris encore quand on examine le manifeste conservateur de Heath lors de la campagne de 1970, ou celui de Selsdon Park, qui le précédait immédiatement. On y retrouve les appels bien connus au retrait de l'Etat des affaires privées, à la dénationalisation des entreprises publiques, à la réduction des charges de l'Etat et son désengagement de l'activité productive. Au souffle de la libre entreprise, qui avait inspiré le programme de Nixon, répondait l'esprit qui dominait l'élection britannique qui suivit.

Nixon aux Etats-Unis et Heath en Grande-Bretagne furent tous deux élus sur un programme éminemment hostile au collectivisme et favorable à une plus grande liberté d'entreprise, à moins de réglementation, et à un allégement du fardeau fiscal. Nixon fut élu douze ans avant Reagan, et Heath neuf ans avant Thatcher. Toutes ces années n'avaient donc en rien été nécessaires pour convaincre les électorats américain et britannique des beautés de cette doctrine. Dans les deux pays, elle avait été plébiscitée à la première occasion.

Le fait significatif est que Nixon, aussi bien que Heath, avait gagné les élections. Les électeurs étaient suffisamment anti-étatistes et partisans de la libre entreprise pour porter au pouvoir ceux qui s'étaient réclamés de ces idées. Si une lutte idéologique avait été nécessaire pour en arriver là, elle était déjà gagnée en 1968 aux Etats-Unis et en 1970 en Grande-Bretagne.

Etant donné le programme qui les avait fait élire, la claire formulation de leurs idées et le mandat sans ambiguïté confié par leurs électeurs, la manière dont les deux gouvernements se sont conduits par la suite nécessite une sérieuse explication. Car il est de fait que ni l'un ni l'autre n'a fait ce qu'il avait promis. Tous deux, dans une certaine mesure, ont aggravé les politiques qu'ils condamnaient pendant la campagne électorale.


Nixon et Heath ont fait le contraire de ce pour quoi ils avaient été élus

Aux Etats-Unis, Nixon rajouta des entraves à la liberté des marchés, en imposant des contrôles des salaires et de prix aux étapes 1, 2 et 3 de son programme économique. Les ingérences réglementaires furent accrues tout au long de son mandat. L'activisme judiciaire des institutions étatiques, comme l'intégration raciale forcée dans les écoles imposée par le Ministère de la Justice, sous prétexte de lois sur l'"égalité des droits", se poursuivit en étant largement étendu aux villes des états du Nord. Une nouvelle institution fut même créée pour "fournir des services juridiques", c'est-à-dire en fait financer sur fonds publics un accroissement de la réglementation par voie jurisprudentielle.

La taille de l'Etat et son fardeau s'accrurent, et avec eux la pression fiscale totale. L'inflation fit passer nombre de ménages dans les tranches supérieures d'un impôt sur le revenu qui, au départ, n'était censé s'en prendre qu'aux très riches. Bien plus troublant encore, surtout pour ceux qui avaient soutenu les thèses proclamées par Nixon lors de sa campagne, on vit s'aggraver le processus qui permet à des institutions fédérales de légiférer pratiquement sans en référer au Congrès, en interprétant des lois assez vagues par des réglementations très détaillées. Individus, entreprises et sociétés se virent assaillir par une kyrielle de lois édictées par la Food and Drug Administration ou l' Occupational Health and Safety Administration, sans parler de la langue de bois pseudo-juridique qui avait accompagné l'éclosion des institutions fédérales susmentionnées.

Pendant que tout cela se produisait aux Etats-Unis, l'équivalent avait lieu en Grande-Bretagne. Le gouvernement Heath s'était engagé à réaliser de nombreuses dénationalisations. Il se débrouilla pour vendre la brasserie Carlisle, acquise par l'Etat au cours de la première guerre mondiale dans l'espoir de décourager l'alcoolisme chez les ouvriers des arsenaux ; il réussit aussi à brader une agence de voyage d'Etat. Ces dénationalisations ridicules furent largement compensées par la reprise par l'Etat du chantier naval de l' Upper Clyde, pour cause de déficit chronique, et de Rolls Royce, fabricant de moteurs d'avions.

Le gouvernement Heath imposa lui aussi ses contrôles de salaires et de prix. Réorganisant les administrations régionales, il en fit de gigantesques bureaucraties complètement coupées de la population, écartant complètement les personnalités reconnues, avec les attachements personnels qu'elles avaient su mériter. Il démolit la livre sterling par une formidable augmentation de la masse monétaire, soi-disant pour financer un "coup de fouet pour la croissance", ce qui permit à des spéculateurs de se précipiter pour amasser des fortunes de papier. L'expression "tourner casaque" fit son entrée dans le vocabulaire politique, pour désigner un gouvernement qui prenait une direction diamétralement opposée à celle qu'il avait prise au départ.


Ces échecs nécessitent une sérieuse explication

A l'évidence, la grande question est de savoir pourquoi ces deux équipes gouvernementales, qui avaient obtenu lors de leurs campagnes un soutien majoritaire pour un programme de droite limitant le pouvoir et l'influence de l'Etat, non seulement s'abstinrent d'appliquer ce programme, mais en outre firent exactement le contraire. La bataille idéologique était gagnée ; elle s'était traduite par un soutien majoritaire. Alors, pourquoi diable les événements n'ont-ils pas tout naturellement suivi cette victoire ?


Peut-on soupçonner leurs convictions ?

On a mis en avant plusieurs explications, avec des degrés de raffinement variés, pour expliquer que ces deux phénomènes se soient produits en même temps dans deux pays importants. La plus simple, est aussi la moins plausible, est la duplicité. Cette explication sous-entend que Nixon et Heath n'ont jamais cru aux idées qui les avaient fait élire, et n'avaient jamais eu la moindre intention de les mettre en application. Bien au contraire, à en croire cette interprétation, constatant que les partisans d'une non-ingérence de l'Etat et de la libre entreprise avaient gagné la lutte idéologique, ils auraient fait semblant de se rallier à ces thèses dans le but exclusif de se faire élire.

Cet argument n'est guère plausible car dans les deux cas, les chefs de gouvernement avaient essayé, au tout début, d'appliquer quelques bribes de leur programme électoral. C'est seulement plus tard qu'ils ont tourné casaque. Cette constatation nous amène également à démentir la deuxième explication, un peu plus subtile néanmoins que la première, qui consiste à dire que Nixon et Heath appartenaient indécrottablement à la classe dirigeante, dont ils ne pouvaient se défaire ni des valeurs ni des conceptions.

Tout en jouant avec la rhétorique du changement radical, ils auraient été en fait bien résolus à conserver le type de politique qu'attendait la communauté économique et financière, et avec laquelle eux-mêmes se trouvaient plus d'affinités. Cependant, cette version, même si elle est un peu plus raffinée que la première, n'explique pas vraiment pourquoi tous deux avaient commencé par prendre un certain cap, pour en changer ensuite du tout au tout. Car s'il s'agissait de "rassurer" les dirigeants financiers et économiques, n'est-ce pas plutôt au début de leur mandat qu'ils auraient dû le faire ?


===Des "poules mouillées" ?

Une troisième explication qui remporte souvent les suffrages des anciens militants frustrés dans leurs aspirations, consiste à dire qu'en fait ni l'un ni l'autre n'était assez résolu. La critique s'accompagne souvent de la conviction qu'ils auraient dû frapper plus tôt, et plus fort, dès le lendemain de leur élection. Peut-être ; mais si l'on examine la personnalité et le passé des deux hommes, tous deux révèlent bel et bien une force de caractère peu commune.

Nixon fit preuve d'une capacité de résistance considérable au cours des dix-huit mois interminables que dura l'enquête sur le Watergate, face aux agressions des médias. Un faible aurait craqué beaucoup plus vite. Quant à Heath, il a prouvé à plus d'une reprise sa force de caractère, montrant parfois une telle volonté qu'il semblait capable de ne jamais céder dans aucun domaine. Il est donc parfaitement injustifié de prétendre qu'ils manquaient de courage. Ce type d'argument est souvent utilisé par des partisans déçus de ce que le Paradis libéral ne soit pas descendu du ciel dès la première semaine de "règne" de leur candidat. On l'a également opposé, sans plus de justification, à Reagan et à Thatcher.


===La "révélation du pouvoir"

Une quatrième explication a au moins pour elle l'avantage que M. Heath, entre autres, y souscrit apparemment volontiers. Elle consiste à affirmer que les choses apparaissent sous un jour différent quand on est dans l'opposition. A l'écart du pouvoir, on peut bien avancer des idées, échafauder des projets. Cependant, l'exercice du gouvernement est lui-même un processus d'apprentissage, où les dirigeants s'aperçoivent assez vite de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas. En d'autres termes, il ne faudrait pas prendre trop au sérieux les promesses faites par les dirigeants de l'opposition, car elles ne vont guère au-delà des déclarations d'intention. Une fois au pouvoir, pense-t-on, les dirigeants devront modifier leurs projets afin de se plier aux nécessités du pragmatisme.

Si l'on en croit cette interprétation, Nixon et Heath auraient eu tôt fait de constater qu'une bonne partie de leurs promesses ne pouvaient tout simplement pas être tenues. Il auraient tous les deux compris qu'à notre époque moderne, il n'était pas réaliste de penser en termes de "moins d'Etat". Avec la complexification du monde et de la société, l'Etat se devait d'acquérir davantage de prérogatives. Avec l'intensification des interactions entre pays et leur interdépendance, les Etats ne pouvaient plus se permettre de rester à l'écart des activités nationales.

A suivre ce genre de discours, nous arrivons bien vite à un univers mental où il n'est tout simplement "pas réaliste" d'attendre que des programmes conservateurs comme ceux de MM. Nixon et Heath réussissent à s'imposer dans notre monde moderne. Cette théorie était largement partagée par l'Administration de ces deux pays, et les médias de l'époque, qui se voulaient éclairés, n'étaient pas en reste. Cette explication resta la plus plausible, et sans doute la plus généralement admise, jusqu'à ce que Thatcher et Reagan fissent la preuve qu'une bonne partie des programmes de droite étaient en fait réalisables, de sorte qu'on n'avait plus d'excuses pour traiter par-dessus la jambe ce type de promesses électorales.


L'hostilité des intellectuels

Une version plus complexe de l'explication ci-dessus est que, si la bataille idéologique avait été gagnée, ce n'était pas au bon endroit. Même si les idées étaient suffisamment partagées par le peuple pour permettre à leurs partisans de remporter les élections, la bataille était loin d'être gagnée auprès des leaders d'opinion. Les efforts faits pour les mettre en application, si l'on en croit cette version des faits, se seraient heurtés à la résistance acharnée des intellectuels incrédules, dont le soutien était en fait indispensable au gouvernement.

Ainsi, même si le public et les chefs de partis étaient convaincus, la communauté intellectuelle ne l'était pas. Les politiques de droite étaient rejetées par le monde universitaire, par les hauts fonctionnaires de même que les commentateurs politiques influents dont les administrations buvaient les paroles. Même avec le peuple derrière eux, les gouvernements Heath et Nixon ne pouvaient s'opposer à ce qui passait pour l'élite de l'opinion éclairée. La bataille était encore à gagner sur ce terrain-là pour que le succès fût possible.

L'explication peut séduire parce qu'elle semble confirmée par le divorce complet qu'on pouvait observer entre le peuple, qui soutenait Nixon et Heath, et l'intelligentsia "éclairée". En Grande-Bretagne, John Braine avait pu remarquer un fabuleux contraste entre le mépris où le public cultivé de la BBC tenait les opinions du commun, et les sondages révélant le nombre de ceux qui avaient voté pour elles. Aux Etats-Unis, le vice-président Spiro Agnew fustigeait "la caste décadente du snobisme intellectuel" et les "philosophes sans c...".


===Thatcher et Reagan n'étaient pas mieux lotis

Malgré ce fondement de vérité, cette disparité entre l'opinion publique et les intellectuels ne peut être considérée comme une explication satisfaisante de l'échec de Nixon et Heath, car la situation était restée la même du temps de leurs successeurs. La communauté intellectuelle et universitaire n'était pas davantage acquise aux idées conservatrices lorsque Thatcher et Reagan furent élus. Les 364 "économistes" britanniques qui écrivirent au Times pour dénoncer la politique économique de Mme Thatcher, traduisent parfaitement l'opposition des intellectuels de l'époque à ses politiques. Aux Etats-Unis, les sondages reflétaient une différence éclatante entre la popularité phénoménale dont Reagan jouissait auprès des citoyens moyens, et le mépris tout aussi phénoménal dans lequel ses conceptions étaient tenues chez les commentateurs "évolués".

Si l'hostilité de la communauté intellectuelle avait été assez puissante pour mener Nixon et Heath à l'échec en dépit du soutien populaire dont ils jouissaient, comment se fait-il qu'elle n'ait pas suffi à arrêter Reagan et Thatcher? La lutte idéologique, qui avait été gagnée dès 1968 et 1970 auprès des citoyens ordinaires d'Angleterre et d'Amérique, ne l'était toujours pas auprès des classes intellectuelles lors des élections de 1979 et 1980.


Le modèle conventionnel n'explique pas l'échec de Nixon et de Heath

L'histoire des administrations Nixon et Heath est extrêmement révélatrice pour quiconque s'intéresse à la lutte idéologique. D'après le modèle conventionnel, si attirant, l'avènement de Reagan aux Etats-Unis et de Thatcher en Angleterre était la victoire tant attendue. Toutes ces longues années passées au sein d'une minorité méprisée avaient fini par payer ; les efforts patients, diligents, avaient finalement atteint leur but. Les idées dont on se gaussait étaient désormais devenues monnaie courante, et les dirigeants qui les partageaient avaient enfin été portés au pouvoir par un authentique mouvement populaire. Ce n'est qu'à ce moment qu'il était devenu possible d'agir.

Tout cela nous semble illustrer de façon classique la nécessité absolue de faire accepter les idées à tous les niveaux, et l'émulation que cette idée peut engendrer chez les autres ; mais cette impression est hélas démentie lorsque l'on examine les faits de plus près. En effet, si la lutte idéologique n'avait pas été gagnée au niveau populaire en 1968 et en 1970, comment Nixon et Heath avaient-ils pu se faire élire sur un programme inspiré par ces idées mêmes ? Et si la lutte n'avait pas été remportée chez les intellectuels en 1968 et 1970, en quoi la situation était-elle différente en 1979 et 1980 ?

Il manque donc à notre recette un ingrédient fondamental. Nixon et Heath sont élus avec un mandat populaire, à la barbe de l'opinion "éclairée", sur la foi d'un programme qui veut minimiser le rôle de l'Etat et promouvoir la libre entreprise ; et ce programme, ils essaient à peine de le mettre en œuvre. Dix ans plus tard environ, Reagan et Thatcher sont élus de la même façon. Leurs programmes sont semblables, mais ils réussissent à en appliquer une grande partie. S'il est impossible d'expliquer cette contradiction par des différences de personnalité ou de principes, s'il est également impossible d'invoquer ce qui était ou n'était pas réaliste à une époque donnée, alors l'explication reste à trouver.


Qu'est-ce donc que Nixon et Heath ne savaient pas ?

Pour remplir ce "trou" dans l'explication, on pourrait explorer l'hypothèse suivante : imaginons que Nixon et Heath n'aient pas eu les outils intellectuels nécessaires pour faire ce que leurs partisans attendaient d'eux. On pourrait alors supposer qu'ils étaient sincères dans leurs déclarations d'intention et dans leurs programmes et que la force de caractère ne leur a pas fait défaut, mais que ni l'un ni l'autre n'a su apprécier l'ampleur et la complexité de la tâche qu'il allait affronter.

L'opinion dominante à l'époque entretenait la supposition implicite que les changements réels se produisent automatiquement, dès lors que les idées ont changé. Nixon et Heath pensaient tous deux, sans aucun doute, que les réformes se feraient, puisque les gens les souhaitaient, et les avaient votées. Leur programme ayant obtenu l'assentiment général, ils pensaient qu'une fois au pouvoir, ils pourraient l'appliquer en faisant voter les lois nécessaires pour réaliser les changements désirés. Quand ils virent qu'il n'en n'était rien, ils conclurent que leurs idées étaient inadaptées à la réalité, et se mirent à la recherche de stratégies de rechange susceptibles, elles, de réussir.

Tous deux furent les victimes, d'une certaine manière, de notre fameuse théorie de la "bataille des idées", présumant qu'il était suffisant de recueillir l'adhésion générale à la libre entreprise et l'opposition au tout-Etat. Ils souhaitaient tous deux sérieusement rompre avec les pratiques passées et ce, dans un climat général extrêmement favorable à ce projet. Et pourtant en réalité, ni l'un ni l'autre ne savait quoi faire.


Le hiatus entre la théorie et la politique concrète

L'origine du problème est que c'est sur le terrain des généralités que la lutte idéologique se déroule. On oppose des concepts à d'autres concepts, comme le "marché libre" contre le "tout-Etat". Le débat a lieu au royaume de la théorie et de l'abstraction. On ne va chercher les faits matériels dans le domaine de l'expérience pratique que pour affermir ou attaquer des positions prises dans la théorie.

On peut, par exemple, mener des études scientifiques sérieuses pour démontrer que les résultats d'une sidérurgie d'Etat sont plus médiocres que ceux d'une sidérurgie privée. Les chiffres montreraient que l'acier produit par l'Etat coûte plus cher à produire, que le personnel y est employé de façon moins productive, que les délais de livraison n'y sont pas respectés, que le contrôle de la qualité n'y est jamais aussi bon que dans le privé. D'autres savants pourraient prouver par A plus B pourquoi il doit nécessairement en être ainsi, en mettant à jour les causes essentielles des résultats observés.

Une telle entreprise pourrait constituer un véritable argumentaire contre toute sidérurgie nationalisée. Naturellement, des travaux empiriques et théoriques avaient été réalisés en Grande-Bretagne à la fin des années soixante, contre le principe des nationalisations. Aux Etats-Unis, des travaux comparables avaient démontré les effets néfastes de la réglementation sur la production des richesses, et la destruction des activités par la concurrence déloyale des financements publics.

Toutes ces théories peuvent emporter la conviction de l'opinion publique ainsi que des dirigeants politiques, et les pousser à vouloir changer les choses ; mais elles ne leur disent en rien ce qu'il faut faire. Savoir qu'une sidérurgie étatisée est moins rentable et plus mal gérée est une chose ; savoir ce qu'il faut faire dans cette situation en est une autre.

La réponse du libéral de base est de dire : "Y'a qu'à se débarrasser de la sidérurgie d'Etat." Il ne pense pas qu'une telle tâche est difficile et complexe, qu'elle requiert la connaissance approfondie de techniques élaborées. Il vote alors pour un gouvernement qui propose de mettre fin à la nationalisation de la sidérurgie, et s'impatiente de voir les mois et les années passer sans qu'il se produise rien. Il veut savoir pourquoi, et soupçonne faiblesse et duplicité. Il décide que la prochaine fois, il votera pour quelqu'un de plus décidé, qui se lancera dans la bataille dès le premier jour et ira jusqu'au bout.

Pendant ce temps, le gouvernement qu'il a élu désespère de trouver la solution aux problèmes de la sidérurgie. Toutes les propositions semblent ne faire qu'aggraver la situation. Les chiffres des services statistiques montrent qu'il coûterait moins cher de subventionner encore la sidérurgie nationalisée, que d'assumer la charge de milliers de personnes au chômage. On met sous le nez des Ministres des scénarios-catastrophe, dans lesquels les plus grosses usines seront obligées de fermer leurs portes. On leur prédit un effet de "dominos", une cascade de faillites et de fermetures. Le gouvernement hésite, tergiverse, réexamine ses positions.


Le "passage en force"

La stratégie du sevrage brutal préconisée par les plus durs de ses partisans ne lui dit rien qui vaille. Cette stratégie affirme qu'en politique, rien d'important ne se fait sans avoir d'abord des conséquences déplaisantes qui nuisent à la popularité. Selon cette théorie, un gouvernement frais émoulu aurait intérêt à foncer dès le départ, sous le nez d'une opposition furieuse, puis à se barder contre les foudres de l'impopularité et les éventuelles violences. A la longue, les effets bénéfiques à long terme de la nouvelle liberté d'entreprendre auront eu le temps de se produire, et feront connaître au peuple la sagesse des actes de ses gouvernants ; avec un peu de chance, si le programme du gouvernement n'est pas retardé par l'opposition et les processus constitutionnels, cela arrivera avant qu'il soit temps de penser aux prochaines élections.

Ce n'est pas très équitable de la part des partisans de Nixon et de Heath, que de leur reprocher de ne pas avoir adopté une telle stratégie. Tout d'abord, il leur fallait une certaine expérience du pouvoir pour prendre la mesure du problème. Il leur a aussi fallu du temps pour comprendre qu'il leur manquait une certaine technique ; il était alors trop tard pour choisir le "passage en force". Ensuite, il faut dire que dans les sociétés démocratiques, on a mis en place des systèmes de blocage et de contrepoids aux pouvoirs séparation des fonctions, droits de l'opposition qui sont précisément censés empêcher l'utilisation d'une telle tactique.


Savoir pourquoi ne signifie pas savoir comment

Si les gouvernements Heath et Nixon ont laissé plus de souvenirs de leurs échecs que de leurs réussites, ce n'est pas faute d'avoir voulu appliquer leur programme, ni parce qu'ils manquaient de soutien populaire, mais parce qu'ils ne savaient pas comment mettre ce programme en œuvre. Ils pouvaient bien savoir que la liberté des marchés est une bonne chose, ils ne savaient pas comment l'instaurer. Ils avaient beau être persuadés que l'ingérence abusive des hommes de l'Etat est nuisible, ils ne savaient pas comment la réduire.

En somme, il faut acquérir une technique particulière pour combler la brèche entre les ambitions et les réalisations. Apprendre comment appliquer les mesures qui permettront d'atteindre des objectifs politiques n'est pas moins important que de choisir les priorités. D'après cette interprétation, si Reagan a largement réussi dans des domaines où Nixon avait échoué, n'est pas parce que l'opinion avait été convaincue entre-temps, ni que les années quatre-vingts étaient plus favorables que les années soixante-dix. C'est parce que le gouvernement Nixon ne savait pas comment faire, alors que l'équipe de Reagan, elle, le savait.

De même, de l'autre côté de l'Atlantique, les volte-faces du gouvernement Heath auraient été dues à la méconnaissance des techniques capables d'assurer la mise en œuvre de la politique souhaitée. Entre l'élection de Heath et celle de Thatcher, le climat de l'opinion n'avait pas tellement changé, pas plus dans le peuple que chez les intellectuels. Dans les années qui séparèrent ces deux législatures, aucun événement local ou international n'était intervenu qui puisse modifier les attitudes pour ou contre le centralisme autoritaire. La différence était que le gouvernement Thatcher connaissait déjà l'importance des détails. Il savait ce qu'il fallait faire, comme le gouvernement Heath, mais il avait aussi appris comment le faire.

En somme, la différence cruciale entre Nixon et Reagan, entre Heath et Thatcher, était la politique suivie elle-même. Ces gouvernements des années soixante-dix, très ouverts aux principes de l'économie de marché, furent obligés de leur tourner le dos, faute de connaître précisément les moyens de leur mise en œuvre. En revanche, le début des années quatre-vingts vit revenir au pouvoir des gouvernements bien mieux formés aux détails techniques de l'application des principes.


Cela marche, lorsqu'on s'y prend comme il faut

On vit cette différence se manifester dans la prise en compte explicite de l'importance de la technique par les équipes gouvernementales. Les premiers, se voyant incapables d'appliquer leurs programmes, étaient vite retombés dans l'ornière. Leurs successeurs, confrontés aux premiers échecs, essayèrent de nouvelles techniques pour atteindre les mêmes objectifs. A mesure que se révélaient succès et échecs, ils ne firent pas demi-tour face aux obstacles ; ils apprirent à abandonner les procédés qui s'étaient montrés inefficaces, pour adopter ceux qui marchaient le mieux.

Ce qui fait la différence entre l'échec de Nixon et de Heath et la réussite de Reagan et de Thatcher ne tient donc pas à la personnalité des protagonistes, ni à l'évolution des idées, ni aux circonstances de la période, mais à la manière d'appliquer le projet en question. Les nouvelles équipes ont systématiquement mis au point une véritable batterie de techniques politiques, techniques par ailleurs très attentives à ce qui était politiquement acceptable.


De l'avantage d'avoir échoué une fois

Il reste encore à nous demander pourquoi les premiers gouvernements conservateurs n'ont pas su découvrir les techniques qui leur auraient permis d'appliquer leurs programmes, alors que pour leur part, les gouvernants les plus récents avaient ces techniques à leur disposition. L'explication pourrait, dans une certaine mesure, tenir à une relation inverse de cause à effet. Les échecs de Nixon et de Heath auraient suscité chez leurs successeurs un refus farouche de voir se répéter le même processus. Alors, peut-être sont-ce les échecs du début des années soixante-dix qui ont conduit à développer ces techniques, celles qui devaient mener les équipes suivantes à la réussite dans les années quatre-vingts.

L'explication ne peut pas être écartée. A côté de ceux qui, constatant l'échec des premières tentatives pour instaurer un marché libre, en ont conclu que ces idées n'étaient plus valables, d'autres en auraient tiré une tout autre leçon, décidant d'essayer des méthodes différentes à la première occasion.

Il existe peut être une autre raison, liée ou non à la première. Au début des années soixante-dix, on manquait probablement aussi d'une théorie cohérente de la mise en œuvre des politiques ; peut-être pensait-on seulement que la mission des dirigeants politiques était d'"appliquer les idées". A un moment quelconque de cette décennie, sous l'aiguillon des expériences Heath et Nixon, on s'est probablement aperçu qu' il ne s'agissait pas d'appliquer des idées, mais des politiques, et qu'il existait une différence essentielle entre l'idée elle-même et la politique qui permettra sa mise en application.

En d'autres termes, on a commencé à remettre en question le principe fondamental selon lequel les idées, en elles-mêmes, auraient des conséquences. On a compris que la bataille des idées n'est qu'un élément de la démarche et qu'à elle seule, il lui manquera toujours la puissance nécessaire pour changer les choses. Entre la première tentative faite pour appliquer les idées libérales et la seconde, on a donc saisi que les idées et les politiques entretiennent une relation plus complexe et plus interactive qu'on ne le pensait. Si on ne met pas au point, dans le détail, les programmes qui leur permettront d'être mises en œuvre avec succès, les idées pourront peut-être transformer notre manière de penser, mais elles seront impuissantes à changer le monde.



4 Les professionnels du projet politique

A quoi sert un inventeur

Imaginons une société où, des savants ayant découvert des lois fondamentales de l'univers, tout le monde s'attendrait ensuite à ce que les applications pratiques de ces découvertes tombent toutes seules du ciel. On verrait donc Isaac Newton venant d'inventer la mécanique céleste et les lois de l'optique, et le public croyant qu'il suffira de diffuser ses écrits, de faire connaître ses conclusions, pour que les télescopes à miroir, ou les fusées interplanétaires, apparaissent tous seuls. Ou alors on verrait Kelvin venant de découvrir la thermodynamique, et Boyle le comportement des gaz, et tout le monde s'asseyant tranquillement en cercle pour attendre que les locomotives, automobiles et autres engins à moteur, veuillent bien descendre du firmament. Et de commenter, d'admirer, de diffuser ces découvertes, et d'attendre, attendre encore, attendre toujours en s'étonnant que rien ne vienne.

Un tel manège nous troublerait peut-être plus qu'il ne nous ferait rire, car nous le comprendrions à peine : nous savons bien que c'est à un autre type d'inventeur que nous devons tout ce qui marche aujourd'hui. C'est à James Watt que nous devons la machine à vapeur, à James Stephenson que nous devons la locomotive, comme à Isambard Kingdom Brunel le pont suspendu et le paquebot à vapeur. Je dis bien "inventeurs", parce qu'il leur a fallu non seulement comprendre les lois découvertes par ces purs savants, mais encore imaginer ce qu'on pourrait en faire de nouveau. Ils n'étaient en rien de simples exécutants. C'étaient des créateurs, tout aussi géniaux et imaginatifs que les savants eux-mêmes. Et quant à leur importance pour la société, elle n'était pas moins grande, loin de là. Pourrait-on seulement dire que nos savants seraient aussi connus aujourd'hui, si la créativité des inventeurs n'avait pas permis à leurs découvertes de transformer la vie des gens ?

Tout cela est fort connu. Et pourtant... Pourtant, c'est encore largement ce que nous faisons quand c'est la société qui est en cause. Alors que, d'Aristote à Hayek en passant par John Locke, les progrès de la science morale nous permettaient de toujours mieux comprendre comment la société fonctionne, nous n'avons pas toujours reconnu le praticien de la politique comme le créateur qu'il est forcément1.

En effet, il est un fait dont nous avons de la peine à tirer les conséquences, c'est qu'une politique doit être créée, au même titre qu'une théorie sociale. Une politique réussie n'est pas seulement la récompense d'un travail ou la contrepartie d'un risque assumé, c'est aussi le produit d'un processus d' innovation. L'homme politique peut être un grand homme, voire passer pour un génie. Mais y reconnaissons-nous un inventeur à part entière, titre que nous accorderions d'emblée au plus petit candidat du concours Lépine ?


C'est aux praticiens de changer le monde

Il est pourtant évident que les progrès réalisés au niveau théorique ne se transforment pas comme par magie en une législation qui bouleverse le monde2. Pour le faire bouger, un autre type d'activité, totalement différent, est indispensable. Il doit exister des professionnels qui sauront comment interpréter la réalité, s'assureront des faits, et décideront d'agir. Et s'il faut que la société se conforme à une nouvelle norme, il faudra que ces spécialistes de la technique politique se forment, s'organisent, étudient les situations concrètes, et se mettent à élaborer des programmes d'action.

En somme, on aura toujours besoin d'une fabrique de politiques publiques, d'un laboratoire de projets pour faire la jonction entre la réflexion et la pratique, en mettant au point des instruments capables d'agir sur la réalité.


L'enjeu, c'est de gagner ou de perdre le pouvoir

Les intellectuels, comme les politiques, qui sont passés à côté de cette nécessité essentielle ont toujours abandonné le pouvoir concret d'influencer les choses à ceux qui l'avaient plus ou moins perçue. Les intellectuels, parce que leurs discours résonnaient dans le vide ; les politiques, parce qu'ils se laissaient manoeuvrer par des adversaires ayant mieux réfléchi. Les uns et les autres, parce qu'ils ne savaient pas ce qu'il fallait faire. Pourquoi est-il encore nécessaire de le souligner3 ?

Ce défaut apparaît d'autant plus regrettable lorsqu'on s'est rendu compte que le rôle de la technique dans la mise en oeuvre de la théorie sociale, politique et économique est peut être plus important que son équivalent dans les sciences naturelles4.


Le réalisme politique

En effet, l'innovateur politique est justement celui qui aura su faire bouger les choses dans son sens ; et pour cela, il lui aura fallu appréhender le réel au plus juste, en lui appliquant les interprétations les plus pertinentes. C'est donc aussi celui qui aura su adopter l'attitude la plus réaliste, c'est-à-dire la plus intellectuellement active à l'égard du réel. Celui qui aura d'abord recherché la correspondance avec le réel et qui, à la différence de l'intellectuel pur, l'aura d'autant mieux accepté avec ses "imperfections", qu'il aura compris que cette acceptation est la condition nécessaire pour le changer.

D'où la prépondérance des cas, en matière politique, où c'est le praticien qui précède le théoricien, alors que c'est généralement l'inverse en sciences de la nature5.


L'exemple des économistes

Un exemple contemporain permettra de prendre la mesure du phénomène. De tous les praticiens des sciences sociales, les économistes, du fait qu'ils s'occupent d'abord de la production et des échanges, sont ceux qui ont le plus mis l'accent sur l'autonomie des personnes et la complexité des interdépendances sociales.

Cependant, jusqu'à une période récente, ils en sont restés à une approche théorique qui ne permettait absolument pas de guider des politiques publiques. Ils n'utilisaient pas seulement une abstraction mécaniste au-delà de son domaine d'application valide6 ; ils avaient aussi une vision de l'Etat incroyablement angélique, et qui a curieusement survécu dans leurs jugements normatifs, alors qu'ils l'avaient abandonnée dans leurs études descriptives.

Ainsi, alors qu'ils décrivaient déjà les décisions publiques de façon réaliste, comme le résultat d'interactions entre des décisions personnelles largement intéressées, on a encore vu les économistes demander pendant des années aux hommes de l'Etat de se conduire d'une manière dont ils avaient eux-mêmes démontré qu'elle était intenable dans ce cadre institutionnel.

Le résultat de cette contradiction était que dans les faits, ils abandonnaient le soin d'élaborer les politiques publiques aux fonctionnaires, qui n'ont jamais utilisé de la théorie économique que les abstractions dont ils pouvaient se servir pour rationaliser l'extension de leur pouvoir.

Les économistes n'étaient pas en faute : c'étaient leurs recherches elles-mêmes qui les avaient conduits dans cette impasse. Toujours soucieux de réduire les gaspillages, ils ne pouvaient que recommander une certaine politique, alors qu'en étudiant les processus de la décision publique, ils avaient dû admettre que les institutions représentatives poussent en permanence vers la politique inverse. Comme nous le verrons, ce sont les praticiens qui ont résolu le dilemme, parce que la nécessité leur a donné l'idée de tirer parti de l'analyse économique des choix publics pour concevoir leurs projets de réforme7.


Thatcher et Reagan avaient des projets tout prêts

La manière dont la Grande-Bretagne et les Etats-Unis8 sont sortis de cette ornière vaut la peine d'être décrite. Si les gouvernements Thatcher et Reagan se sont distingués de leurs prédécesseurs, ce n'était pas, nous l'avons vu, parce que leurs idées étaient mieux reçues, ni parce qu'ils avaient plus mauvais caractère. C'est parce que les équipes de l'un et de l'autre avaient déjà préparé toute une série de propositions pratiques destinées à vaincre certains des obstacles rencontrés par leurs prédécesseurs.


Une réaction de bon sens

La chose s'était faite pour des raisons pratiques : Nixon et Heath s'étaient heurtés à des difficultés insurmontables pour faire passer des propositions qui leur tenaient à coeur, comme la baisse des impôts ou la dénationalisation. A cette occasion, leurs partisans s'étaient aperçus qu'il ne suffisait pas qu'une politique fût bonne, ni approuvée par la majorité, pour l'emporter dans le processus politique.

Ils reconnurent que la société politique était plus complexe que ne l'impliquaient les conceptions officielles de la démocratie, et qu'un projet de réforme rencontrerait toujours des oppositions concrètes bien différentes de ce qu'avaient prévu les institutions. Ces oppositions, il fallait les imaginer à l'avance et concevoir des démarches capables de les neutraliser, si l'on voulait disposer à temps d'une réforme susceptible d'être adoptée.


Raccourcir les délais

L'une des premières raisons de cette nouvelle activité de recherche était la longueur des délais que l'on avait observés entre l'arrivée au pouvoir d'un nouveau gouvernement et la présentation de ses projets de réforme. Le processus pouvait très bien prendre une année entière, plus une année encore pour venir à bout des atermoiements et de l'obstruction des fonctionnaires. Au moment où la législation était enfin prête pour l'application, le mandat du dirigeant touchait à sa fin, et le gouvernement en place rechignait à prendre des risques en adoptant des politiques controversées.

Il s'agissait donc, pour raccourcir tout cela, de mettre au point des politiques clés en mains, de sorte qu'un nouveau gouvernement puisse immédiatement les mettre en oeuvre. On pensait que les plus dures batailles auraient lieu dès le départ, et que le gouvernement devait avoir assez de munitions pour les affronter victorieusement.


Une source de renseignements indépendante et fiable

Une autre idée qui suscita cette recherche pratique fut le souci de mettre fin au monopole virtuel de la connaissance pratique qu'on avait abandonné dans les faits au corps des fonctionnaires. En effet, s'il était toujours possible de se fournir en-dehors des administrations pour ce qui est des idées générales, ce n'était qu'en leur sein qu'on pouvait trouver la connaissance des dossiers et l'expérience nécessaires pour réaliser les réformes. Cette exclusivité avait pour conséquence que les conceptions de l'Administration s'imposaient à tout coup. Le Ministre le plus volontaire, le plus convaincu de ce qu'il fallait faire, se retrouvait isolé en face d'une phalange homogène de professionnels qui prétendaient tous que c'était impossible.

Pour échapper à cette emprise, il était nécessaire que des groupes de recherches indépendants s'emploient à élaborer concrètement les politiques elles-mêmes. En s'y prenant à l'avance et en faisant appel à des experts, ils purent enfin offrir aux Ministres une autre source d'inspiration et d'initiative, lui permettant de passer outre le veto de fait dont disposaient ses subordonnés présumés.


Des alternatives réalistes

Fort lié au précédent, le troisième objectif de cette recherche plus concrète était de franchir la barrière de la crédibilité. Rien de plus facile en effet, que de rejeter un principe seul comme "abstrait", "dogmatique" ou "simpliste", qualificatifs fort utiles à qui est à court d'arguments. En revanche, un programme de réformes concrètes force ses adversaires mêmes à l'examiner plus attentivement. Une fois que l'on a présenté des projets détaillés, avec des procédures capables de les mettre en œuvre, il devient virtuellement impossible de prétendre que certaines mesures sont irréalisables. Ainsi les Ministres, qu'on aurait pu persuader que le paradigme en vigueur était seul valable, se sont vu offrir des alternatives réalistes qui permettaient de prouver le contraire. De sorte que le détail de la mise en œuvre donnait toute sa crédibilité à l'idée directrice elle-même.


Découvrir ce qui marche

L'un des principes essentiels compris par les promoteurs de cette nouvelle démarche était qu' il y a des manières de procéder qui ont plus de chances de réussir que d'autres. Une réflexion systématique, pensaient-ils, permettrait sûrement de découvrir lesquelles. Ayant abandonné l'idée que la victoire électorale serait suffisante pour garantir le succès, ils se mirent à la recherche de méthodes susceptibles de réussir. Il mobilisèrent pour cela toute la connaissance théorique disponible sur les politiques publiques, et imaginèrent des programmes spécifiques pour neutraliser les obstacles qui se allaient se présenter.

Cette approche expérimentale conduisait tout naturellement à mettre plusieurs propositions pratiques en concurrence entre elles, et nos chercheurs en politiques publiques se mirent donc à tester des scénarios hypothétiques, essayant de découvrir à l'avance quelles propositions seraient le mieux acceptées, et lesquelles s'aliéneraient l'opinion. Ils purent ainsi ajuster le tir et affiner les détails.

Ainsi vit-on, au cours de la décennie, apparaître toute une série de propositions concrètes, qui tranchaient avec les défenses et illustrations de la libre entreprise qui, dans les années soixante, s'en étaient tenues aux seuls principes généraux.


Les professionnels du projet politique

Nous voyons donc enfin quel tournant stratégique fut à l'origine de l'innovation politique la plus importante des années quatre-vingts. Des groupes, des associations et des instituts continuaient à convertir les incrédules au marché libre, à ouvrir les yeux de ceux qui nourrissaient encore quelque illusion sur le collectivisme.

Mais à côté, il y avait de véritables mutants. Des idéologues, mais qui manifestaient un intérêt jamais vu pour les détails de la politique elle-même. Des praticiens, mais qui jonglaient aussi bien avec les théories qu'avec les situations concrètes, et qui fascinaient par leur capacité d'illuminer la compréhension des unes par les détails des autres : c'étaient les nouveaux chercheurs en politiques publiques. Et ces gens attiraient aussi bien par leur optimisme, imperturbable et communicatif, que par cette impression qu'ils donnaient d'avoir découvert un secret passionnant avec la certitude de ne pas échouer. Armés des dernières découvertes de l'économie théorique, ils avaient commencé à examiner dans le détail comment les politiques proposées pourraient fonctionner ; ils apprenaient à les affiner et à les polir pour leur donner les plus grandes chances de succès.

Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, on vit donc apparaître des instituts ayant pignon sur rue [9], et dont la fonction n'était plus de plaider pour la libre entreprise, mais de chercher, et de mettre au point dans le détail, les politiques concrètes qui la réaliseraient vraiment dans tous les domaines de l'activité publique.

Ce sont eux qui ont fait la différence entre les années soixante-dix et les années quatre-vingts.


===La véritable innovation politique des années quatre-vingts

Car il semble bien, avec l'avantage du recul, que ce soient les détails de la mise en œuvre qui ont été déterminants. Il est exact que Reagan et Thatcher donnaient à leurs partisans l'impression d'être plus déterminés et plus réalistes que leurs prédécesseurs ; mais cela est dû en grande partie à ce qu'ils ne furent pas, pour leur part, obligés d'abandonner leurs projets, voire de faire machine arrière. C'est l'accumulation des succès qui a conduit Reagan et Thatcher à tenir leurs engagements initiaux dans une mesure que leurs prédécesseurs n'avaient pas connue.

Ce n'est donc pas parce que les chefs étaient plus énergiques que les politiques ont pu s'imposer. C'est parce que les nouveaux professionnels du projet politique avaient su leur donner ce dont ils avaient besoin : des politiques réalistes capables de réussir, que l'on pouvait réutiliser et développer, et qui leur permit d'acquérir cette image de personnages plus solides.

DEUXIEME PARTIE : LE SECTEUR PUBLIC

La théorie des choix publics

L'école de Virginie

En 1986, le prix Nobel d'économie fut décerné à l'américain James Buchanan. Depuis des années, avec le professeur Gordon Tullock et bien d'autres1, le Professeur Buchanan travaillait à mettre sur pied la théorie des "choix publics". D'abord installés au Virginia Polytechnic Institute puis, plus récemment, à l'Université George Mason en Virginie, ces théoriciens du secteur public ont publié une masse impressionnante de monographies, d'articles de recherche et d'articles dans des revues d'économie. Le thème constant commun à tous leurs travaux était que, dans la vie politique, les hommes ne se conduisent pas très différemment de la vie économique.


La nouvelle économie politique

Les années soixante-dix ont permis d'assister à la montée en puissance de plusieurs écoles de théorie économique, non sans rapport les unes avec les autres, et qui réfutaient les thèmes centraux du système keynésien, lequel commençait d'ailleurs à être sérieusement discrédité par la pratique.

Il y avait, tout d'abord, un retour à la respectabilité pour l'économie de marché en général, et une renaissance des idées néo-classiques. La montée de l'école "monétariste" de Chicago avec Milton Friedman, se poursuivit imperturbablement pendant une décennie, mettant l'accent sur la relation qui existe entre la hausse des prix et la création de monnaie par les hommes de l'Etat. Friedman, lui-même prix Nobel en 1976, était un critique précis et éloquent de l'interventionnisme économique d'Etat.

Moins spectaculaire fut l'émergence progressive de l'Ecole "autrichienne" d'économie2, dont le représentant moderne le plus connu, Friedrich A. Hayek, avait reçu le prix Nobel en 1974. Cette école mettait l'accent sur l'économie non plus en tant que succession d' équilibres, mais en tant que processus, principalement menés par les pensées et les actes de personnes singulières. Un des traits caractéristiques de l'économie autrichienne est son rejet de la macro-économie et sa concentration sur le fait que la réalité économique consiste toujours en des actions particulières et localisées.

D'autres écoles, et leurs rejetons, ont introduit de nouveaux concepts dans l'analyse économique. Les "anticipations rationnelles"3 furent un temps à la mode ; entre-temps, la sacro-sainte "courbe de Phillips" sombrait dans les marécages de la "stagflation", à mesure que les différents pays s'arrangeaient pour cumuler chômage et inflation élevés, alors que d'après cette courbe, on n'avait jamais à choisir qu'entre l'un et l'autre.


Une révolution scientifique

Cette époque était, et elle est peut-être encore, caractéristique d'une révolution scientifique à la Kuhn. Le paradigme dominant s'était effondré sous le poids de ses anomalies et contradictions, et les intellectuels cherchaient quelque chose pour remplacer le consensus keynésien. Pour Kuhn, ces périodes sont les plus favorables à la créativité. Ce fut certainement le cas en économie politique.


"Science économique" et économie politique

Dans ce bouillonnement intellectuel, l'école des choix publics montait lentement en puissance, à mesure que la qualité de ses travaux et la cohérence de sa pensée venaient à être reconnues. Ceux-ci ne furent jamais vraiment populaires et, avec tout le respect qu'ils inspiraient, on les tenait pour marginaux par rapport aux autres progrès de la discipline. Il y a une raison à cela : c'est que la théorie des choix publics n'est pas fondamentalement une théorie de l' économie, mais de la politique. Elle serait tout à fait à sa place dans les études d'"économie politique" à l'ancienne, mais elle est mal à l'aise dans des classes de "sciences économiques" modernes. Elle applique la théorie économique aux décisions dites "publiques" et montre comment on peut se servir de certains principes économiques pour expliquer et interpréter les choix faits dans l'arène politique.

La politique et l'économie sont officiellement distinctes. C'est-à-dire que, pour la plupart des chercheurs, les deux disciplines sont censées concerner des domaines d'activité essentiellement différents. Quand on fait de l'économie, on fait une chose. Quand on fait de la politique, on est censé en faire une autre. Or, les théoriciens des choix publics ont su rappeler que ces deux activités ont bien davantage de points communs, et notamment que les gens, en politique, ne sont pas autres qu'ils ne sont dans l'économie.

Dans l'"économie", les gens agissent au service de leurs objectifs propres. Conformément à leur propre échelle de valeurs, ils renoncent à certains avantages pour en obtenir d'autres. Ils peuvent par exemple échanger du temps de loisir, qui a de la valeur pour eux, contre un revenu supplémentaire, auquel ils donnent une plus grande valeur à cette occasion. Ils achètent et vendent sur les marchés. Les entrepreneurs s'affairent sur la scène, qui établissent le contact entre investisseurs et producteurs, acheteurs et vendeurs. L'information a son prix : on l'achète et on la vend. La rareté augmente la valeur, de même que la proximité de temps et de lieu. Quand un grand nombre de personnes veulent des marchandises dont la quantité est limitée, les prix grimpent en conséquence.

Cet univers est familier ; il a donné naissance à d'innombrables travaux qui s'efforçaient d'expliquer ses régularités apparentes, et de parvenir à une construction intellectuelle capable d'apporter une cohérence à ce qui paraissait au départ être un chaos aléatoire. Pour ce qui est de la politique, elle relevait d'un autre type de recherche, les penseurs la tenant pour une activité totalement différente. Dans sa version moderne, elle repose sur le postulat que les "décideurs publics" agissent dans un cadre "collectif", devant rivaliser entre eux pour obtenir l'assentiment de "la majorité". Les décisions sont prises périodiquement à l'occasion des élections, et les minorités s'inclinent devant la volonté majoritaire, sauf dans les domaines protégés par la Constitution.


===L'action humaine présente partout les mêmes traits fondamentaux

Un des apports fondamentaux l'école des choix publics a justement été de faire comprendre qu'en réalité, l'action politique a beaucoup de traits communs avec l'activité économique. Là aussi, les gens cherchent à réaliser leurs propres projets, en quoi qu'ils puissent consister. Ils n'y subordonnent pas moins leurs décisions aux objectifs qu'ils ont choisis, et n'y sont pas moins forcés de faire des arbitrages. Plutôt que des décisions majoritaires prises par intermittence à chaque élection, ce que nous avons en réalité, c'est une succession incessante de soutiens accordés ou retirés, c'est-à-dire de décisions personnelles, faites par des gens qui intriguent pour influencer le processus politique.


===Il y a un marché dès lors que les personnes choisissent de coopérer

Les théoriciens des choix publics ont établi qu'il existe une sorte de marché pour les suffrages, avec des lois assez comparables : quand les suffrages se font plus rares, ils comptent davantage et se vendent plus cher. Quand certains ont vraiment beaucoup plus de valeur que les autres, eh bien ils s'achètent vraiment beaucoup plus cher. Bref, le soutien politique a une valeur économique variable, et s'échange comme tel. Il est pratiquement inopérant de se borner à dire que "la majorité domine la minorité". Dans la réalité, il n'y a au départ que des minorités, et toutes négocient leur soutien en échange d'une contrepartie acceptable. Peut-être ne s'en rendent-ils pas compte, mais en soutenant qui leur a fait certaines promesses, les gens "vendent" en quelque sorte leur suffrage en échange d'autre chose et celui-ci a donc, nécessairement et qu'on le veuille ou non, une valeur économique. Et s'ils le font, cela veut dire que pour eux, ce qu'ils ont reçu en échange vaut encore davantage. Il y a donc réellement un marché des influences politiques et, du point de vue de la valeur et de l'échange, rien n'empêche d'utiliser les mêmes outils d'analyse que pour le marché de la production.


Une description réaliste de la décision politique

Tout ceci vous paraît peut-être encore bien abstrait, voire tiré par les cheveux. Cela ressemble davantage à une interprétation particulière du comportement politique qu'à une véritable contribution à l'analyse des faits. Et pourtant, l'expérience a justifié cette approche, car elle peut prédire le comportement des groupes dans le processus politique bien plus exactement que n'importe lequel des modèles conventionnels. Nous allons voir que si l'on tient pour acquis que les principes économiques décrivent des lois universelles de l'action humaine et s'appliquent donc également à l'activité politique, on peut obtenir une image bien plus réaliste de la vie politique qu'en y plaquant l'image traditionnelle d'une suite de décisions prises "en commun".


La dictature des groupes de pression

Loin que ce soient les minorités qui cèdent toujours à la volonté majoritaire, la théorie des choix publics nous explique pourquoi, le plus souvent, c'est bien le contraire qui se produit, les minorités dans leur ensemble obtenant ce qu'elles veulent aux dépens des majorités. La fermeture d'une usine en difficulté a beau ne mettre en jeu qu'un petit nombre de suffrages, pour ces électeurs-là, l'enjeu est primordial. Leurs représentants sont prêts à payer très cher pour obtenir une aide dans des circonstances aussi graves. Ils donneront alors leur soutien pour obtenir en échange celui des autres. C'est ainsi que l'on réunit des coalitions, qui s'arrangent pour donner gain de cause à l'ensemble des groupes de pression minoritaires sur les sujets qui leur tiennent à cœur, même si tout cela se fait au détriment du bien de tous.

Aider ou subventionner une minorité lui rapporte beaucoup, mais coûte peu aux autres. Pour chaque enjeu, par conséquent, les bénéficiaires potentiels sont prêts, pour défendre leur cause, à payer un prix plus élevé que ceux qui finiront par en supporter la charge : la chose a bien plus d'importance pour les premiers que pour les seconds. La réalité politique ne se fonde donc pas sur les bonnes ou mauvaises raisons de faire ceci ou cela, mais sur l'addition des suffrages négociés. Les gens agissent pour optimiser les avantages qu'ils retirent du système, exactement comme dans les échanges productifs. La récompense n'est d'ailleurs pas nécessairement matérielle ; il suffit qu'elle consiste en quelque chose d'important pour eux.


De quoi est faite une "majorité"

Appliquant cette conclusion fondamentale à l'étude des faits, la théorie des choix publics redécompose en leurs éléments constitutifs les coalitions majoritaires que nous voyons à l'œuvre. Elle montre comment elles ont été formées à partir des groupes, qui renoncent à ce qui leur importe le moins pour obtenir ce qui compte davantage à leurs yeux. Elle montre comment, sur un sujet donné, les minorités échangent leurs suffrages avec les autres dans un réseau de contrats à plus ou moins long terme qui, à bien des égards, ont le goût et la couleur du marché et de l'entreprise.

On constate que certains termes, d'ailleurs familiers des connaisseurs du Congrès des Etats-Unis, tels que le marchandage, l'"échange de bons procédés" ou le "renvoi d'ascenseur", s'appliquent également aux groupements politiques, tout comme aux élus. Chaque élection offre des "paquets" de mesures, des ensembles de décisions politiques à prendre en bloc ou à laisser ; une bonne partie de l'activité politique consiste à définir ces "paquets", dont on rendra les avantages les plus voyants possibles pour le plus grand nombre des électeurs, et dont on occultera les inconvénients. Notons que cette activité ne cesse nullement en-dehors des périodes électorales.

Même entre deux élections, les groupes échangent le suffrage les uns des autres, soutenant certains projets, s'abstenant pour d'autres, en combattant certains. Parfois, l'opposition est suffisamment puissante pour valoir la peine d'être achetée. Ces marchandages sont présentés comme une part importante de la réalité politique, ce qui permet de la comprendre bien mieux que si l'on se contentait des interprétations plus simples, qui mentionnent plus volontiers la "rationalité publique" que des échanges quasi-marchands.


Les vrais intérêts au pouvoir

La théorie des choix publics, et nous en verrons maints exemples, s'est avérée un outil extraordinairement efficace pour prévoir le comportement des différents groupes d'acteurs du secteur public, ainsi que les résultats de leur interaction. Elle envisage notamment toujours les fonctionnaires, non comme de purs esprits qui appliqueraient impartialement les décisions des élus, mais comme une ou plusieurs associations de personnes bien concrètes, et qui ont pour ou contre ces mesures des intérêts puissants et identifiables.

On se rend bien compte que les gens en place dans les entreprises nationalisées ou les "services publics" forment des groupes suffisamment bien placés pour influencer fortement la quantité et la qualité des productions, et qu'ils se soucient énormément du niveau de leur financement. Ceux qui gèrent les services administratifs trouvent un enjeu considérable dans la taille de l'organisation, ses effectifs et l'étendue de ses activités.

Même les parlementaires cessent de n'être que des représentants élus au service du public. Ils sont, eux aussi, un groupe d'intérêts particulier, avec ses priorités propres et ses avantages à conquérir. Les activités qui apportent aux parlementaires une popularité visible auprès de groupes d'électeurs, par exemple, sont plus intéressantes pour eux que des actions qui ne leur rapportent rien, quand bien même ces dernières seraient plus méritoires.

L'intérêt des chefs syndicalistes du secteur public n'a rien à voir avec la production du meilleur "service public" possible au coût le plus bas. Il est d'obtenir le plus d'influence possible, ce qui implique généralement de maximiser le nombre de leurs adhérents. C'est bien ainsi qu'il faut interpréter la "défense du service public" qu'ils ont sans cesse à la bouche, alors qu'il est évident que le service du public en pâtira plus souvent qu'à son tour.


Les incitations perverses de la décision publique

En conséquence, une fois l'électorat décomposé en groupes d'intérêts dont chacun poursuit des objectifs propres, on s'explique bien mieux certaines caractéristiques de la fourniture des "services publics" dans les sociétés démocratiques, qu'il s'agisse de produire des objets ou des services. Dans un tel cadre, entre autres, chacun a normalement intérêt à développer au maximum sa propre consommation des produits financés collectivement. Des électeurs peuvent faire pression sur le système politique pour accroître la quantité des services rendus, les bénéficiaires constituant un groupe de pression bien plus visible et plus puissant que la masse des contribuables qui paiera la facture. La tendance des sociétés démocratiques à développer les financements "publics" en excès peut alors se comprendre à partir des rapports de forces internes au système.


Le "piège du financement public"

Un exemple de ce piège du financement "public" : imaginons que dans un village, il y ait dix personnes qui veulent que la route qui passe devant chez elles soit mieux entretenue. Dix personnes, ce n'est pas un groupe politique bien puissant, mais il doit en exister d'autres qui aimeraient bien, elles aussi, avoir de meilleures chaussées dans leur propre quartier. Elles constituent donc un bon point de départ pour coaliser ceux qui voudraient un meilleur entretien de leur route et sont prêts pour cela à réclamer un financement accru des voies publiques en général. Les politiciens peuvent alors négocier l'appui de ce groupe s'ils s'engagent à améliorer la voirie. Même ceux dont les routes n'ont besoin d'aucune amélioration ne s'opposeront pas très fortement au principe des travaux, car les coûts tels qu'ils les perçoivent ne leur paraîtront généralement pas assez élevés pour qu'ils s'y opposent effectivement. L'effet cumulatif de cette agitation pourra bien être un niveau d'investissement routier plus élevé qu'il n'est réellement nécessaire, et sans aucun doute plus coûteux que ce que les gens débourseraient si le paiement était direct et non collectivisé.


Entrepreneurs et projets politiques

Le principe général de la théorie des choix publics est d'étudier l'activité politique comme une activité économique, y reconnaissant les mêmes lois. Dans un tel contexte, il est très fécond d'envisager les groupements politiques comme des entreprises, travaillant dans un milieu économique. Si l'on tient pour acquis que chacun s'efforce de maximiser son propre avantage (de quoi qu'il puisse s'agir) dans le cadre des règles en vigueur, on dispose d'un outil de prédiction extrêmement efficace. Comme des entrepreneurs, ces groupes guettent les occasions, essaient de pousser leurs avantages, rivalisent pour des parts de marché, et cherchent toujours à réduire les efforts et sacrifices nécessaires pour obtenir un résultat donné.

Tout comme les sociétés commerciales luttent entre elles pour conquérir leurs parts de marché, les bureaucrates des différents ministères sont en concurrence pour l'attribution des crédits. De même, les jeux de pouvoir auxquels on assiste au sein des entreprises, où l'on voit les cadres supérieurs se battre pour leur avancement et leur prestige, ne sont que le pendant ce que l'on peut observer dans les administrations, où les chefs et sous-chefs de service intriguent pour obtenir de l'avancement. Une étude des administrations publiques qui ne se soucierait que des objectifs politiques proclamés et des opinions affichées à leur égard, passerait à côté d'un facteur essentiel, l'implication personnelle dans les décisions de personnes dont la vie et la carrière en dépendent de fait.

Si la manière dont les entreprises poursuivent leurs objectifs exerce un impact capital sur les résultats généraux de l'économie, le comportement des entrepreneurs politiques ne le leur cède en rien : son rôle est véritablement déterminant sur les résultats observés. Les fonctionnaires peuvent favoriser ou freiner l'action du gouvernement. Ils peuvent même la saboter, pour peu qu'elle menace l'un ou l'autre de leurs intérêts vitaux. Les agents du secteur public peuvent menacer de grève ceux qui font la loi — ou la faire — pour faire pression sur eux. Or, la complainte d'une population privée de services essentiels est une des élégies auxquelles les politiciens sont les plus sensibles, car la popularité est leur fonds de commerce.

Les chefs syndicalistes peuvent brandir la menace de l'hostilité de leurs membres pour obtenir le plus possible d'emplois et les meilleures conditions de travail pour leurs affiliés. Certaines fractions de la population, lorsqu'elles cherchent à obtenir des avantages particuliers précis, peuvent organiser des protestations pour peser sur les décisions législatives, et manifester pour entraîner les médias à leur suite.


On ne peut se permettre d'ignorer ces contraintes

Les dirigeants politiques qui veulent se faire réélire doivent guetter tous les signes indiquant que leur action, ou leur inaction, face à certains problèmes, attirera sur eux la colère de l'électorat. A leur tour, ils feront pression sur l'exécutif, et influenceront sa résolution à poursuivre ou abandonner certains éléments de son programme, ou encore à entreprendre de nouvelles initiatives.

Toutes ces pressions sur le système politique sont parfaitement réelles. La volonté des gouvernements, quant à elle, n'est qu'un frêle roseau. Le gouvernement annoncera un programme dans sa plate-forme électorale et entreprendra de le réaliser, mais il n'a pas le choix de tenir compte ou non des pressions qui s'exerceront sur lui. Une bonne partie de l'art de gouverner consiste peut-être justement à savoir ce qu'il est possible de faire, et à percevoir les moments où la résistance est trop forte pour que l'entreprise réussisse. Après tout, n'a-t-on pas dit que la politique est l'"art du possible"4 ?


Un excellent moyen d'explication

L'idée que la politique est un lieu d'échanges est donc un excellent outil de recherche. Comme bien des théories économiques explicatives, elle donne les meilleurs résultats lorsqu'on s'en sert pour interpréter les événements passés. Grâce à elle, nombre d'événements trouvent bientôt leur explication. Nous pouvons commencer à comprendre pourquoi certains programmes politiques ont échoué, alors que d'autres réussissaient. Bien souvent, cela se résume au fait que les groupes qui devaient en profiter n'y voyaient pas un grand avantage, alors que les perdants potentiels risquaient de perdre gros, ce qui les disposait à sacrifier beaucoup pour leur faire barrage5.

Entre autres, la théorie des choix publics nous permet de comprendre ce qui, autrement, ne serait qu'un fait étrange, un mystère irrésolu : que ce sont les minorités qui l'emportent sur les majorités. Dans le paradigme politique conventionnel, on s'attendrait au contraire à ce que la majorité impose ses intérêts propres, aux dépens des minorités. Or, avec le modèle des choix publics, on se rend compte que, pour donner un privilège à une majorité, il faut prendre bien davantage à la minorité. En termes plus crus, si l'on veut donner un franc à tous les membres de la majorité, il faut prendre bien plus d'un franc à chacun des membres de la minorité. Et ladite minorité en couinera d'autant plus fort. A l'inverse, pour favoriser la minorité, il n'est pas nécessaire de prendre autant à la majorité. Quand le grand nombre entretient le petit, le petit nombre reçoit beaucoup alors que le grand ne donne que peu chacun. Les reproches de la majorité sont faibles, forte est la reconnaissance de la minorité.

Ce processus explique pourquoi, alors que depuis un siècle la proportion des agriculteurs dans la population a considérablement diminué, les hommes de l'Etat leur distribuent des monceaux de subventions. Dans tous les pays avancés, les agriculteurs sont aujourd'hui une petite minorité, et ils reçoivent de gigantesques subsides aux frais des contribuables citadins, lesquels sont bien plus nombreux6. En revanche, dans les économies moins avancées où l'agriculture emploie encore une majorité de la population, il est caractéristique que ce soient les agriculteurs qui sont taxés, ou forcés de vendre leurs produits à des prix artificiellement bas, pour permettre aux minorités citadines de vivre sur leur dos. A mesure que le nombre des agriculteurs baisse, leur capacité à pétitionner augmente de façon manifeste.

Ce cas illustre bien cette conclusion générale de la théorie des choix publics, qu'il est plus facile de satisfaire des minorités que des majorités. Cela coûte moins cher, et les minorités donnent assez de valeur à ce privilège pour que les législateurs y trouvent leur avantage.


Ce qui donne du poids à une minorité

Cependant, toutes les minorités ne pèsent pas du même poids, et ce n'est pas non plus le nombre de leurs membres qui constitue leur élément le plus important. Logiquement, pour la théorie des choix publics, la valeur qu'elles attribuent à un avantage les dispose à payer à due concurrence pour l'obtenir. Un groupe, même d'effectif réduit, peut donner tellement d'importance à ses objectifs qu'il sera prêt à payer cher pour les atteindre ; c'est-à-dire qu'il peut être prêt à offrir un soutien puissant aux alliés potentiels qui l'aideront à obtenir satisfaction.

Pour être efficace, une minorité doit être visible. Dans certains cas, une minorité a énormément à tirer d'une certaine décision, mais elle est incapable de l'influencer parce qu'elle ne constitue pas un groupe suffisamment spectaculaire pour pouvoir offrir en échange un soutien appréciable. Par exemple, si une école est menacée de fermeture, les parents d'élèves constitueront un groupe très visible. Ils pourront se réunir, protester, écrire à leur député, organiser des manifestations de rue, passer à la télévision. En revanche, lorsqu'il s'agit d'ouvrir une nouvelle école, le groupe des futurs parents d'élèves qui pourraient vouloir qu'elle ouvre sera moins spectaculaire et aura moins de poids politique, parce que son soutien est plus difficile à échanger.

Un autre facteur qui donne de l'importance aux groupes minoritaires est leur capacité de nuire. Peut-être y a-t-il plus d'assistantes sociales que de techniciens EDF, je ne sais ; mais ce qui est certain, c'est qu'une perturbation éventuelle dans l'assistance sociale fera moins de dégâts que l'interruption des fournitures d'électricité. Ce qui veut dire que les agents d'EDF ont bien davantage de poids, sans commune mesure avec la valeur objective de leurs contributions personnelles à la société, en comparaison avec les travailleurs sociaux.

Si elle veut bien s'en tirer sur le marché politique, une minorité doit acquérir la conscience politique d'elle-même. Elle doit pouvoir reconnaître les intérêts que ses membres ont en commun, ainsi que sa position de minorité en mesure d'utiliser le système pour en tirer un avantage particulier. Les "défenseurs de l'environnement" qui essaient de bloquer la construction d'un nouveau lotissement dans leur quartier forment une minorité claire et identifiable. Ils savent qui ils sont, et où se trouve leur intérêt7. Ils peuvent faire savoir ce qu'ils veulent aux élus, faire parler d'eux, et causer bien des ennuis à beaucoup de gens.


Les minorités latentes sont défavorisées

Ceux qui pourraient bénéficier de la construction d'une nouvelle résidence sont peut-être plus nombreux, mais ils n'ont aucune conscience de l'être. Ils ne savent même pas qui ils sont. Peut-être sont-ils, au moment présent, dispersés dans l'ensemble du pays, sans pouvoir apprécier l'avantage direct qu'ils pourraient tirer de cette construction. La théorie des choix publics nous annonce que le premier groupe, conscient de sa position comme de ce qu'il a à perdre et à gagner sera, à cet égard, plus efficace que le second pour ce qui est de négocier sur le marché politique.


Un modèle américain ?

Rétrospectivement, il est facile de distinguer ce qui, dans la vie politique américaine, donnait à la théorie des choix publics de meilleures chances d'émerger là-bas plutôt qu'en Europe. La société américaine est plus fragmentée ; bien davantage que chez nous, elle est composée de gens qui considèrent eux-mêmes appartenir à des sous-groupes de la société. Cela ne signifie pas que la théorie des choix publics ne soit pas applicable en Europe8, ni que sa capacité explicative y soit moindre : simplement, et notamment en Grande-Bretagne, ses racines y sont moins visibles. Dans ce pays, c'est plutôt d'après d'origine professionnelle que se rassemblent les acteurs de la politique9. Toujours est-il que cette analyse donne une image beaucoup plus précise que l'ancienne conception, suivant laquelle les minorités soutiennent les partis et les candidats parce qu'elles pensent qu'ils sont leurs "représentants".


===La théorie des choix publics est la seule à pouvoir traiter certaines questions

Elle fournit aussi une classification bien plus efficace, car elle ne considère pas seulement les groupes traditionnellement permanents, ceux dont tout le monde parle. Même si on ne peut cesser d'être "noir" ou "hispano-américain", on peut dans le même temps appartenir à plusieurs minorités à la fois, qui varieront suivant les enjeux. Selon son lieu de résidence, on pourra faire partie d'un groupe qui réclame une subvention pour l'entretien du réseau routier, ou la construction d'un nouveau pont. Selon sa profession, on pourra faire partie d'un groupe partisan d'octroyer des subventions à tel ou tel type d'industrie, par exemple contre la concurrence étrangère. Tel locataire fera partie d'une association pour le contrôle des loyers et tel propriétaire, d'un groupe pour la réduction des impôts fonciers. Entre dans le domaine d'étude de la théorie des choix publics tout ce qui concerne les choix faits par ces groupes changeants et versatiles à l'occasion des transformations politiques. Il en est de même des élus à tous les niveaux de l'Etat lorsqu'ils réagissent aux pressions, et marchandent avec les groupes suffrages et influence.

Autre avantage : certains des effets des sociétés politiques démocratiques nuisent tellement à la population qu'ils paraissent totalement irrationnels et incompréhensibles quand on essaye de les expliquer à l'aide du modèle politique traditionnel. Les analystes qui s'en tiennent à ce cadre de référence restent encore bien souvent perplexes face à l'apparente impuissance de ces sociétés à corriger ce qui, à l'évidence, ne fonctionne pas. Or, l'approche des choix publics, et c'est une de ses plus grandes vertus, nous fournit un mode d'analyse dans lequel ces comportements trouvent tout naturellement leur place, une fois que l'on a appris à les interpréter en termes de commerce des influences politiques. Ses meilleures recherches nous ont valu des découvertes essentielles sur la structure et le mode de fonctionnement du domaine économique qui relève directement du pouvoir des hommes de l'Etat.



Le secteur public

===La théorie des choix publics est indispensable pour comprendre le secteur public

La théorie des choix publics explique particulièrement bien les caractéristiques du domaine économique où les biens et services sont financés par l'impôt et produits sous la domination directe des hommes de l'Etat. Par ailleurs, certains aspects de ce secteur semblent quasiment impossibles à comprendre ou à expliquer si l'on s'en tient aux modèles conventionnels de la politique.


La tendance à la surproduction

Il y a, par exemple, la tendance à surproduire qui subsiste dans le secteur public. Quand c'est par une procédure collective que les gens financent leurs biens et leurs services, ils consomment davantage que si chacun devait payer ce qu'il a reçu. La théorie des choix publics nous donne le fin mot de l'affaire : c'est que, dans ces conditions, il subsistera toujours une demande pour un accroissement du service.

S'il n'existe aucune contrainte, les gens vont préférer que l'autocar passe deux fois par jour plutôt qu'une, que l'éclairage public soit amélioré, qu'il y ait davantage de routes, et mieux entretenues. En l'absence de contraintes, cette demande s'exprime sans égard pour ce qui est consommé ; elle est donc potentiellement infinie. Dans les cas extrêmes, on pourrait imaginer que les gens ne soient pas opposés à ce que des autocars vides passent toutes les demi-minutes, pour le cas où il leur prendrait l'envie d'en attraper un. Quand il n'y a pas de limites, une telle préférence est parfaitement naturelle.

Or, au risque d'avoir à contester un des mythes fondateurs du "service public", il faut rappeler que la "gratuité" n'existe pas et ne peut jamais exister. Il faut donc nécessairement qu'il y ait des contraintes, et les plus évidentes sont celles qu'imposent les prix de revient. Quand les gens paient directement leurs marchandises et leurs services, ils sont obligés de tenir compte de ce qu'ils dépensent, et de limiter en conséquence les quantités demandées. Dans le secteur public de l'économie, ces contraintes sont moins efficaces parce qu'elles sont moins fortement ressenties, et qu'elles sont liées de façon moins évidente à la fourniture des produits.

Supposons que, dans un domaine donné, une minorité réclame une amélioration des services. Elle peut s'être rendue compte elle-même de leurs insuffisances, ou alors quelque candidat à une élection lui aura fait miroiter les avantages d'une amélioration. Ces derniers sont donc bien mis en valeur, alors que leur coût supplémentaire est de moindre conséquence pour chacun. Ce peut être un petit groupe, mais ses desiderata peuvent rejoindre ceux d'autres groupes qui ont aussi leurs fournitures à faire améliorer. Ainsi peut naître une demande générale pour un développement du service, sans qu'il y ait beaucoup de pression pour le limiter. La coalition de ces groupes finit par représenter un potentiel politique bien réel, à échanger contre des produits sur le marché politique, alors qu'aucun soutien équivalent n'aura pu être constitué par ceux qui sont hostiles à cet accroissement des dépenses.

C'est ainsi que l'on peut observer ce phénomène étrange : les biens et services "publics" sont en fait produits en plus grande quantité que les citoyens ne l'auraient voulu si la décision leur avait été laissée à titre individuel. Cela n'implique en rien, bien au contraire, que ces produits soient de plus grande qualité, ni qu'ils répondent mieux aux exigences et aux besoins des consommateurs. Cela signifie seulement que l'irresponsabilité automatiquement induite par la procédure politique conduit les gens, collectivement, à dépenser davantage qu'ils ne le feraient de leur propre chef. S'ils doivent payer directement le service, ils en demandent moins que lorsqu'il leur est fourni par le secteur public. Le secteur public est donc, par sa seule existence, la cause d'une mauvaise allocation des ressources ; phénomène qui échappera toujours à la compréhension de quiconque méconnaît le point de vue adopté par la théorie des choix publics.


Tout le monde est poussé par son intérêt vers ce résultat indésirable

Il n'y a pas que les consommateurs qui soient poussés à la surproduction des biens et des services dans le secteur public. De leur côté, c'est bien naturel, ceux qui gèrent cette production en tirent un pouvoir et un prestige proportionnels à l'importance du service. Les employés, quant à eux, y trouvent des occasions de monter en grade et de se faire augmenter. Ceux qui font la loi gagnent eux-mêmes le soutien des groupes qui reçoivent les services produits en excès, sans pour autant perdre celui des contribuables dans leur ensemble, qui financent toutes ces belles dépenses. Le résultat est un soutien massif et unilatéral à tout projet de développer le service, avec une opposition pratiquement inopérante.


Réduit au statut d'usager, le consommateur perd tout pouvoir de décision

Le service, même produit en plus grande quantité que des clients individuels n'accepteraient d'en financer sur un marché privé, ne répond par ailleurs en rien à leurs besoins particuliers ni à leurs exigences spécifiques. Bien au contraire, c'est aux pressions du processus politique qu'il obéit. Sur un marché privé, le consommateur peut choisir son fournisseur. Par ailleurs il lui suffit, pour en borner la quantité, de limiter sa dépense, dont il a la maîtrise directe. En somme, l'offre est contrainte parce que le client choisit son fournisseur, la somme qu'il est disposé à payer (ou peut se permettre de payer). Dans le secteur public, rien de tout cela : le consommateur ne contrôle ni le choix de son fournisseur ni la quantité produite, et pas davantage ce que tout cela va lui coûter (dût-il se passer du nécessaire pour entretenir ces excès).

Naturellement, dans le privé, le client peut aussi choisir les biens et services particuliers qui correspondent à ses exigences, et refuser ceux qui ne lui servent à rien. C'est ainsi qu'en assez peu de temps, les biens et les services finissent par se conformer aux préférences des consommateurs. Les producteurs qui s'en moquent font faillite lorsque leurs clients vont chercher ailleurs.

C'est à des influences totalement différentes que le secteur public est soumis. Les consommateurs n'ont pas le choix : ils sont bien obligés de payer ce que le secteur public produit. Car cette production est, pour sa plus grande part, financée par l'impôt. Les consommateurs n'ont aucun autre choix possible, d'abord parce que le "service public" est le plus souvent un monopole (ne serait-ce que parce que le financement public, reposant sur l'usage de la force, est en lui-même une forme de concurrence déloyale), ensuite parce que, étant généralement obligés de financer sa production, rares sont ceux qui peuvent se permettre, en plus, de se payer un fournisseur privé. Cela signifie que les consommateurs n'ont aucune possibilité d'imposer leur rationalité propre au secteur public. La procédure politique leur permet épisodiquement de formuler un vœu, mais — nous en avons vu un exemple — celle-ci ne traduit pas leurs véritables préférences, et ils sont de toutes façons soumis à la "carte forcée" : on ne leur donne à choisir (sans garantie aucune d'obtenir celui qu'ils veulent) qu'entre des "lots" composites extrêmement vastes, dans lesquels une dépense particulière pour tel bien ou telle marchandise fournie par le secteur public est totalement noyée dans la masse.


La surproduction s'entend à qualité du service égale

Cet écart entre produit désiré et produit fourni peut d'ailleurs conduire à cette situation paradoxale : en dépit de la tendance inhérente à la surproduction dans le secteur public, il arrive souvent que pour le même type de service, la population soit prête à payer beaucoup plus lorsque les producteurs sont privés. C'est notamment ce qu'on observe en matière de santé, où les Américains, avec leur médecine encore largement privée, dépensent davantage par habitant que les Britanniques assujettis au monopole pseudo-gratuit du Service National de Santé, ou en matière d'enseignement, où les Japonais dépensent plus que les autres, parce qu'une part substantielle de leurs dépenses en la matière va à des écoles de préparation privées.

Un statisticien imprudent — ou malhonnête — en conclurait même que l'observation réfute la théorie des choix publics, puisque, en contradiction apparente avec ses prédictions, une même activité conduit à moins de dépenses dans un pays où elle est collectivisée, que dans un autre où elle ne l'est pas autant. C'est là qu'il faut se rappeler que la tendance à la surproduction existe nécessairement, dès lors qu'un financement public a institué l'irresponsabilité financière pour ceux qui décident de la production du service.

Ce qui se passe, c'est que le service pseudo-gratuit, financé par les hommes de l'Etat, perd tellement de valeur aux yeux de la population qu'elle en vient à en demander moins que s'il était normalement financé, en dépit du déterminisme qui conduit par ailleurs chacun à pousser à une dépense inconsidérée. L'observation ne réfute donc pas la théorie des choix publics : elle traduit en fait la combinaison de deux des effets qu'elle décrit. D'une part, la tendance à dépenser trop, d'autre part l'effondrement de la valeur du service, tous deux imputables à des formes de financement et de gestion par nature irresponsables.


La domination par les producteurs

Ainsi, l'observation montre bien à quel point les consommateurs sont impuissants à influencer la production des biens et services du secteur public. Le système politique favorise la surproduction et se moque du consommateur-contribuable, ce cochon de payant. Les producteurs, en revanche, voilà qui peut exercer sur le service une influence considérable. Or, ceux qui le gèrent au niveau de la direction, et les employés qui participent directement à sa production, ont pour leur part un fort intérêt personnel dans la nature du service, et dans la manière dont il est produit.

L'administration d'un "service public" place son intérêt dans un service qui soit facile à gérer, et maximise les perspectives de carrière des administrateurs et des gestionnaires. Le personnel, pour sa part, a intérêt à ce que le service lui donne le moins de travail possible et le dérange encore moins, tout ceci avec la meilleure garantie d'emploi et les meilleures rémunérations possibles. Quant à la position de ces deux groupes pour influencer le système, elle est excellente. Contrairement aux usagers qui n'ont pas le choix, et sont obligés de prendre ce qu'on leur donne, eux ont un pouvoir à monnayer. Car l'un et l'autre peuvent rendre la vie vraiment difficile aux élus.

La bureaucratie peut entraver, ralentir, et faire échouer tout changement susceptible de menacer son statut et sa position. Le personnel peut interrompre le service, ou menacer de le faire, et livrer ainsi les élus à la vindicte du public. Le résultat, inéluctable, est que les "services publics" tendent tous à être "capturés" par les producteurs. Cela signifie que ces services, au bout d'un certain temps, sont bien davantage au service des producteurs qu'à celui des consommateurs. Ce sont les producteurs qui ont le vrai pouvoir à l'intérieur du système, les consommateurs n'en ayant aucun. C'est, tout simplement, que les premiers ont davantage de poids politique à faire valoir que les seconds.


===Seule la théorie des choix publics rend compte de la confiscation du pouvoir par la bureaucratie

Avec les années, progressivement, le service cesse de servir les besoins et les demandes du public, et ne produit plus que pour satisfaire les préférences du petit groupe des producteurs. Cette "capture par les producteurs", la théorie des choix publics lui donne tout naturellement son explication, n'étant même pas loin de la juger inéluctable1 ; mais elle aussi serait bien difficilement explicable par les représentations traditionnelles de la politique. Pourquoi les citoyens, majoritaires et réputés rationnels, choisiraient-ils d'instituer un service pour qu'il échappe à leur contrôle en aspirant leurs ressources, dans le seul but de satisfaire le groupe des gens qui y seront employés ? Cela semblera inconcevable, faute des outils intellectuels permettant de comprendre comment les règles de procédure en question donnentun pouvoir de négociation exceptionnel à certaines personnes aux dépens du public dans son ensemble.

Les résultats de la capture par les producteurs sont bien visibles dans tous les domaines du secteur public. Les services, qui sont en principe là pour servir le public, sont de plus en plus asservis aux convenances de ceux qui sont payés pour les produire. La Poste est un modèle parfaitement typique : le deuxième passage du facteur le samedi disparaît ; il n'y a plus de levée le dimanche. Les bureaux de poste ferment le samedi après-midi ; le service des pneumatiques a été supprimé. De tous ces changements, aucun n'est la réponse à un vœu des consommateurs ; bien au contraire, on peut supposer qu'ils souhaiteraient exactement l'inverse. En revanche, ceux qui produisent le service ont la vie plus facile s'ils ne sont pas obligés de travailler le week-end.


Un processus constant de dégradation

Dans l'ensemble du secteur public par conséquent, la tendance est à ce que les besoins et les convenances des producteurs aient résolument le pas sur ceux du consommateur. En réalité, rien de tout cela ne se produit immédiatement. C'est un scénario qui se déroule au fil des années, à mesure que jouent les déterminismes et apparaissent leurs effets. par exemple, en Grande-Bretagne, les éboueurs passent tôt le matin et réveillent tout le monde avec le bruit qu'ils font. Les accords qu'ils ont réussi à négocier spécifient qu'ils doivent être payés pour un travail défini, le nombre de tâches correspondant à une journée de travail "normal" n'étant calculé qu'ensuite. Le calcul est remis en cause et débattu chaque année, jusqu'à ce qu'il soit tel que le personnel commence tôt le matin, et termine sa "journée" de travail... à midi. Cette particularité serait virtuellement impossible dans le secteur privé, parce que l'entreprise verrait ses prix refléter ses coûts, et que le public s'adresserait à des concurrents moins chers. Cependant, le secteur "public" accorde rarement au public le luxe de choix concurrents, et on ne peut même pas espérer qu'il fasse faillite comme il devrait normalement le faire avec une gestion pareille. Le résultat est que, année après année, on constate que les négociations remettent de plus en plus le soin de définir le service aux mains de ceux qui le produisent. Encore un mystère élucidé : les conventions collectives, dont un bon nombre de clauses seront incompréhensibles pour qui n'a pas analysé les pressions qui s'exercent dans le système. Les accords qui caractérisent le secteur public ne trouvent aucun équivalent dans le secteur privé, sauf peut-être dans la production des journaux ou des programmes de télévision2.

Il serait inconcevable qu'une clinique privée réveille ses malades avant six heures du matin, simplement parce que le personnel trouve plus commode de faire le ménage à l'aube. Il ne serait pas davantage plausible qu'on y fasse attendre des malades plusieurs heures dans les couloirs pour une radiographie ou d'autres examens, pour les faire encore lanterner avant de les ramener à leur chambre, tout cela parce que les brancardiers ont imposé certaines règles pour se faciliter le travail. Et pourtant, ces pratiques sont monnaie courante dans nos hôpitaux publics. La différence ne vient pas du fait que les cliniques privées auraient davantage d'argent. Elle vient de ce qu'elles n'ont pas été capturées par les producteurs, et donnent par conséquent la priorité à la satisfaction des désirs et besoins de leurs clients.


La tendance aux sureffectifs

Si le pas donné aux employés est une caractéristique du secteur public, la tendance aux sureffectifs en est une autre. Car l'organisation publique est bien souvent moins efficace que son homologue privée, et nécessite davantage de ressources pour obtenir le même produit. Cette différence est mesurable par comparaison ; rien n'empêche de mettre les prix de revient unitaires de la fourniture publique en regard de ceux d'entreprises ou de services équivalents dans le secteur privé. Il est parfois possible de les comparer à ce qu'ils étaient avant que le service en question ne soit absorbé par le secteur public. On peut aussi mettre en contraste la production publique dans un pays et son homologue privé dans un autre.

La comparaison montre un coût plus élevé pour un résultat équivalent, chaque fois que les biens et services sont produits par le secteur dit "public". Toutes choses égales par ailleurs, il faut davantage de personnel au secteur public pour produire des soins médicaux, de l'acier ou des transports, qu'il n'en faut dans le secteur privé. La théorie des choix publics nous explique pourquoi.


Personne, dans un "service public", n'a intérêt à économiser les postes de travail

Que la main-d'œuvre soit employée de façon économique est normalement dans l'intérêt des producteurs, comme dans celui des consommateurs. Sur un marché concurrentiel, les producteurs s'efforcent de maintenir des coûts à un niveau raisonnable en utilisant plus efficacement la main-d’œuvre. Ils peuvent ainsi augmenter directement leurs bénéfices, ou bien maintenir des prix avantageux pour attirer la pratique et accroître leurs parts de marché. Quant au consommateur, il profite de prix plus bas. Or, le secteur public fonctionne forcément dans un contexte moins concurrentiel, puisqu’il est assis sur des impositions — fiscales et réglementaires — qui privent automatiquement ses clients d’une partie de leur liberté de choix. Les incitations normales, qui conduisent à une utilisation rationnelle de la main-d'œuvre, sont absentes, et d'autres valeurs prédominent donc.

C'est l'intérêt des dirigeants que d'avoir un personnel plus nombreux sous leurs ordres. La responsabilité supplémentaire que cela leur impose leur apportera des rémunérations plus élevées. Le personnel, pour sa part, voit son intérêt dans un excès d'embauche. Cela semble vouloir dire : "moins de travail pour chaque employé, davantage de postes disponibles, et ainsi une plus grande sécurité de l'emploi". Pour ceux qui négocient en leur nom, cette perception est aussi une réalité. Il n'est pas dans l'intérêt des militants syndicalistes d'accepter des baisses de personnel, même si cela devait aboutir à une affectation plus efficace du travail fourni. Moins de personnel, c'est automatiquement moins d'adhérents. Dans le secteur public, les négociations sont caractérisées par une répugnance certaine de la part des syndicats à accepter les nouveaux équipements ou les nouvelles méthodes de travail, s'ils doivent conduire à des réductions de postes.

Même s'il existe dans le gouvernement et l'administration du secteur public un désir authentique d'efficacité, il faut en général prendre des mesures draconiennes pour l'obtenir. Combien plus facile est de céder aux exigences de ceux qui ont le pouvoir, et de sacrifier ceux qui n'en n'ont pas ! Ce qui veut dire, dans le secteur public, donner toujours plus aux producteurs, aux dépens des consommateurs. Lors de la conférence annuelle de l'Association Nationale Américaine des Entreprises de Traitement des Déchets, un responsable fit savoir qu'à Londres, la véritable curiosité touristique n'était pas la famille royale ni les monuments historiques, mais la vision de cinq hommes accrochés derrière une benne à ordures, ramassant les sacs à la main et les y lançant. Ce spectacle-là, il le trouvait pour sa part plus "historique" que les monuments du même nom.


Un pur gaspillage, quasiment palpable

On peut mesurer le degré de sureffectifs et les pertes qu'ils imposent au public des consommateurs au moment où un contrat est passé avec une entreprise privée pour la charger d'une tâche auparavant remplie par un "service public". L'entreprise privée s'acquitte de la même tâche à meilleur marché, et avec moins de monde. Et elle n'impose pas un travail plus dur à son personnel ; elle se contente de mieux l'utiliser. Cela peut passer par un nouvel équipement ou, plus souvent, par de meilleures méthodes de gestion.

Si l'entreprise privée est capable d'obtenir ces conditions de travail, c'est parce qu'elle est en concurrence avec d'autres entreprises, et qu'elle risque la faillite si elle perd sa part de marché. Le personnel accepte ces conditions dans le secteur privé, parce que son emploi en dépend. Un aspect intéressant du passage d'un statut public à un statut privé est que le personnel qui passe à la nouvelle entreprise privée y est en général plus satisfait de son travail que dans le secteur d'Etat, pourtant dominé par les producteurs. Même si son travail est affecté et géré plus rigoureusement, et si la main-d'œuvre est moins nombreuse, il a la possibilité, qu'il n'avait pas auparavant, de gagner des primes en travaillant davantage, et de nouvelles chances d’être promu à des postes plus importants, avec de plus grandes responsabilités.


La décapitalisation chronique

Un autre trait essentiel de la fourniture publique des biens et des services qui ne peut être ni prévue ni expliquée par la théorie politique conventionnelle, est aussi sa décapitalisation chronique. En effet, il n'y a apparemment aucune raison pour que les citoyens de la théorie officielle, toujours aussi rationnels et majoritaires, aient envie de se faire fournir des services par des organisations dépourvues du capital nécessaire pour ce faire. Etant donné que l'allocation donnée à chacun des services ne représente qu'une petite somme pour le contribuable, il est a priori difficile de comprendre pourquoi ils sont sous-capitalisés à ce point. On a déjà observé une nette tendance à la surproduction ; pourquoi n'existe-t-il pas, de la même façon, une tendance à la surcapitalisation?


La myopie de l'Etat

La réponse nous apparaît une fois que nous avons examiné les pressions qui s'exercent respectivement sur les dépenses courantes et les dépenses de capital. Le financement de chaque service est limité par ce que les législateurs sentent que les contribuables peuvent tolérer. Même si tout bénéficiaire d'un service lui donne plus de valeur qu'à la somme marginale qu'on lui fait payer en échange, il existe un intérêt diffus mais certain au sein du public pour maintenir le niveau d'imposition à l'étiage où la pression de ce service l'a fait monter.

Or, au sein de l'enveloppe globale, il existe une pression plus forte du côté des dépenses courantes. Les dépenses courantes financent la fourniture de services aujourd'hui, et paient les personnes en cause aujourd'hui. A l'inverse, les dépenses de capital préservent la capacité de produire les services dans l'avenir. Alors, ce qui tire l'argent vers les dépenses courantes, ce sont d'une part la population, qui protestera si on réduit les services aujourd'hui, et de l'autre le personnel, qui interrompra le service si ses exigences ne sont pas suffisamment prises en compte. La même pression n'existe pas du côté du capital, parce que les bénéficiaires futurs du service ne sont pas là, aujourd'hui, pour l'exercer de la même façon. Ils constituent un groupe diffus et impossible à identifier, qui ne ressent pas directement sa perte lorsque l'investissement est sacrifié.

Pour illustrer la dispersion et l'impuissance relative de ce que Mancur Olson appelle des groupes d'intérêt latents3, nous avions pris l'exemple d’une l'école existante contre une école en projet. Une de ses conséquences est que, en l'absence d'un groupe de pression constitué, personne ne défend l'avenir face à ceux qui privilégient le présent : les parents d'élèves d'une école existante menacée de fermeture peuvent exercer une pression échangeable sur le marché politique, alors que les parents à venir, qui pourraient profiter d'une dépense faite aujourd'hui pour construire une nouvelle école, ne le peuvent pas. Pour la plupart, ils ne se connaissent même pas, et ne perçoivent pas non plus le rapport qui existe entre la dépense d'investissement faite aujourd'hui et l'avantage qu'ils pourraient en tirer demain.

Etant donné le déséquilibre des forces qui s'exercent sur le financement global, il est toujours plus facile pour les élus et les gestionnaires de faire des économies sur l'entretien ou les investissements, plutôt que de réduire les dépenses courantes. Politiquement, il en coûte moins de retarder l'achat d'équipements nouveaux ou la construction de nouveaux locaux, que d'opposer un refus à des revendications salariales ou d'imposer des réductions dans la fourniture des services. Au fil des ans, cette pression inégale conduit à un déclin constant de la part du financement consacrée aux dépenses de capital dans le secteur public.


"Richesse du privé, misère du public" ?

On peut voir les effets de ce déterminisme dans la tendance qu'ont les "services publics" à posséder un équipement typiquement démodé et sous-entretenu4. Les industries privées ne peuvent pas se permettre de se laisser distancer dans la course à la modernisation et à l'emploi du matériel le plus récent. Les entreprises qui s'y refusent se feront battre sur le marché. Sur le marché politique, en revanche, on peut gagner à réduire les dépenses de capital, qui ont peu de bénéficiaires conscients de l'être, pour financer les dépenses courantes, lesquelles en ont beaucoup.

L'expression "richesse du privé, misère du public" a été inventée par Galbraith, pour se plaindre de ce que les biens et des services privés trouvaient toujours suffisamment d'argent, alors que, prétendait-il, il n'y en avait jamais assez pour les biens et services "publics". Nous avons vu pourquoi sa conclusion est passablement sophistique en ce qui concerne les dépenses, mais l'expression reste tout à fait applicable à l'état de l' équipement, car le secteur public a toujours tendance à la décapitalisation, quel que soit le niveau global de son financement. Même si, pour une raison ou pour une autre, il devenait tout à coup politiquement possible de justifier et d'abonder un vaste financement supplémentaire pour des dépenses d'investissement, ces sommes n'atteindraient vraisemblablement pas non plus leur cible affichée. On pourrait s'attendre à ce que la plus grande part aille aux dépenses courantes, à mesure que s'exerceraient les mêmes pressions qui s'étaient faites sentir sur les financements précédents.

Une conséquence de cet état de fait est que nous pouvons tous contempler un secteur privé moderne et pimpant, à côté d'un secteur public souvent miteux et démodé. Dans les "services publics", les équipements servent plus longtemps qu'ils ne le devraient. Les nouveaux achats sont sans cesse repoussés, et les consommateurs doivent se contenter de services qui semblent avoir des années de retard sur la technique et l'équipement du jour. On serait bien en peine de rendre compte de ce fait à l'aide des théories politiques traditionnelles. En revanche, tout devient lumineux dès lors qu'on étudie l'arène politique sous l'angle économique : les dépenses courantes y ont tout simplement plus de poids politique que les dépenses en capital.

En somme, s'il est un groupe qui n'a rien à marchander sur le forum de la politique, c'est bien la génération qui vient. Elle n'apporte aucun avantage actuel en termes de soutien politique, et ne peut conclure aucun accord. Il existera donc toujours une forte tendance à offrir des avantages à la génération actuelle aux dépens de celle qui suivra. En persuadant les électeurs d'aujourd'hui que leurs avantages seront payés par les contribuables de demain, on s'acquiert leur soutien aujourd'hui, alors que celui de demain ne compte pas.


La faillite programmée des systèmes "sociaux"

Un autre exemple de ce phénomène dans les sociétés démocratiques est la tendance marquée à verser des pensions et prestations "sociales" sans rapport aucun avec les versements des bénéficiaires. Le cas type est celui où une nouvelle échelle de prestations est inaugurée dans sa prodigalité, "justifiée" sur la base de versements plus importants dans l'avenir. Les bénéficiaires immédiats, naturellement, y sont entièrement favorables. Ceux qui doivent payer plus cher l'acceptent dans l'espoir que les bénéfices qu'on leur promet pour l'avenir seront plus élevés encore. Ces derniers seront à leur tour financés par leurs enfants et leurs petits-enfants qui, à l'heure présente, n'ont pas voix au chapitre.

Un calcul démographique élémentaire suffit largement pour montrer que le système ne pourra être conservé, et les promesses tenues, qu'en exerçant une lourde pression sur les contribuables de demain, lesquels ont toutes des chances de la refuser purement et simplement, étant devenus les plus nombreux. La morale est celle de la chaîne de lettres, où ceux qui payent aujourd'hui espèrent qu'après eux on pourra enrôler dans ce jeu un nombre suffisant de gogos supplémentaires pour les payer en retour.


Les exploiteurs des générations à venir

John Maynard Keynes disait : "à long terme, nous sommes tous morts." Il avait raison en ce qui le concerne (il est mort en 1945), mais s'il est une pierre de touche du système public de retraites et d'assurances sociales, c'est bien cette mentalité-là. C'était la conception même de ceux qui ont tiré avantage à le mettre en place et à le développer. Ils ont empoché leurs profits hier sur le marché politique, et aujourd'hui, maintenant que la génération actuelle (qui était hier, pour ainsi dire, la "génération de demain") commence à se rendre compte qu'elle est le dindon de la farce, les hommes de l'Etat du départ sont hors de portée, tranquillement installés dans leur rôle de prétendus "sages". Et pour que la comédie soit complète, il arrive qu'on aille jusqu'à leur demander conseil maintenant qu'il n'est plus possible de camoufler la faillite, qu'ils avaient installée dans le système dès le début.

Par ailleurs, tout homme politique essayant de s'attaquer au problème avant qu'il n'atteigne son point critique se heurtera aux intérêts et aux exigences des prétendus ayants droits ; car la formule consistant à demander aux gens de reconnaître qu'il faut payer davantage maintenant pour percevoir moins plus tard n'a que fort peu de chances de l'emporter sur le marché politique. Les observateurs ont depuis longtemps noté la myopie des élus et leur incapacité à formuler des plans à long terme, même alors que l'on voit nettement se dessiner les tendances. La réponse des théoriciens qui étudient les choix publics est que l'avenir n'y a aucune importance. La seule valeur qu'il puisse avoir aujourd'hui vient du souci que se font les électeurs d'aujourd'hui de laisser un monde au moins tolérable à leurs enfants et petits-enfants ; mais il est bien difficile de bâtir quoi que ce soit sur cette fondation, avec des politiciens tellement décidés à concentrer exclusivement les préoccupations des gens sur les choix à court terme.


Le comportement des administrations

Il est un autre phénomène que la théorie des choix publics sait particulièrement bien expliquer, c'est le comportement de la bureaucratie. Le modèle traditionnel présente l'Administration comme l'instrument du Gouvernement, qui lui-même, d'une manière ou d'une autre, reflète la Volonté du Peuple. Sur ce socle se dresse la noble figure d'un Service Public dévoué et impartial, dont la Fonction est de mettre en œuvre les Politiques conçues par ses Dirigeants, qui sont tous des hommes d'Etat.

Même s'ils est possible que les fonctionnaires soient zélés, et constituent un élément essentiel de l'appareil d'Etat, en aucun cas la théorie des choix publics n'accepte de les considérer comme des machines. Ce sont des êtres humains, mus par des projets et des aspirations semblables à ceux qui font agir les autres personnes. Ils constituent un groupe de pression bien distinct, avec un certain nombre d'actifs à faire valoir sur le marché politique. Si nous les considérons comme des entrepreneurs qui cherchent à pousser leur avantage, nous obtenons une image bien plus fine de leur réaction à certaines situations, et un compte rendu bien plus compréhensible de leur comportement général.


"Je dépense, donc je suis"

Dans la bureaucratie, la rémunération vient pour une part de l'ancienneté, et pour l'autre de l'étendue du pouvoir. Chacun a intérêt, pour sa carrière, à augmenter ses prérogatives et améliorer son statut. Personne ne tire avantage à diriger un service que l'on doit réduire, à moins d'y trouver d'autres satisfactions pour compenser la baisse de pouvoir que cela entraîne.

Au contraire, la bureaucratie proposera plus volontiers la création de nouvelles activités pour ses services, qui impliqueront une expansion tant en budget qu'en personnel. Le financement supplémentaire ne lui coûte évidemment rien et, comme elle fournit généralement ses services à un prix inférieur à celui qui ajusterait la demande à l'offre (quand ils ne sont pas "gratuits"), elle multiplie partout les pénuries artificielles, ce qui lui permet d'y voir autant de "besoins non satisfaits". Nous avons vu que le statut même du "service public" fausse systématiquement la perception de ses coûts et que, dans ces conditions, la demande peut en principe aller jusqu'à être illimitée.

Il peut arriver qu'une mesure donnée soit réellement née de l'initiative d'une fraction donnée du public. Un candidat l'aura peut-être proposé en échange de voix aux élections ; le groupe en question pourra avoir attiré l'attention du gouvernement par les clameurs de ses manifestants, ou bien la question aura été poussée par les médias. A un moment donné, elle aura été reprise par les législateurs, lesquels auront à leur tour fait pression sur le gouvernement pour qu'il remédie au problème.

C'est à ce moment-là que le fonctionnaire entre en scène. On lui demandera d'étudier le problème en question, et de proposer des solutions. Il est tout à fait dans l'intérêt d'un bureaucrate d'ajouter de nouveaux programmes à son domaine d'attributions, et même de se battre avec les autres services pour se les voir attribuer à lui. C'est ainsi que se "construisent les empires" au sein du "service public", processus par lequel les fonctionnaires s'efforcent d'accroître leur champ d'activités, la taille des équipes dont ils sont maîtres et le niveau des salaires auxquels ils ont accès5. Les fonctionnaires peuvent être dévoués et objectifs, mais on décrit plus efficacement leur façon d'agir en faisant l'hypothèse qu'ils se conduisent comme des entrepreneurs, offreurs et demandeurs sur le marché politique, qu'ils ont choisi de préférence à celui de la production.


L'Administration comme groupe d'intérêts

L'apport de la théorie des choix publics est donc qu'elle considère toute administration comme un groupe d'intérêts, et invite à prendre en compte ses raisons d'agir propres. Au lieu de l'imaginer, comme le font les théories traditionnelles, dans le rôle d'un arbitre se tenant au-dessus de la mêlée, exclusivement soucieux d'appliquer les règles d'une manière juste et impartiale, elle la traite comme un joueur à part entière, comme un groupe de plus parmi ceux qui négocient leur influence sur le marché politique. Elle reconnaît les intérêts de ses membres en tant que parties prenantes, tout autant que leur rôle d'administrateurs.


===Innombrables sont ceux qui croient bénéficier de la redistribution publique

La tendance constante à l'expansion du secteur public dans les sociétés démocratiques ne s'explique pas seulement par l'intérêt qu'il trouve à étendre ses prérogatives. Il ne suffit pas non plus de dire que les bénéficiaires perçoivent davantage ses avantages que ses coûts. Le "secteur public", c'est bien davantage que l'administration des transferts directs, profitant aussi bien à ses gestionnaires qu'à ses bénéficiaires supposés. En réalité, tous ceux qui dépendent de l'argent "public" pour leurs moyens d'existence font ipso facto partie du secteur dit "public".

La liste comprend automatiquement tous les membres des forces armées et la Police. Elle comprend tous les employés de la santé et de l'enseignement publics. Elle inclut non seulement ceux qui sont employés par des entreprises nationalisées mines, chemins de fer, fabriques d'automobiles mais aussi tous ceux qui travaillent pour des entreprises dont la prospérité dépend des financements de l'Etat.

La liste ne s'arrête pas là. Il faut aussi y ajouter tous ceux qui sont employés à divers niveaux des collectivités publiques, qu'il s'agisse des Départements ou des municipalités. Du balayeur à l'architecte, du gardien de square à l'avocat, tous les professionnels qui travaillent pour l'Etat au sens large font partie, d'une certaine manière, du secteur public. Tous ont intérêt à ce que les dépenses, dans leur domaine propre, s'accroissent ou du moins se maintiennent. Si tous peuvent trouver à redire à la fiscalité qui leur est imposée parce que l'on augmente d'autres budgets qui ne les concernent pas, tous en revanche auront tendance à se battre plus farouchement pour leur propre secteur qu'ils ne lutteront contre les dépenses dans d'autres domaines. Collectivement, ils constituent une force puissante qui pousse à l'expansion régulière des activités du secteur public.

De rusés politiciens avaient déjà compris, des siècles avant que n'apparaisse la théorie des choix publics, qu'il serait possible de constituer des majorités à partir de tels groupes. Pour un élu, il est très avantageux que plus de la moitié de ses électeurs soient matériellement dépendants de l'Etat. Qu'il s'agisse de fonctionnaires, d'employés ou de bénéficiaires des "services publics", s'ils sont assez nombreux pour constituer une majorité, ils auront tendance à élire des politiciens qui s'engagent à distribuer davantage de privilèges politiques.


===La théorie explique comment et pourquoi les systèmes politiques contemporains poussent chacun à agir contre son propre intérêt

Sans doute le processus s'entretient-il de lui-même, peut-être même est-il auto-accéléré, alors même qu'il va probablement contre l'intérêt même de la plupart des parties en présence. Comment qualifier autrement un procédé qui provoque, pour la plupart des services, le maintien d'un niveau de consommation trop élevé, pour un produit qui ne peut pas traduire leurs préférences, en plus des charges supplémentaires imposées à ces services par la domination des producteurs, la décapitalisation et les sureffectifs ? Si l'on ajoute le fardeau du contrôle bureaucratique, il devient évident que lorsque les gens votent, ce procédé leur impose de payer davantage de services que nécessaire, et à un prix outrageusement gonflé. Mais là encore, la perte que chacun peut associer à chaque programme est infime, si on la compare aux énormes gains que son propre privilège lui rapporte. Le système d'incitations propre aux échanges de la politique aboutit donc à ce que les gens, individuellement, y agissent d'une manière contraire à l'intérêt de tous, y compris le leur propre.

Les traits caractéristiques du secteur public de l'économie, qui semblent à la fois incompréhensibles et absurdes à ceux des observateurs qui n'ont à leur disposition que le paradigme conventionnel, se laissent prévoir et expliquer dès lors que le modèle des choix publics vient à leur être appliqué. Le fait que, sans le savoir ni l'avoir voulu, les gens agissent à l'encontre de leur propre intérêt s'explique, parce qu'ils donnent à leurs propres privilèges bien plus de valeur qu'à ceux reçus par les autres. Le fait que les gens, par leur comportement collectif, engendrent une situation qu'ils auraient refusée par leur propre choix, s'explique par la manière dont le marché politique détermine la valeur des suffrages et des influences.

Le modèle des choix publics ne se contente pas de rendre plus clair le système actuel. Il nous offre aussi un schéma de fonctionnement détaillé et limpide qui nous explique pourquoi et comment ce système a pu résister à tant de tentatives faites pour le réformer ou pour l'améliorer.



Réponses de la bureaucratie

Des tares depuis longtemps répertoriées

Cela fait déjà longtemps que l'on connaît les caractéristiques du secteur public qui sont contraires au bien commun. Son médiocre rapport qualité-coût, son inefficacité, et même sa carence fréquente en capital, ont fait l'objet de bien des études. Son incapacité à répondre aux exigences et aux besoins des consommateurs, le temps considérable qu'il lui faut pour réagir, en traînant les pieds et à reculons, ont également été observés, à l'occasion d'anecdotes ou d'études statistiques plus sérieuses.

De même, la tendance de la bureaucratie à adopter certains comportements a été copieusement décrite. La "construction des empires" à laquelle on assiste à l'intérieur des services, la lutte entre ces derniers pour accaparer les attributions, et la pression constante vers l'expansion du secteur d'Etat, sont non seulement connus de la science politique, mais encore mis en scène par l'humour populaire. Yes, Minister1, une des séries les plus appréciées de la télévision britannique, a pour thème le comportement et les tics de la fonction publique, étant bien entendu que le public reconnaît sans faute quelles vérités fondamentales se cachent sous le masque de la caricature.


L'approche naïve des défauts du secteur public

Avant l'analyse des choix publics, on pouvait encore penser que les problèmes constatés dans le secteur public et son administration n'étaient que des accidents, et non des traits essentiels du système. Ainsi, ses aspects indésirables passaient pour être des cas singuliers, où l'élément public de l'économie avait erré, et fait des choses qu'on n'avait jamais voulu lui faire faire. Ce n'était pas littéralement faux, mais supposait que ces phénomènes étaient le résultat de choix contingents, réformables, et non des tares inhérentes au système lui-même.

A première vue, et avec une conception relativement simple de la rationalité, on peut imaginer que ces défauts puissent être identifiés, et réformés par les mesures correctrices appropriées. S'il y a trop de personnel dans le secteur public, alors il faut réduire les effectifs. Si le secteur public utilise des équipements vétustes et délabrés, on peut toujours le rééquiper avec du matériel neuf. S'il est inefficace, avec un médiocre rapport coût-qualité, il suffit, pour l'améliorer, de lui appliquer de nouvelles méthodes de travail et de gestion. S'il ne répond pas de façon satisfaisante aux besoins et aux exigences des consommateurs, il faut instaurer des procédures qui porteront ces défauts à la connaissance des responsables, afin qu'ils puissent y apporter les changements appropriés.

On suppose donc constamment, ce qui est à première vue raisonnable, que s'il y a des défauts, rien n'empêche d'y remédier. Le même raisonnement s'applique à l'appareil d'Etat lui-même. Là encore, il y fort longtemps que l'on identifie les dysfonctionnements, et présume tout naturellement qu'il sera suffisant de mettre en œuvre des mesures correctrices. L'effectif des fonctionnaires a tendance à dépasser celui d'un service privé équivalent ? Alors il faut réduire leur nombre. Il y a évidemment trop de paperasseries et de doubles emplois ? Dans ce cas, instituons de nouveaux types d'organisation afin de les éliminer. Si les bureaucrates ont tendance à se constituer des empires, alors on doit créer un cadre juridique qui le leur interdira. Si un service ne cesse de pousser pour étendre son domaine d'attributions, rien n'empêche, pense-t-on, d'adopter des mesures pour le contrecarrer.


Les remèdes proposés ne marchent pas, parce que l'interprétation est fausse

Ces réactions partent d'un postulat fort louable, à savoir que ce qui va mal peut être amélioré. Pourtant, s'il n'y avait pas une erreur sur le fond, on pourrait s'attendre à ce que le secteur public se porte beaucoup mieux qu'il ne se porte aujourd'hui. Après tout, il y a belle lurette que l'on a identifié les défaillances du secteur public et de la bureaucratie. Maintes études ont été publiées à leur sujet, les décrivant même comme des caractéristiques bien connues du système. Elles prétendaient d'ailleurs souvent y porter remède. On peut alors se demander pourquoi, depuis si longtemps qu'on les étudie et classifie, avec tant de propositions de réforme, ces pratiques malfaisantes continuent imperturbablement de caractériser l'économie du secteur public.

La réponse est tout simplement que ces remèdes ne peuvent pas marcher. Uniquement conçus pour corriger des défauts particuliers, ils y échouent dès lors qu'on les applique. La cause de leur déconfiture est en soi instructive, et c'est pourquoi il vaut vraiment la peine de décrire ce qui leur advient à ce moment-là.

Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître qu'une bonne partie du secteur public emploie trop de personnel. Il suffit de comparer avec des équivalents du secteur privé. Or, que constate-t-on ? Que les tentatives faites pour limiter les effectifs se heurtent à une résistance bien plus forte dans le secteur public. Sur l'entreprise privée plane toujours la menace ultime de la fermeture ; il y a des limites que les travailleurs ne peuvent franchir, sous peine de tout perdre. Les entreprises privées devant rester compétitives, il leur faut de temps à autre procéder à des "dégraissages". Le personnel s'y oppose, mais son intérêt, comme celui de la direction, conduit les uns et les autres à la table des négociations, où les licenciements inévitables finissent par être acceptés.

Rien de tout cela n'est vrai du secteur public. On n'y est en temps normal exposé à aucune fermeture ou faillite, ni à aucune obligation d'être compétitif. Accepter des réductions d'emplois n'est l'intérêt ni des travailleurs ni de la hiérarchie. Les employés apprécient la sécurité de l'emploi du secteur public, d'autant qu'elle est assortie de bénéfices annexes bien plus avantageux que le privé ne peut se permettre d'en offrir. Il n'ont aucune raison d'accepter quelque licenciement que ce soit. Les dirigeants syndicaux cherchent toujours à maintenir le niveau des effectifs, c'est-à-dire des adhérents en puissance, à son maximum. Les directeurs, qui sont rémunérés à proportion des pouvoirs qu'ils exercent, savent ce qu'ils perdraient à devoir diriger un service réduit.

La capacité qu'ont les employés, les chefs syndicalistes et la hiérarchie de bloquer tout effort fait pour supprimer des postes, est à proprement parler phénoménale. Le service, ils en sont les maîtres ; et pour accéder aux médias, il leur suffit de se plaindre et de manifester. Le public sera directement touché et, à travers lui, le législateur s'ils font, ou menacent de faire grève. Dans les faits, le degré de résistance qu'ils opposent aux réductions d'effectifs est si fort que l'on doit en faire énormément pour en obtenir très peu. Ceux qui font la loi apprennent vite à leurs dépens que le coût, en termes politiques, l'emporte le plus souvent sur l'avantage des économies qu'ils pourraient faire.

Leurs efforts pour traiter la dégradation du capital s'en sortent un peu mieux, mais jamais assez pour éliminer le problème. C'est à la structure même des forces en présence que l'on doit cette facilité perverse qu'il y a à piller les budgets d'équipement pour satisfaire les revendications de dépenses courantes, pour fournir les services et payer les salaires immédiatement exigés. Après le temps nécessaire pour que la dégradation devienne bien visible, ce seront de nouvelles alarmes et d'autres appels à "l'investissement". Tout cela, naturellement, vient de ce qu'on prétend aborder le problème comme s'il tombait du ciel, sans considérer qu'il a une cause précise.


On ne peut pas traiter le problème si on refuse d'envisager ses causes

Chercher à résoudre le problème en apportant de nouveaux crédits au compte de capital, c'est vouloir guérir une maladie en ne traitant que ses symptômes. Car, bien entendu, les rallonges budgétaires sont soumises exactement aux mêmes tensions que les allocations qui les ont précédées. A la suite des pressions exercées, la dotation en capital supplémentaire se transmue en augmentations de la masse salariale. A son tour, elle finira par ne plus être qu'une source de financement comme les autres, de l'huile dans les rouages de la négociation. A un moment critique de celle-ci, pour dégager l'argent nécessaire à la sortie de l'impasse, les syndicats proposeront d'eux-mêmes que l'on retarde d'un ou deux ans l'achat du nouvel équipement, ou la construction du nouveau centre.

Pour pallier l'absence totale de pouvoir des usagers, on crée des institutions censées défendre leurs intérêts. Dans l'économie privée, les consommateurs n'ont besoin que d'acheter ou de refuser de le faire pour faire connaître leurs souhaits et leurs exigences. Exigences auxquelles les entreprises se plient, faute de quoi les clients iront trouver un autre fournisseur qui, lui, saura les écouter. Nul besoin, par conséquent, d'institutions particulières pour avertir les industriels de ce que les clients pensent de leurs services. Ils le leur font savoir directement par leurs actes d'achat, après quoi l'entreprise en cause pourra toujours mener ses propres études de marché si elle veut savoir quoi produire.

Dans le secteur public, les consommateurs étant privés du Droit de s'exprimer par leurs achats ou leurs refus d'acheter, on invente des "chiens de garde du consommateur", soi-disant pour "représenter leurs intérêts". Quand la Poste décide d'augmenter le tarif "urgent", l'organisme officiel censé représenter les usagers prétend lui communiquer "ce que le public pense de cette idée". Le véritable public n'a guère l'occasion d'exprimer son opinion, puisqu'on interdit de lui proposer d'autres services de courrier2. Entre-temps, la Poste détermine bien entendu toute seule ce qu'elle décide de penser, ou de ne pas penser, du Comité d'usagers. Ce dernier type d'organisme n'a en fait aucun pouvoir sur les événements. Leurs membres ne sont pas élus par le public, dont ils ne sont certainement pas représentatifs. S'ils l'étaient, ce serait probablement pire, car cela donnerait l'illusion d'un "contrôle démocratique" là où il n'en existe, et ne peut en exister aucun.

Plus grave encore, ces organisations sont elles aussi "capturées" par les entreprises et les services qu'elles sont censées surveiller. Elles suivent l'organisation depuis des années, négocient avec elle, et en viennent à mieux comprendre ses difficultés et ses problèmes que celles des usagers eux-mêmes. Très subtilement donc, leur rôle dérive d'une "représentation" du public auprès des organismes, à celui de porte-parole des organismes en question auprès de ce même public. Après avoir dîné depuis des années à la même table que l'intrus contre lequel il était censé aboyer, le "chien de garde" est devenu un gentil toutou. Or, dans une économie normale, le public réel n'a pas à se soucier, et se moque complètement, des problèmes et autres difficultés d'organisation qu'une entreprise, disons par exemple Honda, pourrait bien rencontrer. Ce n'est pas son affaire. Si Honda ne fournit pas la bonne qualité au prix qu'il faut, eh bien il achètera Hyundai3 à la place. Honda le sait, et ne fait pas tout un cinéma pour l'accepter.

On traite les problèmes de l'Administration de la même façon que ceux des entreprises et des "services publics". Les tentatives faites pour les résoudre souffrent des mêmes insuffisances, c'est à dire qu'on les aborde comme s'il s'agissait de phénomènes contingents : des caractéristiques regrettables qui, pour une raison X, seraient apparues dans le système, et dont il suffirait de le débarrasser. Les règles et les procédures courantes de la bureaucratie ont donné naissance aux pratiques immortalisées par C. Northcote Parkinson dans ses célèbre lois. Mais ces ouvrages ne seraient pas devenus des classiques de l'humour, sans la trame de vérité profonde qui les sous-tend. Il en est de même de la série télévisée que nous évoquions plus haut. En fait, les spectateurs étrangers se demandent souvent si ces œuvres doivent être considérées comme une manifestation d'humour ou comme un genre de documentaire social.


La ronde éternelle des rapports et des propositions

Connaître les pratiques est donc une chose ; les rectifier en est une autre. Même si les procédures des "services publics" sont plus complexes et plus contraignantes que celles de l'activité privée, on pourrait envisager, en guise de solution, d'étudier les procédures du secteur privé et de les appliquer à l'administration de l'Etat. Dans nombre d'économies avancées, la manière dont fonctionnent les administrations du secteur public a fait l'objet d'étude sur étude, et dans le moindre détail. On a appelé en renfort tous les spécialistes du privé possibles, pour évaluer l'efficacité de sa gestion. On a vu des experts en en gestion du temps, voire en ergonomie, se pencher sur ses règles et ses procédures. L'"analyse critique des processus", la "gestion par objectifs", la "rationalisation des choix budgétaires", l'"évaluation (!) des politiques publiques", autant de tartes à la crème qu'on a pu mentionner suivant les caprices de la mode, sans que cesse pour autant la sempiternelle succession des études et des rapports.

Les recommandations sont faites, les déclarations d'intention exprimées. Et les pratiques, de continuer imperturbablement, avec peut-être, dans quelques domaines, une amélioration symbolique et temporaire. On peut bien regrouper certains services, en supprimer d'autres, et transférer leurs fonctions ailleurs. Au bout du compte, on retrouve toujours une bureaucratie où des fiefs se constituent, où les ingérences prolifèrent, et dont le domaine d'intervention s'étend sans arrêt. La réforme de l'Administration ressemble à la marée : elle avance, puis se retire, mais les rochers sont toujours là chaque fois que la marée redescend.


On n'appelle pas un médecin pour soigner une vache

L'erreur fondamentale de cette manière d'observer les défaillances pour essayer de les corriger est qu'elle suppose le secteur public capable de se conduire de la même façon que le privé. C'est en comparant son fonctionnement avec celui du secteur privé que l'on met à jour la plupart de ses pratiques défectueuses. En d'autres termes, l'activité privée est le modèle de référence pour juger les résultats du secteur public. Quand le second est à la traîne de la première, on s'efforce de transplanter les méthodes de l'une dans les procédures de l'autre : on demande à l'organisme public de se comporter plus ou moins comme son homologue concurrentiel.

Or, il n'y a aucune raison de penser qu'il en soit capable. L'animal est complètement différent. L'erreur est là : croire qu'on peut lui faire faire la même chose qu'au privé, sans aucune des forces qui conduisent ce privé-là à se conduire comme il le fait. Le secteur public est soumis à des contraintes, internes et externes, qui n'ont rien à voir avec celles qui s'exercent dans le privé. Et c'est pour cela qu'il se comporte différemment.


===La théorie des choix publics étudie spécifiquement les conséquences du statut public sur les décisions personnelles

Une bonne partie des études et des analyses de l'école des choix publics consiste en un examen très précis de ces influences, ainsi que des conséquences qui en découlent. Il se peut fort bien que les raisons qui font agir les gens, aussi bien dans le public que dans le privé, soient les projets et aspirations ordinaires que la plupart des hommes ont en commun. Le désir d'obtenir l'avantage le plus grand et d'améliorer leur situation, leurs conditions de travail, et les récompenses qu'ils peuvent espérer, tout cela peut bien être commun aux deux secteurs ; mais les règles et les conditions qui dominent l'un et l'autre sont tellement opposées, que les mêmes motifs d'action produiront immanquablement des résultats différents.

C'est l'incapacité à tenir compte des différences de structure qui est la source de l'erreur. Si le secteur public est autre, c'est parce que les pressions qui s'y exercent en font quelque chose de différent. Personne ne l'a conçu pour cela ; ce sont les intérêts des groupes et les forces résultantes qui en sont la cause. Le secteur privé non plus n'est pas la création rationnelle d'un seul. Il a évidemment été construit par l'homme, mais pas suivant un plan préparé à l'avance. Ce qu'il fait, et la manière dont il le fait, résulte de l'interaction d'une foule d'actions et de projets personnels. Les caractéristiques qui en ont fait ce qu'il est sont des règles telles que la liberté du choix, la libre concurrence, la possibilité de suivre ses préférences en affectant ses ressources, et de limiter sa consommation à ce que l'on a vraiment décidé de payer.


===La logique politique est celle du profit à sens unique

Dans le secteur public, nombre de ces caractéristiques sont soit totalement exclues, soit très amorties dans leurs effets. Le résultat n'y a donc rien à voir avec celui qui émerge de l'économie privée. Les caractéristiques mentionnées ci-dessus jouent un rôle important dans l'organisation du secteur privé, en ce qu'elles limitent la capacité de chaque individu à soumettre le système à son intérêt exclusif. C'est parce que la possibilité de choisir existe que les prix sont contraints. C'est parce que les consommateurs peuvent refuser d'acheter, que l'organisation ne peut pas être exclusivement au service des producteurs. C'est parce que la dépense se limite exactement à la somme dont les gens ont volontairement accepté de se séparer, que la qualité offerte doit être suffisante pour les attirer.

A l'inverse, c'est un aspect caractéristique du secteur dit "public", que les facteurs qui imposent contraintes et limites à la poursuite des avantages unilatéraux n'y sont en rien aussi efficaces. On pouvait donc tout à fait s'attendre à ce que le secteur public se caractérise par la recherche, et l'obtention effective, d'avantages personnels au profit de ses membres, aux dépens de la population dans son ensemble. Si le secteur économique d'Etat se comporte comme il le fait, cela ne tient donc pas à des traits accidentels qui s'y seraient glissés par hasard au cours de sa croissance, mais à des caractéristiques structurelles qui lui sont inhérentes.


L'irresponsabilité qui découle du statut public dispense de produire efficacement

La raison pour laquelle les tentatives faites pour transplanter dans le secteur public certaines procédures du secteur privé ne "prennent" pas, est que les contraintes qui maintiennent ces pratiques en sont tout simplement absentes. Si la production publique des biens et des services contrôle moins bien ses coûts que l'industrie privée, c'est parce que le secteur public n'a pas besoin de le faire. Les pressions qui poussent à ce type d'efficacité sont faibles comparées à celles qui conduisent à la prolifération des postes et aux pratiques restrictives de la production.

Le souci de consacrer davantage de ressources à l'investissement, aux équipements modernes et aux nouvelles installations est bien timide, comparé aux pressions qui aspirent les fonds disponibles vers le côté des dépenses courantes. La vague opinion qu'il faudrait, Dieu sait comment, tenir compte des intérêts des consommateurs et les défendre, ne dépasse guère le stade du vœu pieux dans un système où la plupart des règles conduisent à satisfaire, aux dépens de ces derniers, les désirs et les besoins des producteurs.

Un schéma similaire se répète dans l'administration de l'Etat. A la base se trouve le fait que si une administration publique ne se conforme pas aux normes de la gestion privée et n'atteint pas son niveau d'efficacité, c'est tout simplement parce que son statut même est fait pour l'en dispenser. Elle n'affronte aucune des pénalités qui, dans le secteur privé, sanctionnent l'inefficacité ; en leur lieu et place, elle est confrontée à des règles et des contraintes qui conduisent inéluctablement à multiplier les personnels et à développer les fonctions.

Il est possible que les cadres supérieurs du privé rivalisent de la même manière pour acquérir de l'influence et essayer d'étendre le domaine de leur propre pouvoir. La différence est que, dans le privé, le juge ultime se trouve dans le marché. Si, de toutes ces manœuvres, il résulte que les ventes s'améliorent, ou que la société devient plus compétitive, les choix faits seront maintenus. Sinon, les contraintes à l'œuvre y mettront rapidement fin. Dans l'Administration, il n'existe aucune norme, aucune contrainte d'efficacité approchant ces disciplines propres au marché libre. Le fait est qu'elle n'a jamais été instituée pour cela. Les règles administratives, par nature, sont destinées à contraindre le public et non à le servir.


Les défauts du secteur public sont inhérents à sa nature

Quels enseignements peut-on en tirer ? Les multiples tentatives faites pour améliorer le secteur public et pour éliminer ses aspects nuisibles ont en commun, nous l'avons vu, de s'inspirer des résultats du secteur privé, et de supposer que les défauts du secteur public sont de purs accidents susceptibles d'être éliminés. Or, d'après l'analyse des choix publics, les tentatives inspirées par de telles conceptions n'ont guère de chances de réussir. Tout d'abord, en l'absence des règles qui, dans le privé, entretiennent les caractéristiques recherchées, il n'y a aucune raison pour que celles-ci subsistent dans le secteur public. Deuxièmement, en examinant les groupes de pression et en tirant les conséquences de leurs raisons d'agir, on est forcé de conclure que les principaux inconvénients du secteur public ne sont pas accidentels mais nécessaires, c'est-à-dire qu'ils sont une conséquence presque inévitable de la manière dont le secteur public a été institué, et de son mode de fonctionnement.

Pour reprendre les termes de la théorie des choix publics, les problèmes de la production publique sont un produit secondaire du marché politique. Sur le marché de la production, l'échange des biens et des services conduit à un certain type de résultat. Sur le marché politique, l'influence et les suffrages échangés en assurent un autre, substantiellement différent. On ne trouve pas, sur le marché politique, les traits fondamentaux du marché productif qui mettent automatiquement ce dernier au service des autres. En leur lieu et place, on trouve des caractéristiques garantissant qu'il servira bien les intérêts des groupes de pression minoritaires qui s'y échangent leurs influences aux dépens de tous les autres.

Les règles du secteur public qui permettent aux groupes d'intérêt minoritaires d'y rechercher leur avantage aux dépens du bien commun sont donc celles-là mêmes qui leur permettent également de résister avec succès aux tentatives faites pour enter sur son fonctionnement les méthodes et les procédures du secteur privé. Pour dire les choses plus crûment, il est contraire à leur intérêt de se soumettre à ces procédures et à ces disciplines, et ils ont le pouvoir de faire échec à toute tentative pour les appliquer.


Un scénario type

Là encore, on peut faire appel à un exemple fictif pour repérer les procédés et les pratiques utilisés contre toute tentative faite pour amener le secteur public à plus de ressemblance avec les entreprises privées. Qu'ils soient appliqués consciemment par les acteurs, ou résultent de leur désir inconscient de défendre des positions privilégiées, cela importe peu. Ce qui compte est qu'ils sont bel et bien employés, et qu'ils fonctionnent.

L'exemple pourrait être ce serpent de mer que l'on voit apparaître de temps à autre dans la gestion administrative, une étude qui révèlerait la possibilité de faire des économies pour une production équivalente ou même meilleure, tout en économisant les ressources utilisées. La décision politique de faire des économies substantielles est le signal déclencheur pour une bataille entre les différentes Directions, chacune s'efforçant d'obtenir que les restrictions budgétaires tombent chez le voisin. Même si certaines d'entre elles sont finalement désignées pour supporter l'essentiel des économies de coûts, il se produit encore, entre leurs différents services, une bagarre où chacun s'efforce de faire avaler la pilule à l'autre.

Comme toutes les Directions se battent pour conserver ou augmenter leur dotation budgétaire, les pressions qu'elles exercent sur le gouvernement militent collectivement contre la réalisation d'économies importantes. Les hauts fonctionnaires de chaque service produisent des projections pour dépeindre les conséquences atroces qui résulteraient de coupes budgétaires vraiment significatives. Au sein du gouvernement les Ministres, armés des rapports préparés par leurs subordonnés, se battent à leur tour pour défendre les budgets de leurs ministères. Et comme les autres membres du gouvernement en savent encore moins que le Ministre sur le fonctionnement des autres ministères que le leur, ils sont plutôt mal placés pour juger des chiffres qu'on leur présente.

Ce qui n'était au départ qu'une simple tentative pour réduire les gaspillages s'est désormais transformé en une dispute entre les Ministres au niveau du Conseil, la surenchère résultante ne pouvant déboucher que sur des compromis réduisant l'ampleur de l'économie projetée à l'origine. Le processus se répète à plus petite échelle à l'intérieur de chaque ministère, les Directions consacrant leurs efforts à justifier leur propre attribution budgétaire plutôt qu'à rechercher des occasions de faire des économies. Les bureaucrates savent parfaitement qu'il n'ont aucun intérêt à ce que leur Direction dépense moins d'argent, pas plus qu'à une réduction du budget global de leur ministère.


Deux réformes, également vouées à l'échec

Deux méthodes ont été essayées pour désamorcer le mécanisme qui pousse chaque Direction et chaque ministère à défendre l'intégralité de son budget intact pour faire tomber les réductions sur les autres. L'une est d'imposer des réductions uniformément proportionnelles, en exigeant par exemple que chacun réduise ses dépenses de, disons, cinq pour cent. L'autre consiste à attribuer une enveloppe budgétaire globale à chacune des Directions, en la laissant libre de déterminer comment appliquer ces limites.

Ces deux méthodes tiennent compte du fait que les fonctionnaires vont se démener pour défendre leur propre budget, et pour essayer de trouver un moyen de vider le projet de son contenu. Si tout le monde était forcé d'accepter une réduction uniforme, cela pourrait éliminer la tendance de chaque service à se repasser le bébé, et à vouloir faire porter ailleurs le poids de la restriction. En théorie, cela devrait empêcher les luttes au niveau ministériel, les Ministres n'ayant plus besoin de jouer les porte-voix pour leurs fonctionnaires, ni de s'opposer les uns aux autres pour maintenir leur propre budget.

De même, la limitation globale de l'enveloppe pour chaque Direction est censée confiner les luttes à l'intérieur du ministère. La théorie est que chaque section devra lutter contre les autres pour conserver son budget, le plafond budgétaire global imposé étant le total définitif. Au lieu que l'on voie chaque service défendre sa dotation personnelle, envoyant ensuite le Ministre se battre pour obtenir la somme résultante, la règle de l'enveloppe globale est censée permettre de prédéterminer ce total, en maintenant la bagarre à l'intérieur.


===On sous-estime les déterminismes pervers du système

Derrière ces deux stratégies se cache le présupposé selon lequel si les dépenses inutiles et le gaspillage peuvent être identifiés, alors on pourra les éliminer, ou du moins les réduire, pour peu qu'il soit possible d'imposer une certaine discipline. L'idée est que ces deux méthodes imposent un plafond global qui ne peut pas être dépassé, et avec lequel les services devront bien apprendre à vivre. Ainsi, ils seront obligés de réduire les doubles emplois et la paperasse, pour continuer à travailler à moindres frais.

La réalité est bien différente. Dans la réalité, les fonctionnaires découvrent qu' il est plus facile de repousser les limites que de faire des économies sous leur contrainte. Les Ministres réagissent à la proposition de réductions globales en disant que l'idée est bonne en général, mais qu'elle ne saurait être appliquée aux services essentiels de leur propre ministère. On ne peut pas faire de réductions dans ces domaines essentiels que sont par exemple la santé, l'éducation, les retraites ou la sécurité sociale. Ce serait une fausse économie, n'est-ce pas, que d'essayer de réduire le budget de l'environnement. La sécurité serait compromise par des réductions dans le budget de la Défense. Accompagnée d'une grande publicité, la défense des "services publics essentiels" de chaque ministère transforme ce qui devait être une réduction également subie par tout le monde en une image plus familière, celle d'un conflit de priorités au sein du gouvernement. Voilà un scénario qui met le fonctionnaire plus à son aise, sachant parfaitement en tirer les ficelles.

Dans la variante de l'enveloppe budgétaire globale, la réponse est double. Pour commencer, les fonctionnaires s'opposent directement à la limite imposée pour chaque Direction. Ils produisent des chiffres budgétaires "prouvant" l'impossibilité absolue de les respecter. Ensuite, après qu'un certain plafond a été accepté par le gouvernement, les fonctionnaires entreprennent de faire pression pour casser ces limites. A mesure que l'on examine les mérites éminents de chacune des dépenses individuelles, s'accumulent les raisons pour lesquelles la dotation initiale finira par être dépassée.

Imaginons, par exemple, que les plafonds servent à fixer une augmentation salariale inférieure au chiffre que peut accepter un type de personnel indispensable, disons les enseignants. Le conflit qui en résulte fait pression sur le gouvernement, et quand un compromis se présente qui semble acceptable aux fonctionnaires, le Ministre demande au Conseil la permission de dépasser la limite imposée à son ministère pour financer cet accroissement exceptionnel. C'est ainsi qu'il est possible de bousculer les plafonds établis, à l'occasion d'une série d'incidents distincts, dont chacun permet d'invoquer la force majeure. Imaginer que le financement supplémentaire pourrait être obtenu par des économies faites ailleurs au sein du même ministère n'est pas une voie praticable ; cela ne ferait que transférer la pression ailleurs. La seule manière de l'éviter est de piller le budget d'équipement pour financer les accroissements de dépenses courantes.

Même si l'idée qui inspire les réductions budgétaires uniformes et la fixation d'enveloppes globales est de réduire le gaspillage administratif, les pressions sont telles qu'il est plus facile de renoncer au projet que de faire les économies en question. Des exceptions sont faites à la politique globale en faveur de certains ministères ; on attribue un financement supplémentaire à ceux dont les situations les forcent à dépasser les limites budgétaires. L'expérience des bureaucrates est telle qu'ils n'ont aucune peine à fomenter des situations qui obligeront à le faire.


Les économies proposées porteront en priorité sur les services les plus appréciés, dans les domaines où le gouvernement est le plus vulnérable

Si on prenait pour argent comptant la vision théorique des fonctionnaires telle que la présente le modèle politique conventionnel, on pourrait peut-être s'attendre à ce qu'ils cherchent à faire des économies afin de fournir un meilleur rapport qualité/coût. Ainsi, on attendrait d'eux qu'ils économisent l'argent public en adoptant des règles et des méthodes de travail plus rationnelles. On pourrait fermer certains bureaux, leur personnel servant à compenser les défaillances dans d'autres. On pourrait traquer les activités inutiles ou improductives, et les éliminer. Le résultat serait que le ministère continuerait à rendre ses services, mais à moindres frais, ce qui serait une amélioration de l'efficacité.

Lorsqu'on adopte l'analyse des choix publics, et considère les participants comme des marchands d'influence sur le marché politique qui cherchent, comme des entrepreneurs, à s'assurer le plus grand profit personnel, on s'attend à un schéma tout à fait différent, et qui correspond beaucoup mieux à la réalité de l'expérience. Quand les coupes sont imposées, les plans présentés envisagent de les obtenir, non par des économies sur la paperasse, mais par des réductions sur les services. Au lieu que ce soient les bureaux qui subissent l'essentiel des économies, ce sont les bénéficiaires des services qui les subissent de plein fouet. Pire, les réductions proposées vont souvent porter sur des domaines sensibles et perçus comme importants, et dont les cibles sont un type de public particulièrement revendicatif, ayant la langue bien pendue et la visibilité médiatique à l'avenant.

Quand on annonce les réductions envisagées, c'est immédiatement un concert de protestations chez ceux dont les services sont menacés. Les médias suivent naturellement, et le cabinet du Ministre commence à prendre la mesure de ses ennuis. A son tour, le gouvernement ressent une impopularité croissante, et ses membres commencent à se soucier des retombées politiques. Les parlementaires reçoivent des missives hostiles, les sondages montrent quel attachement le public voue aux services menacés. L'économie espérée paraît alors dérisoire par rapport au risque politique. Le gouvernement calcule qu'il ne peut se permettre de perdre qu'un certain niveau de soutien si l'entreprise doit être rentable, et bientôt son enthousiasme pour les économies diminue. Ce qui était bien sûr l'effet escompté par les fonctionnaires qui proposaient les réductions en question.

L'analyse des choix publics suggère donc fortement que c'est dans les services rendus que les réductions seront proposées, et non dans le traitement administratif, et qu'on proposera d'abord de couper dans les services soutenus par les groupes de pression les plus puissants4. Faire des économies dans les services de santé conduira donc sans doute à fermer des hôpitaux, ou à cesser de faire certaines opérations qui sauvent des vies. Couper dans le budget de l'enseignement pourrait porter sur le nombre des professeurs de mathématiques. Des réductions dans le budget de la Marine diminueront le nombre des bateaux.

Le scénario est le même partout, et peut se résumer ainsi : les réductions proposées porteront en priorité sur les services les plus appréciés, et dans les domaines où le gouvernement est le plus vulnérable. C'est pour cela que les campagnes d'économies ont rarement duré très longtemps, et qu'elles n'ont presque jamais engendré des réductions importantes de charges administratives. En termes d'effort et d'impopularité, leur coût se révèle en général plus important que leurs résultats ne le justifient aux yeux de ceux qui s'efforcent de les mener à bien. Une montagne de luttes féroces et épuisantes contre des professionnels de l'obstruction accouche laborieusement d'une souris de dépenses en moins.

Un des épisodes de Yes, Minister, la série télévisée qui décrit les mœurs des fonctionnaires, montrait à quoi avaient mené les réductions budgétaires dans le service de santé5. Un hôpital flambant neuf avait un service administratif de cinq cent personnes, parfaitement affairées, mais n'avait pas un seul patient. Aucune réduction de postes administratifs n'avait été possible, alors même que le service était toujours entièrement fermé. Quiconque suppose que les fonctionnaires ne se conduisent ainsi qu'à la télévision peut toujours prendre connaissance de ce qu'a fait le service américain des Douanes et de l'Immigration. A l'annonce d'une réduction de 10% dans son budget, le directeur réagit par la mise à pied de tous les fonctionnaires chargés d'empêcher l'importation de drogue dans les aéroports. On n'avait proposé aucune économie d'administration, mais sacrifié le service le plus apprécié, et celui où le gouvernement était le plus vulnérable. Cela fut quand même considéré comme un abus, et le fonctionnaire en question perdit son poste. Il ne fut pas renvoyé, rassurez-vous : seulement muté à un autre service.