Les racines socialistes du nazisme

From Liberpédia

par Friedrich Hayek

(chapitre de La route de la servitude)

Le premier et le plus caractéristique des représentants de cette évolution [du socialisme allemand vers le nazisme] est peut-être le professeur Werner Sombart. Son fameux Haendler und Helden (Marchands et Héros) a paru en 1915. Il a débuté comme socialiste marxiste et affirmait encore en 1909 avoir passé la majeure partie de sa vie à lutter pour les idées de Karl Marx. Il avait fait, en effet, plus que quiconque pour répandre les idées socialistes et pour susciter le ressentiment anticapitaliste à travers l’Allemagne. Si la pensée allemande était plus que partout ailleurs pénétrée d’éléments marxistes avant la Révolution russe, c’était principalement grâce à Sombart. On l’a considéré, à un moment donné, comme le personnage le plus en vue de l’élite socialiste persécutée [...] Même après la dernière guerre [1918], l’influence de Sombart [...] était très grande en Allemagne.

[...]

À l’époque l’exaltation de Sombart parut exagérée même à la plupart des Allemands. Un autre professeur allemand présenta les mêmes idées sous une forme plus modérée et plus scientifique et, par conséquent, plus efficace. Le professeur Johann Plenge était, comme Sombart, un grand spécialiste de Marx. [...] Il était parti, sans aucun doute, avec des convictions authentiquement socialistes. [...] Pour lui comme pour tous les socialistes qui tirent leur socialisme d’une application rigide de l’idéal scientifique aux problèmes sociaux, l’organisation est l’essence même du socialisme.

[...]

[Johann Plenge écrivit :]

Dans la sphère des idées, l’Allemagne a été l’exposant le plus sincère de tous les rêves socialistes, et dans la sphère des réalités le plus puissant architecte du système économique le plus parfaitement organisé. [...] Nous [les Allemands] demeurerons le peuple modèle. C’est notre idéal qui déterminera les fins de la vie de l’humanité. [...] Un grand idéal s’épanouit jusqu’à la victoire finale.

L’économie de guerre créée en Allemagne en 1914 est la première réalisation d’une société socialiste et son esprit est la première manifestation active et non plus revendicative de l’esprit socialiste. Les nécessités de la guerre ont imposé l’idée socialiste dans la vie économique allemande et ainsi la défense de notre nation a donné à l’humanité l’idée de 1914, l’idée de l’organisation allemande, de la “communauté du peuple” (Volksgemeinschaft) du socialisme national. Sans que nous nous en rendions compte, l’ensemble de notre vie politique et de notre industrie ont atteint un niveau plus élevé. L’État et la vie économique forment une unité nouvelle. La nouvelle constitution corporative allemande de la vie économique [...] représente la forme la plus élevée dans la vie d’un État qu’on ait jamais connue sur terre. [...] Vers 1918 la fusion du socialisme et d’une impitoyable politique de force se fait dans son esprit. Peu avant la fin de la guerre il [Johann Plenge] adressa à ses compatriotes, dans le journal socialiste Die Glocke, l’avertissement suivant :

Il est grand temps de reconnaître que le socialisme doit être une politique de force, puisqu’il doit être organisation. Le socialisme doit prendre le pouvoir. [...] Quel est le peuple qui doit accéder au pouvoir, pour devenir le chef exemplaire de l’organisation internationale ? [...] Un socialisme conséquent ne peut accorder à un peuple le droit de s’organiser qu’en tenant compte de la répartition réelle des forces déterminées par l’histoire.

Les idées exprimées par Plenge étaient particulièrement populaires dans un certain milieu d’universitaires [...] Ceux-ci [...] réclamaient l’organisation de tous les secteurs de la vie selon un plan centralisé. Le principal de ces savants était Wilhelm Ostwald [un germano-balte], dont les déclarations à ce sujet ont acquis une certaine célébrité. On prétend qu’il déclara publiquement :

L’Allemagne désire organiser l’Europe qui est dépourvue jusqu’à présent d’organisation. Je veux vous expliquer le grand secret de l’Allemagne : nous, ou plutôt la race allemande, avons découvert la signification de l’organisation. [...]

Des idées très analogues étaient courantes dans les bureaux de Walther Rathenau [directeur de l'Office des matières premières en 1914, ministre de la Reconstruction en 1921 et ministre des Affaires étrangères en 1922 ; il était très interventionniste économiquement]. [...] [Rathenau] mérite en effet une place considérable dans toute histoire complète du développement des idées nazies. Ses écrits ont contribué plus que tous autres à façonner les opinions économiques de toute une génération grandie pendant et après la dernière guerre [1918] en Allemagne. Quelques-uns de ses collaborateurs les plus proches devaient plus tard faire partie de l’état-major de l’administration du plan quadriennal de Gœring.

Les thèses d’un autre ancien marxiste, Friedrich Naumann, ressemblaient également beaucoup à ces conceptions totalitaires. Son livre Mitteleuropa [concepts d'"espace vital" germanique et de dispositif économique sous domination allemande en Europe centrale] a atteint le tirage probablement le plus important de tous les livres de guerre en Allemagne.

en définitive, il fut réservé à un politicien socialiste actif [Paul Lentsch], membre de la gauche du Parti social-démocrate allemand, de développer ces idées complètement et de les diffuser largement. [...] C’est seulement dans son troisième livre, Trois ans de révolution mondiale, livre à grand succès, que ses idées caractéristiques ont pris, sous l’influence de Plenge d’ailleurs, un plein développement. Lentsch base sa démonstration sur un compte rendu historique intéressant et sous certains rapports exact, retraçant le développement vers la concentration industrielle et la cartellisation, rendu possible en Allemagne grâce à la politique protectionniste de Bismarck. Selon sa conception marxiste ce fut là un stade supérieur du développement industriel.

[Paul Lentsch écrivit :]

Le résultat de la décision de Bismarck en 1879, c’est que l’Allemagne se vit attribuer un rôle révolutionnaire,c’est-à-dire celui d’un État qui présentait par rapport au reste du monde un système économique plus élevé et plus avancé. Nous pouvons donc facilement constater que dans la révolution mondiale actuelle,l’Allemagne représente le parti révolutionnaire.

[Paul Lentsch poursuivait en expliquant] qu’en Allemagne, « représentante désignée par l’histoire » des formes élevées de la vie économique,

la lutte pour le socialisme avait été extrêmement simplifiée du fait que toutes les conditions préliminaires du socialisme y avaient déjà été établies. Tout parti socialiste devait donc avoir pour préoccupation essentielle de voir l’Allemagne résister triomphalement à ses ennemis afin de pouvoir remplir sa mission historique, et révolutionner le monde. L’organisation du capital, commencée inconsciemment avant la guerre, continuée consciemment pendant la guerre, sera parachevée systématiquement après la guerre. [...] Le socialisme est en marche, ou il est même dans une certaine mesure réalisé, du moment où nous ne pouvons plus vivre sans lui. [...] Le socialisme doit maintenir, dans cette sphère également, une opposition résolue et consciente à l’égard de l’individualisme.

[...]

Plenge et Lentsch ont inspiré les prédécesseurs immédiats du national-socialisme dans le domaine des idées et, en particulier, Oswald Spengler et Arthur Moeller van den Bruck, pour ne mentionner que les deux plus connus. [...] Aujourd’hui, il nous paraît incontestable qu’on doit considérer les vues développées dans sa brochure [de Spengler]Prussianisme et Socialisme, parue en 1920, comme des vues socialistes, largement répandues en Allemagne. Quelques exemples de ses raisonnements le prouveront. « Le vieil esprit prussien et la conviction socialiste qui s’opposent aujourd’hui l’un à l’autre, avec une haine fratricide, sont, en réalité, de la même essence. » [...]

[Oswald Spengler poursuit en affirmant :]

L’instinct allemand ou plus exactement prussien exige que le pouvoir appartienne à l’ensemble du peuple [...] On assigne à chacun sa place. L’un commande, l’autre obéit. C’est le socialisme autoritaire, en vigueur depuis le XVIIIe siècle, essentiellement antilibéral et antidémocratique [...] C’est seulement sur le sol allemand qu’on peut mépriser le libéralisme.
Après avoir fait ressortir la différence essentielle entre le système de concurrence anglais et le système prussien de « l’administration économique » et après avoir montré (d’accord avec Lentsch) comment l’organisation consciente de l’activité économique a pris de plus en plus des formes socialistes, Spengler continue :
Il a existé en Prusse un État véritable, dans le sens le plus complet du mot, ne tolérant littéralement aucune personne privée. Quiconque a vécu à l’intérieur de ce système, fonctionnant avec la précision d’une horloge, est devenu l’un de ses rouages. [...]

L’idée prussienne implique que chacun devienne un personnage officiel et que tous les salaires doivent être fixés par l’État. Et, en particulier, l’administration de toute propriété y devient une fonction salariée. L’État de l’avenir deviendra un Beamtenstaat, un État de fonctionnaires. [Oswald Spengler ajoute :]

la question décisive non seulement pour l’Allemagne, mais pour le monde entier et qui doit être résolue par l’Allemagne dans l’intérêt du monde [sic], est la suivante : Est-ce l’industrie qui dans l’avenir gouvernera l’État, ou est-ce l’État qui gouvernera l’industrie ? Le prussianisme et le socialisme répondent à cette question de la même façon.

De là, il n’y eut plus qu’un pas à franchir pour parvenir au national-socialisme : c’est Moeller van den Bruck qui proclama la guerre mondiale entre libéralisme et socialisme : « Nous avons perdu la guerre contre l’Occident, le socialisme l’a perdue contre le libéralisme ». Comme pour Spengler, le libéralisme devient pour lui aussi l’ennemi par excellence. Moeller van den Bruck se réjouit du fait « qu’il n’y a pas de libéraux dans l’Allemagne d’aujourd’hui ».

Le Troisième Empire de Moeller van den Bruck était destiné à donner aux Allemands un socialisme adapté à leur nature et non corrompu par les idées libérales de l’Occident. Ce qui ne manqua pas de se produire. Ces auteurs ne représentent nullement des phénomènes isolés. Pas plus tard qu’en 1922 un observateur impartial [K. Pribram] a pu parler [ainsi de ce qu'il] avait constaté en Allemagne :

En vertu de ces idées, la lutte contre le système capitaliste n’est rien d’autre que la continuation de la guerre contre l’Entente [France + Royaume-Uni + Russie] avec les armes de l’esprit et de l’organisation économique. C’est un processus qui mène au socialisme pratique, au retour de l’Allemagne à ses traditions les meilleures et les plus nobles.

La lutte contre le libéralisme sous toutes ses formes, le libéralisme qui avait conduit l’Allemagne à sa défaite, fut l’idée commune qui réunit les socialistes et les [pseudo-]conservateurs. Ce fut d’abord le Mouvement de la Jeunesse Allemande, d’inspiration et de tendance presque entièrement socialiste, qui s’empara avec avidité de ces idées etaccepta la fusion du socialisme et du nationalisme. À partir de 1920 jusqu’à l’avènement d’Hitler, un groupe de jeunes gens réunis autour du journal Die Tat dirigé par Ferdinand Zimmermann [auteur et académicien nazi, membre des SS dès 1934 et du NSDAP dès 1936], représenta cette tendance de la façon la plus menaçante. Le livre de Zimmermann, Das Ende des Kapitalismus [La fin du capitalisme], est peut-être l’expression la plus caractéristique de ce groupe des Edel-nazisd’élite comme on les appelait en Allemagne. [...] La guerre contre les pouvoirs occidentaux, menée « avec les armes de l’esprit et de l’organisation économique », n’a-t-elle pas réussi, avant même que la vraie guerre fût commencée ?

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